Pourquoi Calvin, aujourd’hui ?

Une toute autre modernité

Comme il m’a été donné à moi-même l’occasion d’y contribuer de plusieurs façons[1], je voudrais montrer que la multiplication des publications, colloques et manifestations autour du cinq centième anniversaire de la naissance de Calvin dépasse le cadre d’une commémoration rituelle. Mon hypothèse est que Calvin peut être considéré comme l’emblème de tout ce qui est en train de s’effondrer dans l’éboulement de la modernité, et que le moment semble venu de mesurer les résultats de cette modernité aux superbes intentions qui la fondent. Calvin n’en était certes pas le seul auteur, mais il a donné très tôt une forme très accomplie au sujet moderne, à la modernité politique, à cette totale extériorité de Dieu qui caractérise le monde moderne. Son œuvre a quelque chose de décisif au commencement d’une des périodes les plus intenses de notre histoire. Pour prendre un seul exemple, dans la ligne de la philosophie politique moderne qui va de Hobbes à Rousseau en passant par Milton, Grotius, Locke, Bayle, Montesquieu, et bien d’autres encore, Calvin est aussi important que Machiavel, et c’est bien davantage par rapport à lui qu’ils se déterminent.

Pourquoi alors ce refoulement, pourquoi cette réduction à des images caricaturales qui en font ce que j’oserai appeler l’auteur maudit de la modernité ? Pour bien des choses on a pu dire que « c’est la faute à Calvin », plus encore qu’à Descartes ou Rousseau. On lui attribue tout et le contraire, de l’individualisme bourgeois au collectivisme révolutionnaire. C’est peut-être justement qu’il a été trop important, qu’il a fait peur, et c’est pourquoi la polémique catholique mais aussi protestante (la tradition du protestantisme libéral notamment se sent bien plus proche de Castellion que de Calvin) a accumulé des siècles de calomnies. Jusqu’au début du 17ème siècle, on lui reproche sa vie dissolue, sa débauche, son amour du vin, et il faut mesurer que c’est à cette propagande que Genève a du répliquer, pour montrer que la Réforme ne conduisait pas à l’immoralité, etc. L’Institution de la religion chrétienne a été le livre le plus interdit, le plus pourchassé de l’histoire de France : mais désormais nous n’y pensons plus, nous avons refoulé le refoulement lui-même. Mon propos sera ici de défaire quelques unes de ces caricatures, non pour justifier Calvin par des arguments anachroniques, mais pour pointer deux ou trois de ces promesses dont les retombées aujourd’hui nous inquiètent, et comprendre cette toute autre modernité, encore inapprochable, que Calvin avait entrevue.

Entendons nous : mon propos n’est pas d’arrondir les angles, ni de brosser le portrait moderne, libéral, démocratique, et gentillet du Réformateur en pasteur végétarien. Calvin a parfois été d’une grande dureté, et tout dans son image le rapproche davantage de l’Ivan le terrible d’Eisenstein, qui copie sa barbe pointue, son bonnet, ses fourrures, son geste de rompre les encerclements ! Calvin a réussi à organiser une révolution plus ample, plus radicale, que celle de Lénine. Mais il faut resituer le contexte d’effrayante intolérance, et la puissance de l’étau qui cherche à étouffer la Réforme naissante. Les grandes œuvres ont de grands ennemis, et les grandes réponses soulèvent des grands problèmes, mais je voudrais que l’on sente ce qu’il y a d’épique dans cette histoire. Lui-même raconte qu’il aurait préféré se tenir à recoi et tranquillité auprès de ses livres, mais que d’autres n’ont cessé de l’appeler. « Calvin » est d’ailleurs le nom d’une aventure collective, celle de la ville de Genève portée par un enthousiasme commun, que renouvellent et renforcent d’année en année les exilés qui rejoignent la ville Refuge — au point que les autochtones aient parfois du mal à garder la main sur leur propre ville qui s’internationalise trop vite. Il a fallu des dogmes et des institutions très fortes pour canaliser cette énergie, et quand elle n’y est plus on ne comprend pas comment on a pu avoir besoin de canalisations aussi contraignantes… Ces militants furent des étrangers dans le monde où ils se dressèrent, mais ils sont devenus non moins étrangers dans le monde qu’ils permirent, parce qu’on ne comprend plus l’énergie qu’il a fallu pour briser les liens de l’ancien monde.

