Qu’est–ce que s’orienter dans l’interprétation ?

Si étendu que soit notre savoir historique, littéraire, critique, nous ne renonçons pas à établir le « bon » sens du texte que nous interprétons (le résultat en est une multiplication telle que ces bons sens sont très répandus et se rencontrent plus facilement que les textes eux–mêmes). Au contraire, la complication extrême des procédures de « véridiction » nous laisse d’autant moins d’énergie pour accepter éventuellement de sortir du petit segment de sens enfin « historique » (entendez originaire) que nous avons trouvé. Et lorsqu’on désespère d’un tel sens historique, il y a deux issues au bon sens : soit découvrir dans la critique elle–même un idéal d’émancipation qui est déjà un « bon » sens ; soit faire, au delà du désert de la critique ou de l’océan des significations, un saut qualitatif dans ce qui devient décision existentielle, acte de foi, pari que mon point de vue est bien le bon.

L’argumentation proposée ici, d’ailleurs indépendante de cette présentation un peu « grossie » de la situation, repose sur deux remarques. La première est que le « sens » est d’abord une question d’orientation, et que l’on peut présenter le texte, non comme une histoire, mais comme un espace et un « paysage ». Cette remarque est évidemment un hommage à Françoise Smyth–Florentin. La seconde est que le sens de l’orientation herméneutique suppose un principe de différenciation subjectif, dont je tenterai de montrer : que c’est un sens de la différenciation des questions ; et que ce qui est différencié ainsi, c’est la subjectivité même de l’interprète, du lecteur. De la sorte la méthode est aussi associée à une éthique, comme on le voit constamment chez Paul Ricoeur.

1. L’espace de l’orientation.

Il y a le langage comme parole, tissu d’actes verbaux et de visées singulières de sens ; mais il y a aussi le langage comme géographie, espace toujours déjà différencié où s’inscrivent et où « embrayent » ces actes. En redécouvrant l’espace proprement littéraire, le « monde » du texte, on s’aperçoit que l’on peut vivre dans un texte, comme dans un paysage. On peut naître d’un texte, et vivre dans le seul espace de l’interprétation de la Loi. Le texte alors ouvre un pays (et comme l’écrit Françoise Smyth–Florentin, certains « ont cru à l’historicité de ce monde à naître plus qu’à celle des aventures de César »). Parfois le texte est lui–même un pays, quand la distance dans le temps, dans l’espace, dans l’exil, est travaillée comme l’a fait la diaspora d’Israël.

Sans aller plus loin, nous pouvons faire deux propositions. La première est que cette autonomie du texte par rapport aux visées de tel ou tel destinateur ou destinataire marque son épaisseur propre, son hauteur, sa largeur, sa profondeur. La question du sens est alors déplacée: non plus le sens d’un discours, mais l’orientation dans un paysage, dans lequel le lecteur se promène, broute, s’endort, suit les traces d’un autre passant, et revient sur ses pas (car il reste toujours quelque chose à voir). La seconde est qu’au creux du texte s’engendre l’interprétation ou la lecture comme une manière d’habiter, d’habiter n’importe où puisqu’on habite alors le texte, puisque cet « habitat » n’est que l’envers du corps de l’interprète, où qu’il soit. On peut dire que le sujet lisant et interprétant habite toujours déjà l’espace dans lequel ensuite il s’oriente.

Un effet éthique se dégage de ces deux propositions : c’est que l’interprétation doit être considéré comme un art. Un art de « recréation », comme tous les arts, où l’on habite la lecture au point d’être habité par elle. Si l’écriture est un geste, un graphisme, un style, le lecteur incorpore ce geste en l’interprétant, il le reprend et le poursuit. Ceci est éthique, parce qu’interpréter devient une manière de vivre, de se comporter dans le monde et donc de le transformer ; mais aussi parce que l’interprétation est à chaque fois singulière, et que l’on ne saurait forcer l’autre à jouer de la même manière, imposer un geste, un style d’interprétation.

