La transmission

Nous avons un problème, commun sans doute à divers degrés à toutes les civilisations du monde, c’est celui de la transmission rompue. Elle a été rompue par les guerres et les déplacements massifs de population, mais aussi par l’invasion de marchandises de pacotille — les objets qui environnent les humains sont leurs vrais maîtres à penser, indiscutables, et qui instruisent jusqu’à leur perception. Elle a été rompue par l’actuelle ségrégation des générations qui a succédé à la ségrégation des sexes. Elle a été rompue dans toute l’immense aire de l’influence américano-protestante par la prégnance de l’image du « born again », de cette conversion religieuse qui jadis délivrait du poids des regrets et des traditions ceux qui étaient amenés à quitter leur pays ; mais qui aujourd’hui ne fait que déraciner et désorienter à chaque fois un peu plus ceux qui auraient besoin d’attachements, de racines, de fidélité, pour résister à l’universel marché.

Mais la transmission a également été rompue dans nos sociétés européennes par cette maladie si fréquente chez nous, qui est au cœur de notre vieillissement moral : d’un côté la conservation du passé dans un musée de mémoire de plus en plus gigantesque et pharaonique, et de l’autre l’impuissance à hériter, l’incapacité à prendre l’héritage comme un simple présent dont on peut refaire ce qu’on veut. Qu’est-ce en effet que la transmission, sinon un don, à charge non de contre-don en retour, mais de donner à son tour à d’autres, aux successeurs. Or nous sommes dans l’incapacité à nous déplacer d’un millimètre pour assumer la responsabilité du passé et le rouvrir vers l’avenir. Nous avons l’infidélité de ceux qui croient surtout ne rien devoir à personne, qui se désespèrent ensuite de ne rien pouvoir transmettre, et s’installent dans la sécheresse de cœur, la perte de confiance, la stérilité, la résignation.

Le problème aujourd’hui est que nous voudrions pouvoir tout choisir, y compris de ce que nous recevons et transmettons. Mais on ne peut pas choisir sa naissance, ni son enfance. Peut-on même « choisir ses dogmes », ces éléments de nos cultures qui sont à la fois fondamentaux, inaccessibles, et interprétables, qui en constituent comme le noyau éthico-mythique, le scénario profond? Nous savons désormais qu’il y a toujours en nous un noyau dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, mais aussi de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Du fait de la génération, il y a toujours une part d’indiscutable, d’impensé dans le discours, l’identité, les savoirs et les figures transmises. C’est à cause de cette part que ceux qui ont rompu avec une tradition bien souvent la refoulent à leur insu. Et ces différentes ruptures ne se comprennent pas entre elles, mais sans jamais pouvoir comprendre pourquoi : car on est d’autant plus prisonnier de sa culture d’origine qu’on la nie, et qu’on est alors esclave d’une inculture. C’est pourquoi il nous faut un peu de « dogmatisme méthodique ». Il n’y a pas de disposition à la critique de soi sans assurance confiante de soi dans une tradition.

Plus encore peut-être, il y a une part d’intransmissible, c’est à dire où la maîtrise de ce que nous transmettons, ne nous appartient pas. C’est ici que l’on doit rompre avec une conception pédagogique de la transmission, qui est assurée dogmatiquement de son contenu et ne se pose que des questions de méthode. Si la règle d’or revient à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse, avec la génération, le tragique consiste en ce qu’il faudrait ne pas faire à autrui ce qu’on nous a fait et que nous ne voudrions pas qu’il nous ait été fait, et que nous reproduisons justement parce que nous ne le savons même pas. Nous voudrions transmettre nos bonheurs et nos excellences, et ne pas transmettre nos malheurs et nos blessures. Mais nous transmettons ce que nous ne voulons pas et nous ne transmettons pas ce que nous voulons, si je puis reprendre ainsi la formule de Paul.

La tragédie de la culture réside justement dans ce décalage perpétuel des générations, par lequel ce qui « répondait » à la question des prédécesseurs devient justement ce qui « fait problème » pour les successeurs. Là se tient la différence proprement tragique entre l’ancien et le nouveau, entre la tradition et la novation. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, comme dans celle des modernes et des post-modernes, il n’est pas étonnant d’observer le décalage par lequel les uns et les autres voient leur position évoluer. Non pas seulement qu’une telle opposition soit comme un sablier que l’on retourne à chaque génération. Mais parce que tout dialogue porte en lui quelque chose de l’affrontement entre l’ancien et le nouveau, dont on ne sait jamais d’avance le résultat. Et même si l’on insiste démagogiquement sur la créativité et l’imagination en pédagogie, il est des moments où le nouveau se trouve dans une situation critique, car il n’y a pas assez de résistance de l’ancien pour autoriser le nouveau à grandir. À l’inverse il y a des périodes historiques où c’est l’ancien qui est dans cette situation critique, de n’avoir pas assez de force vive et neuve en face de lui pour briser sa mortelle complaisance à lui-même, et simplement le réinterpréter.

C’est notre condition historique d’être temporels que de surgir au beau milieu d’une conversation commencée avant nous, que nous écoutons avant d’y apporter notre contribution, et qui se poursuivra après nous. L’autorité de la transmission n’est pas le cadeau empoisonné qu’il faut conserver à tout prix tel quel, mais ce qui me donne à mon tour confiance dans ma propre parole. Elle est ce qui m’autorise à succéder, à paraître à mon tour dans l’espace langagier, ce qui me donne de quoi proposer à mon tour une interprétation, et ce qui m’autorise à m’effacer à mon tour devant mes successeurs. C’est ici le plus délicat : qu’est ce qui peut m’autoriser à accepter la fragilité de mes actions, de mes paroles, de ma brève parution à la face de ce monde? L’autorité n’est que la condition de possibilité de la gratitude.

Olivier Abel