Avant de commencer je voudrais encore expliciter mon intention : Calvin déborde de toute part le cadre parfois étroit des « calvinismes », c’est un héritage commun. Et je voudrais tout particulièrement le rapatrier dans le monde latin dont il est issu, et le rapatrier dans son pays. Lorsqu’à vingt-cinq ans, en 1534, dans les persécutions qui suivent l’affaire des Placards, il quitte le Royaume de France vers Strasbourg et Bâle, il était confiant et certain d’y revenir bientôt, et que le monde entier allait s’ouvrir aux idées humanistes de cette Renaissance évangélique qu’était encore la Réforme : il suffisait de s’expliquer calmement. Il emporte l’ébauche de l’Institution qu’il va finir de rédiger en quelques mois, et cette épître à François 1er qui atteste une telle confiance en Dieu qu’on est partout chez soi, et que l’on peut appareiller pour un autre monde sans que rien de grave ne puisse arriver — mais qui atteste aussi que la France est son port, son attache, son pays. Toute sa vie il gardera la mémoire de la cathédrale de Noyon où enfant il avait tant joué. Nous échappe l’idée que ce Picard, né à Noyon non loin de Paris, si tant est qu’il soit protestant, soit un protestant latin, formé au droit romain, penseur de l’institution et de la mesure, faisant rayonner une langue latine, et préparant Montaigne et Descartes. Calvin, c’est la France. On peut lire Calvin en écoutant Duruflé ou Brassens !

L’institution de la religion chrétienne

Calvin est expressif de la France qui surgit à la fin de la Renaissance. Mais il apparaît aussi à un moment particulier, juste après Luther et Erasme, avec chacun desquels il a des proximités et des écarts. Pour donner une explication abrégée de leur différence, la grâce n’est plus pour lui le couronnement de la nature, un achèvement, mais ce par quoi tout commence. C’est le perpétuel re-commencement du monde. Tout est par grâce. Le monde n’est qu’un chant, qu’un rendre grâce. En quoi la nature rend-elle grâce ? Comprendre cela c’est comprendre la nature entière. En quoi nos Etats et nos Eglises rendent-elles grâce ? Comprendre leur différence à cet égard, c’est les comprendre entièrement. En quoi est-ce que je rends grâce d’exister ? Comprendre ma propre gratitude c’est me comprendre moi-même, de la tête aux pieds. D’où l’incroyable énergie que Calvin met à tout recommencer. Comment l’arrêter ? Il n’est pas au port, en train d’arriver, il vient tout juste de commencer.

D’où ce titre, Institution de la religion chrétienne ; carrément. C’est un programme épique pour une réformation de l’homme, de l’Eglise, de la cité, du monde. Ce qui frappe ensuite avec l’Institution, c’est qu’elle ne perd pas un instant à batailler, à critiquer : elle recommence ailleurs, autre chose. Elle refonde une Eglise. Ce sera désormais la signification du mot institution, ce sens moderne que l’on trouvera aussi en politique. C’est l’organisation d’une communauté réglée. D’où vient cette règle ? L’institution soulève d’abord la question de l’autorité : qui autorise l’instituteur ? Qui l’institue ? Calvin montre alors autour de lui tout le travail des « humanités » de la renaissance évangélique, et prend garde partout de dire qu’il ne fait que restituer quelque chose d’antérieur, qui avait été occulté. Cette antériorité qu’il a pour lui, c’est celle du texte, des Ecritures. En réouvrant les Ecritures fondatrices, on a de quoi critiquer (passer au crible) la tradition qui lui est ultérieure, on a de quoi inventer de nouvelles traditions. L’institution soulève ainsi la question de refonder une Eglise par-delà une tempête, une persécution, un exode. Au sens romain de la continuité fondée sur l’antérieur s’ajoute ici un sens plus grec de l’institution comme refondation, recommencement ailleurs, colonie qui se redonne un cadre durable, un théâtre où la vie puisse reprendre après la tempête.