Tout ceci n’est pas pour éliminer la rigueur de la lecture, bien au contraire. Le style est un travail qui allie singularité et structure, le sens aigu de la singularité de l’interprétation et le respect profond des contraintes propres de la chose interprétée. Si le texte est un paysage, il comporte toute une géologie, une géographie, une architecture, et de fait un curieux mélange de tout cela. Suivre chaque écriture est alors comme suivre la trace d’une coupe géologique à travers l’espace du texte. Celui–ci a ses failles, ses étirements, ses tirages, qui attestent des séismes, des remaniements, des érosions qui l’altèrent diversement selon sa structure –et parfois ses dérives de continents ! Et de même qu’un géologue aperçoit sous un paysage pacifié la tectonique qui préside à sa mise en place, Françoise Smyth–Florentin a acquis cet oeil herméneutique exercé qui perçoit dans le texte un invisible champ de structurations successives ou concurrentes.

Ayant incorporé à son regard les structures littéraires et leur archéologie, voici un oeil libre de s’attacher avec passion à des insignifiances, à des résidus, des rebuts, des déchets de structuration. Ce qui reste au bord du regard, au bord du texte, et qui en fait le surplus de sens : toute une géographie très humaine, et qui se loge dans les interstices de l’histoire, du conflit des histoires. Car le texte est le dernier état d’un théâtre de guerre, où le conflit des interprétations a fait rage, chacune apportant sa structuration, c’est à dire aussi sa manière comme « point de vue » de traverser le paysage, de le mettre en coupe, d’en faire son territoire, d’en désigner l’origine et la destination. La guerre toutefois ne se fait pas sur une carte, mais dans un paysage concret, où mille imprévus et irrégularités brouillent les stratégies : c’est le seul endroit où Clausewitz admette l’imagination, cette faculté d’interpréter les cartes, ce sens de l’orientation dans un espace toujours plus complexe que ce qui en est représenté. Tel est bien l’espace de l’orientation herméneutique.

2. Le sens de l’interrogation.

Comment s’orienter dans un tel espace ? Cette faculté d’interpréter les textes, de s’orienter dans leur espace, ne consiste pas à coller au « bon » sens, à ce qui passe ici ou là pour la bonne interprétation. Procéder ainsi, en effet, serait traiter le texte directement comme une réponse à une question jamais développée ni même posée : la question primitive du lecteur qui oblige le texte à n’être que « sa » réponse. Une telle interprétation manque le texte, qui répond à de toutes autres questions, et manque la chance qu’offre le texte à l’interprétant, d’interroger sa question, de la déplier, de la porter à sa plus haute valeur.

Ce qui est exigé du sujet interprétant, et qui demande une faculté particulière, c’est de s’orienter non à partir des réponses apparentes; de ce qui répond pour lui, mais en replaçant la configuration textuelle dans la perspective d’une ou plusieurs questions qui permettent d' »espacer » le texte, de différencier son espace. Placé au beau milieu des interprétations, le sujet doit s’orienter à partir de lui–même dans quelque chose qui le déborde de toutes parts, et cela suppose un principe de différenciation subjectif.

Appelons cette faculté un « sens de l’interrogation », un sens de la différenciation des questions, la faculté pour un sujet d’imaginer d’autres points de vue possibles que le sien, d’autres questions. Cette faculté d’interroger, de déplier, de différencier les questions, est une faculté d’imaginer ou de voir l’invisible, les questions auxquelles le texte répond, ou les questions qu’il soulève. C’est probablement Paul Ricoeur qui a été le plus loin dans l’analyse de cette différenciation subjective, de cette structure « feuilletée » ou pluri–interrogative du sujet lecteur.

En effet, le disparate des herméneutiques, des types d’interprétations, est comme rassemblé ici sous un principe unique et simple, qui peut s’énoncer :

Le sens d’un texte est fonction de la question implicite à laquelle il répond.

Comme la question, par principe, disparaît de la réponse, et ne peut y être déchiffrée que par des procédures difficiles, parfois irréalisables, j’appelle ce principe « principe de question implicite ». La question est bien une sorte d »invisible. Quand on glisse ce principe de question implicite dans le conflit des interprétations, on s’aperçoit que le lourd appareillage des herméneutiques s’organise autour de deux fonctions très simples : 1) pointer la distance entre nos contextes et ceux auxquels répondaient ce texte ; 2) mais aussi pointer l’appartenance du sujet interprétant à la même « question » que le texte interprété.

Pour que l’herméneutique de la question implicite trouve son rythme et son ampleur, elle ne doit pas mêler ces fonctions et elle doit jouer résolument entre ces pôles : celui de l’herméneutique critique et celui de l’herméneutique ontologique. Ils correspondent d’abord à deux âges de l’herméneutique distingués par Paul Ricoeur : régionale et épistémologique (Schleiermacher, Dilthey), puis générale et ontologique (Heidegger, Gadamer).

3. Le sens critique :

Le premier mouvement de la pensée herméneutique consiste à dire : si la compréhension est distordue, brouillée, c’est que certaines conditions de communication ne sont pas remplies : langue étrangère, culture inconnue, époque éloignée. L’herméneutique s’est d’ailleurs développée avec le sentiment, lié à la découverte géographique des autres cultures, que ce qui est éloigné dans l’histoire peut être tout aussi incompréhensible pour nous, même si nous croyons que cela appartient à « notre » histoire. L’herméneutique réside alors essentiellement dans une « critique » des conditions langagières et historiques de la communication. L’herméneutique sait la distance introduite dans la compréhension par les langages et par les temps, l’histoire. Elle correspond au « sentiment géographique » de cette distance.

On pourrait prendre comme premier exemple, inhabituel quand on pense à la critique textuelle ou historique, le « Dictionnaire historique et critique » de Pierre Bayle. Dans ses travaux, comme dans la mise en page même de ses notes, il montre que les faits historiques n’ont de valeur que replacés dans le langage et dans le contexte de ceux pour qui ils furent significatifs : l’histoire d’une hérésie n’est jamais entièrement racontée par une plume « orthodoxe », il faut la raconter dans « son » langage.

En méditant sur cet exemple et en le transposant sur le registre de la pragmatique, on pourrait dire que le sens des énoncés est fonction du « jeu de langage » qui les règle : or la manière la plus simple de saisir ce jeu est de se demander « de quoi il est question », quel est l’usage de cet énoncé, quel est le point de vue pragmatique sous lequel il prend signification. Pour la pragmatique de la communication, d’ailleurs, c’est bien le jeu de la question et de la réponse qui permet de construire le code ou le référent commun, ou de rendre visible un « différend » : pour la raison critique, le pouvoir partagé de questionner est une sorte de « transcendantal » de la communication.

L’herméneutique de Schleiermacher, quant à elle, comporte deux versants : le premier reconquiert la compréhension sur le préjugé et la mécompréhension, en dégageant les arrières plans culturels et historiques du texte, par une comparaison critique des langages utilisés, des traits de discours propres à telle ou telle culture. Le second vise à saisir la singularité du message de l’auteur, par une sorte de « congénialité », où il s’agit d’attraper le geste de l’auteur étudié, on pourrait dire son style propre, son vouloir– dire, sa « différence ». Paul Ricoeur montre la difficulté de faire les deux en même temps : « considérer la langue commune, c’est oublier l’écrivain ; comprendre un auteur singulier c’est oublier sa langue qui est seulement traversée ». Mais peut–être la différenciation des questions, le rythme entre les questions générales qui sous–tendent et structurent le contexte, et la question singulière qui anime l’auteur, permet–elle de penser l’unité de cette enquête stylistique.