Calvin s’attaque d’ailleurs très peu au catholicisme. Non, ce dont il s’agit, c’est d’indiquer les limites des variations légitimes, de mettre fin aux dérives qui menacent de l’intérieur la Réforme d’une sorte de dilution dans le n’importe quoi. Il sait que c’est cette menace intérieure qui disperse les forces et la légitimité de la Réforme. Il faut de toute urgence rappeler les limites. On ne peut laisser les dissidents dissider sans cesse, dissider tout seuls si l’on peut dire. Il faut qu’ils dissident et diffèrent ensemble, dans certaines limites. Dans les limites de l’écart supportable qui permet une communauté. Calvin est en ce sens un homme de l’ordre. Chez lui cependant ce terme n’est pas seulement conservateur ou conservatoire, au sens où l’homme ne devrait pas croire qu’il puisse faire mieux que retarder un peu la décadence du monde. Il n’est pas non plus utopique, au sens d’un nouvel ordre théocratique qui tomberait enfin du ciel pour sauver l’humanité. L’ordre est ici simplement le sens des limites. Calvin est l’homme de la séparation, de la clarté. Par excellence, il est classique.

Mais l’ordre est aussi le sens de la formation, de la lente pédagogie divine, trop épique pour être seulement conservatrice, et trop discrète, discontinue pour vouloir tout, tout de suite. L’humanité, cela se forme. Calvin est l’homme de l’institution, au sens politique, mais aussi pédagogique du terme. En effet institution et réformation ont un sens très voisin, qui est d’abord pédagogique. Nous disons encore « instituteur », et Erasme justement avait publié une Institution du prince chrétien, alors fameuse, dédiée en 1516 au jeune Charles Quint, et dont l’Institution de la religion chrétienne se démarquait en l’universalisant : ce n’est pas seulement le prince qu’il faut instruire, mais tous. Tous peuvent accéder à l’autonomie religieuse. C’est là le premier point : l’institution est une pédagogie qui conduit à une liberté chrétienne dans les limites de l’humanité. Il s’agit de devenir religieusement adultes. Ne plus avoir besoin de croquemitaines ni de récompenses, non : plus besoin de ces enfantillages. Mais justement aussi renoncer à atteindre le ciel pour prendre la place de Dieu, et accepter notre place seulement humaine. L’humanisme de la renaissance évangélique change ici de sens : ce n’est pas l’Homme maître et mesure de toute chose, c’est l’homme modeste à sa place dans un monde qui le dépasse. L’ordre c’est le monde : il suffit d’ouvrir les yeux.

L’Institution de la religion chrétienne, dès la première édition de 1536, commence par la formule fameuse : « Toute la somme de notre sagesse est quasi comprise en deux parties, à savoir la connaissance de Dieu et de nous-mêmes ». On part de Socrate : le désir primordial des humains est de se connaître, mais ils ne le peuvent pas, et cette impossibilité est à la clé de l’Institution. On repart de Jésus. Les humains ne peuvent se connaître qu’en Dieu. Or Dieu lui-même ne peut être connu que parce qu’il nous connaît, et il est venu à nous. Dieu est d’une part ce que l’homme n’est pas, ce qu’il ne peut se donner ni se figurer, sa limite inaccessible. D’autre part il est le visage de la vraie humanité, la tendresse pour l’homme jusque dans ses chutes, ses rognures, sa bêtise. Calvin marque l’écart entre l’homme qui ne saurait être divinisé et Dieu qui ne saurait être anthropomorphisé. Et cette séparation est fondatrice.

Trois ruptures inaugurales

Je voudrais raconter quelques-unes de ces ruptures par lesquelles Calvin, dans son désir de revenir à la simplicité de l’Evangile, inaugure la modernité, même si là encore ce n’était pas son intention, mais seulement libérer la gratitude.

La première de ces ruptures concerne le statut des Ecritures, l’interprétation du principe protestant du sola scriptura, amplifié par ce bouleversement technologique qu’est  l’invention de l’imprimerie — Genève devient une capitale pour les imprimeurs et éditeurs. C’est qu’un problème inédit surgit ainsi, quand on a rompu avec l’autorité de la tradition : n’importe qui, la Bible à la main, peut tout contester de l’ordre ecclésial, mais aussi moral et politique. Cette question, qui revient aujourd’hui avec le problème récurrent du fondamentalisme, qu’il soit évangélique ou islamique, a été l’une des grandes questions de l’âge classique en philosophie, et Hobbes, Spinoza, Bayle, les plus grands philosophes modernes ont dû s’y confronter. Calvin le premier, pour instituer les Ecritures sans prêter à ce genre de dérives, refuse toute superstition des signes, qu’il s’agisse des sacrements ou des textes. C’est ainsi qu’il n’y a plus rien de magique enclos dans les lettres, et qu’il faut respecter l’épaisseur littéraire des textes dans leur langue d’origine, en mobilisant ces compétences en « humanités » que sont les interprètes crédibles. C’est pourquoi Calvin donne une telle importance, non seulement à la formation des « ministres de la parole » (c’est ainsi que l’on appelle les pasteurs, et plusieurs dizaines quittent chaque année Genève), mais à la formation de tous : l’école devient obligatoire et même gratuite pour les enfants pauvres, Genève toute entière devient une cité-école. C’est peut-être cette conception de la société centrée sur l’école qui nous semble aujourd’hui intenable, et nous cherchons à répondre au fondamentalisme sans passer par un programme si contraignant.

Mais pour Calvin cette formation humaniste aux langues anciennes, à la grammaire, etc, repose encore sur autre chose. Il déplace l’accent vers les « récepteurs » : le signe n’a pas de sens en soi mais pour nous, pour celui pour qui il prend sens, il est donc résistible, et ne peut être imposé comme un rituel de toute façon efficace. La parole de Dieu est résistible. Cette insistance sur la pragmatique des textes, la diversité des genres de discours, l’attention aux situations d’interlocutions, vise à déconstruire les complications théologiques ajoutées au texte pour revenir à la simplicité pragmatique de ce qu’il vise à faire faire. Ce n’est donc pas parce qu’il n’y a plus de parole magique que la parole ne vaut plus rien, au contraire. On sent chez Calvin une confiance immense dans la parole, à elle seule capable d’ouvrir un monde : on se presse d’ailleurs au culte, à Genève, on y vient de partout, il faut interdire de réserver des chaises, c’est comme un grand théâtre en train de s’ouvrir autour du Livre, qu’il s’agit d’interpréter, non au sens théorique, mais dans l’existence. Et il ne faut pas s’étonner si les enfants s’appellent Abraham, Ruth ou Samuel : on est « dans » le texte, et l’on s’interprète au miroir des Ecritures. Au passage, la langue française s’élargit pour supporter une parole souveraine, une voix dont s’empare des milliers de nouveaux locuteurs.

La seconde rupture me semble se situer sur le plan éthique : si l’on part de la prédication de la grâce, on pourrait très bien tomber dans une totale dissolution de toute morale, puisque de toute façon c’est par grâce, que les œuvres ne servent à rien. C’est d’ailleurs comme cela que c’est parfois vécu, et surtout c’est à cette accusation de débauche que Calvin et Genève devront riposter. C’est un peu le paradoxe de l’image de rigidité morale que nous attachons aux puritains calvinistes, et nous devons mieux comprendre la nouvelle forme de subjectivité qui est en train de surgir. Calvin accompagne ici l’ébranlement psychique de la Réforme, ce désangoissement, qui aboutit à se vider de tout souci de soi. Pour lui on ne peut recevoir cette grâce qu’en manifestant de la gratitude, et il fonde toute son éthique sur cette gratitude. C’est à la gratitude que l’on mesure l’émancipation, l’autonomie d’une sujet, sa sortie de la minorité : un sujet incapable de gratitude est encore puéril, qui croit ne rien devoir qu’à lui-même. La sobriété calviniste sera l’un des fruits de cette gratitude, de cet usage du monde où nous devons en laisser pour les autres, pour les suivants, car nous sommes « parmi d’autres ». Calvin veut des sujets adultes, capables justement de « responsabilité », de répondre de ce qui leur est donné. D’où l’importance de la méthode, de savoir s’orienter par soi-même dans les chemins de la pensée, et d’avoir à la fois confiance en soi et en ses capacités de désirer le bon, et une claire conscience de ses limites. Dans tout cela, on le voit préparer Descartes autant que Kant. Mais c’est peut-être cette conception de l’individu émancipé et responsable qui nous semble aujourd’hui intenable, et nous cherchons à comprendre d’où provient cette fatigue d’être soi qui nous accable.