Pour terminer ces remarques disparates sur le sens critique de l’interprétation, je ferai appel à l’historien R.G. Collingwood, qui propose de considérer l’histoire comme une enquête, c’est à dire d’analyser les faits historiques comme des réponses à des questions : il retrouve ainsi le tracé des murailles romaines en Grande Bretagne « non pas au hasard de fouilles archéologiques heureuses, mais bien en posant au préalable la question de savoir comment une telle organisation de défense devait être raisonnablement constituée », comme le raconte H.G.Gadamer. Le travail de l’historien consiste d’abord dans cette reconstitution des questions, dans l’établissement du questionnaire à partir duquel il ira à la recherche des documents.

4. Le sens ontologique :

Le deuxième mouvement de la pensée herméneutique consiste à dire que les êtres humains, individuellement et socialement, s’identifient et se comprennent parce qu’ils appartiennent au même monde de sens, même là où ils ne le savent pas. Il y a un rapport herméneutique au monde « langagier » qui nous précède avec ses traditions et ses écritures. Après Husserl en effet, le « sujet » parlant et pensant découvre qu’il appartient toujours déjà au « monde de la vie » (Lebenswelt), et que ce monde est toujours déjà un langage. Et selon Heidegger, exister, c’est une manière de comprendre et d’être compris dans un monde qui est une parole. L’herméneutique réside alors dans une « ontologie » de la compréhension comme appartenance au monde. L’herméneutique dit l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète.

Cette structure de précompréhension mise en évidence par Heidegger permet d’élucider ce qui apparaît comme un échec dans la méthodologie interprétative des sciences de l’histoire ou de l’homme : le sujet est impliqué dans la connaissance de l’objet, et en retour il est déterminé à son insu par cet objet. Ce cercle vicieux de la méthode (énoncé en termes de sujet–objet), est en fait une structure ontologique indépassable : le cercle herméneutique est constitutif de la compréhension. Il ne faut pas prétendre en sortir, mais au contraire s’y situer correctement, car une interprétation sans présupposition est impossible. Or l’appartenance est soumission à une question fondamentale, à une ouverture originaire (par exemple, pour lui, la question du temps).

Dans Vérité et méthode, Hans–Georg Gadamer développe l’herméneutique heideggerienne en insistant sur la primauté herméneutique de la question: « on ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une réponse à une question ». Or il n’y a pas de méthode pour apprendre à questionner, et « ce n’est pas dans la certitude méthodologique que la conscience herméneutique trouve son achèvement, mais dans la même disponibilité à l’expérience qui distingue l’homme expérimenté de l’homme emprisonné dans les dogmes ». La véritable expérience, c’est l’ouverture à d’autres expériences possibles, autrement dit l’interrogation dont Socrate fut selon Platon le maître exigeant. La dialectique platonicienne consiste à dévoiler la chose dans toute sa problématicité, et si Platon se méfie de l’écriture, c’est parce qu’elle ne répond pas aux questions : répondre, cela veut dire, dans l’entretien oral et infini, replacer les énoncés et les termes devant les questions.

Comprendre un texte, cela exige de comprendre la question auquel le texte répond, et donc d’une certaine manière dépasser le texte : en effet la même question est susceptible de différentes réponses. Comprendre un texte, cela exige aussi de le comprendre comme une réponse à une « vraie » question, à une question qui est aussi bien la nôtre. Les vraies questions dépassent les contextes particuliers, et l’acte par lequel nous venons dialoguer sous une question plus vaste que nos langages fait fusionner nos horizons historiques. C’est ainsi que l’interprète doit se tenir « dans » le cercle, dans un dialogue vivant où tous sont soumis à une question plus originaire que leurs réponses.

5. La différence entre l’amont et l’aval :

Faisons le point. Ce qui est difficile avec la démarche herméneutique, c’est qu’elle dit en même temps deux choses qui paraissent tirer dans deux directions contradictoires. 1) L’herméneutique sait la distance introduite dans la communication par les langages et par les temps, l’histoire. 2) L’herméneutique dit l’appartenance irréductible du sujet interprétant au monde qu’il interprète. Si l’on parvient à maintenir la tension entre ces deux directions, on obtient une étonnante équation d’appartenance et de distance, qui est peut–être la « bonne distance » pour une véritable lecture. En tout cas le sujet–lecteur porte en lui cette équation, cette oscillation qui est comme celle d’un jeu. Dans le jeu de la lecture, le sujet en même temps sait la distance qu’il y a entre lui et le texte, et se confie résolument au monde du texte.