Calvin pour sa part ne veut pas d’une religion ou d’une loi qui serait une perpétuelle pédagogie, et refuse l’argument qui consiste à dire que pour ne pas scandaliser les fidèles, il faut « les nourrir de lait ». En effet, « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ». Cette autonomie n’est pas close sur elle-même, elle répond de son intégrité, c’est-à-dire de sa vérité vitale, de cette forme de vérité qui résiste à la mort, au mensonge et à l’incohérence : la conscience désigne seulement cette part de nous qui jusqu’à notre insu se tient « devant Dieu ». C’est ici une des sources les plus importantes de l’idéal moral de sincérité, si important pour la formation du sujet moderne : ne pas se mentir à soi-même, aux autres ni à Dieu. Et la pragmatique de l’idée de prédestination chez Calvin, bien loin de ce qu’on croit, indique cette confiance, mais aussi cette limite libératrice : ni les prêtres, ni les rois, ni même les sujets ne peuvent mettre la main sur cette partie de nous qui n’appartient qu’à Dieu, et une réserve est ainsi placée, un voile d’ignorance qui nous redonne chance, puisque jusqu’à la fin nous ne saurons jamais entièrement qui nous sommes.

La troisième rupture que je voudrais présenter comme exemplaire de la démarche de Calvin est celle du théologico-politique. La réputation de Calvin est d’avoir cherché à établir une théocratie fanatique et intolérante. Le fait même qu’il ne soit pas théologien de formation mais juriste soulève à son encontre un soupçon de « légalisme ». Mais quand on lit Calvin on trouve exactement le contraire : le droit est flexible, il exerce le sens de l’interprétation autant que celui des limites. La religion n’a pas à se faire législatrice de la cité humaine et inversement la magistrat n’a pas à se mêler des affaires de l’Eglise. Ses arguments seront plus tard ceux de Hobbes et de Spinoza : « Car aucuns nient qu’une République soit bien ordonnée si, en délaissant la police de Moïse, elle est gouvernée par les communes Lois des autres nations. De laquelle opinion je laisse à penser combien elle est dangereuse et séditieuse » ; et il poursuit : « liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes (utiles) ». Calvin est le premier à avoir pensé jusqu’au bout l’ébranlement politique de la Réforme, cette désacralisation de l’ordre politique et cette autonomie des lois « judiciales » des cités humaines. Calvin n’a de cesse de vouloir séparer les différents pouvoirs et registres. En ce sens c’est de Machiavel qu’il est le plus proche, même s’il affirme davantage la nécessité de l’institution, c’est-à-dire la nécessité de penser la différence entre le magistrat et le tyran.

Et ce n’est pas seulement une théorie sans pratique : quoique étranger (puisqu’il n’obtiendra la citoyenneté genevoise que quelques années avant sa mort) il est appelé en tant que juriste à faire un travail législatif de refonte du code civil et pénal. Calvin n’hésite alors pas à remettre entre les mains du pouvoir civil des questions qui jusque là étaient du ressort de l’Eglise, comme le mariage — il permet d’ailleurs le divorce, tant de la part de la femme que du mari, lorsque la séparation religieuse entraîne la désunion du couple, et autorise les remariages, fréquents dans une Genève pleine de réfugiés. Il est un point cependant où Calvin affirme la souveraineté unique et absolue de Dieu : « en l’obéissance que nous avons enseignée être due aux supérieurs, il y doit avoir toujours une exception, ou plutôt une règle qui est à garder devant toute chose. C’est que telle obéissance ne nous détourne point de l’obéissance de celui sous la volonté duquel il est raisonnable que tous les désirs des Rois se contiennent ». Or c’est paradoxalement par cette affirmation que va passer l’invention politique de la démocratie moderne — même si ce n’en est pas du tout l’intention. C’est que Calvin invente une issue géniale à l’alternative de tuer ou mourir, de se révolter ou d’accepter le martyre. Le mieux est encore de s’exiler. Et c’est justement parce que Dieu est grand, lointain, extérieur, et qu’il n’est pas enclos dans nos petites cérémonies humaines, que l’on peut partir, quitter, sortir, et être encore avec Dieu. Sur les océans, il n’y a plus ni rois ni pape, il ne reste que Dieu. Les individus sont ainsi déliés pour contracter des alliances nouvelles, des libres alliances. Calvin prépare ainsi toutes les philosophies du pacte social. Rompant avec la continuité sans hiatus de la fondation romaine, il retrouve le geste grec de l’institution comme refondation, qui sera au cœur du pacte démocratique des colonies puritaines. La grande question politique deviendra alors peu à peu « comment rester ensemble » alors qu’on peut toujours partir, se délier. Si le risque de la Réforme calviniste est la secte, la facilité avec laquelle on se sépare, sa grandeur est d’avoir pensé le droit de partir comme condition du pouvoir de se lier.

L’insouci de soi

Quand le cardinal-évêque de Carpentras, Jacques Sadolet, exhorte les Genevois à se soucier du prix infini de leur âme et de leur salut éternel en revenant à l’Eglise romaine, Calvin répond que la question n’est pas là mais simplement d’obéir à Dieu sans s’occuper de soi — seule façon de trouver un rapport authentique à soi-même. La grâce, c’est l’insouci de savoir si on a la grâce. Il faut se vider de tout souci de soi, et de tout souci de son propre salut, et « détourner notre regard de nous-mêmes ». Il suffit d’aimer Dieu, et pour cela que « l’âme soit vide de toute autre cogitation, le cœur purgé de tout autre désir, et que toutes les forces y soient ensemble appliquées », écrit-il dans l’Institution.

Mais Calvin voue à Dieu un tel respect qu’il frise l’irréligion. Pour lui les cérémonies religieuses sont relatives et ne font que faire varier au long de l’histoire les manières de rendre grâce à Dieu, de la même façon que les régimes politiques sont relatifs et varient diversement selon les régions et les climats les manières de traiter son prochain comme soi-même. Calvin est ici contemporain de l’ébranlement psychique de la Réforme, de ce désangoissement qui conduit à l’insouci de soi. Il ne s’agit plus d’être sauvé, mais de reporter ce souci sur les autres, sur le monde. Aujourd’hui encore cette rupture devrait nous parler, nous qui avons réduit la responsabilité à une sorte de féroce discipline du soi tout seul, et qui avons la dissocié la responsabilité de la gratitude et de la solidarité. Selon Calvin, Dieu veut des sujets qui soient enfin adultes, autonomes, responsables, justement parce qu’il veut des sujets capables de mesurer tout ce qu’ils doivent, et de transformer cet endettement en crédit, en confiance, en don que l’on reporte vers les autres.

Au lendemain de la mort de Calvin, son corps est cousu dans un fuseau de grosse toile, et conformément à ce qu’il avait voulu, sans cérémonies, sans discours, sans hymnes, ses restes sont menés au cimetière de Plainpalais. Une foule immense les suit, mais on prend soin qu’aucun signe ne désigne l’endroit. Nul doute, quand on pense à l’intense besoin religieux des humains, depuis la nuit des temps, autour de leurs morts : Calvin a exigé ici une sobriété radicale et presqu’inhumaine. Certes il était cohérent avec son Traité des reliques où il se moquait de la dévotion et du culte des morts. Mais il avait été trop loin dans le démantèlement des traditions, et l’ampleur des effets peut nous faire oublier qu’il ne cherchait pour sa part qu’à restaurer, qu’à restituer ce qui lui semblait être un point de départ. Un point de départ accessible à tous.

Olivier Abel

Note :

[1] Olivier Abel, Jean Calvin, Paris : Pygmalion, 2009. Voir aussi le colloque Loyola-Calvin présenté plus haut et organisé conjointement par le Centre Sèvres et la Faculté protestante de Paris, ainsi que le colloque organisé avec l’Ecole Normale supérieure les 14-16 décembre sur Calvin & Hobbes.