Le sujet herméneutique reconnaît modestement appartenir à une tradition, à un monde, et revendique fièrement l’exercice d’une critique universelle et sans entrave. A mon avis, et soit dit en passant, cette équation n’est pas seulement celle du paradoxe herméneutique mais aussi celle de la pensée et de l’identité protestantes.

Or cette première polarité de l’herméneutique se complique d’une seconde polarité que l’on peut introduire par la différence entre les « essais herméneutiques » de Paul Ricoeur. Dans les premiers essais, rassemblés sous le titre du Conflit des interprétations, il s’agit de régler une pluralité d’interprétations qui prétendent toutes plus ou moins tout interpréter (Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger,..). Ici l’herméneutique cherche le sens ou la vérité comme ce qui est caché « derrière » la représentation, ce en est l’originaire, l’ultime, la dernière instance, la grammaire profonde, etc. La vérité du texte est en amont.

Dans les seconds, intitulés Du texte à l’action, interpréter c’est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le texte, et c’est « agir » ce monde, comme le musicien interprète la partition (et comme le prédicateur interprète le texte biblique). L’herméneutique se fait alors dans l’espace ouvert « devant » le texte, elle en déploie la possibilité d’être. La vérité du texte est en aval.

Cette différence entre l’amont et l’aval du texte peut être interprétée en termes de « questions et réponses ». De manière générale en effet,

le texte répond à des questions, mais aussi il renvoit à d’autres questions qu’il soulève devant lui, qu’il permet de poser.

La question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoit.

Quand on introduit ce principe, que le logicien M.Meyer appelle « la différence problématologique », parmi les herméneutiques, on les voit se redéplier sur un autre plan que celui défini par le principe de question implicite. En effet le sens critique de la distance et de la pluralité des contextes, et le sens ontologique de l’appartenance au même monde, se rapportent en amont du texte, à une question (ou un faisceau de questions) qui le précèdent.

Tandis que vers l’aval, le sens de ces autres questions ouvertes par le texte permet : 1)(dans l’ordre du sentiment de distance, de pluralité) de pointer les mondes possibles ouverts par le texte comme autant de propositions poétiques ; 2)(dans l’ordre du sentiment d’appartenance) de pointer aussi l’obligation pour nos existences de faire de l’un de ces possibles notre propre interprétation, notre éthique, notre préférence, notre forme de vie.

Sachant que le déplacement dans le texte modifie la question, modifie le point de vue et le paysage, le sujet interprétant doit sentir ce déplacement, cette différence problématologique entre ce qui est « derrière » et ce qui est « devant ». La lecture se déploie alors selon un deuxième rythme qui n’est pas seulement celui de la tension ou de l’équation entre appartenance et distance, mais celui entre l’amont et l’aval du texte, du trajet même que la lecture refait sans cesse comme les anges sur l’échelle de Jacob, remontant et redescendant. Et le sujet–lecteur porte en lui cette différence qu’introduit le temps dans l’espace du sens, irrémédiablement.

6. Le sens poétique :

Là encore, c’est en suivant Ricoeur que nous allons procéder au mouvement de redescente d’une herméneutique ontologique vers une herméneutique critique dont nous voudrions montrer qu’elle est à proprement parler une « poétique ». Chez Ricoeur le texte s’affranchit par rapport aux intentions de l’auteur, par rapport au contexte social et culturel immédiat, par rapport au destinataire immédiat. Cette autonomisation du texte, qui atteste son épaisseur, sa largeur, on peut l’interpréter comme un effet de la différence problématologique, où l' »effet de texte » ouvre devant lui d’autres espaces, d’autres mondes que ceux auquel il « répondait » d’abord.

Ici nous rencontrons une difficulté, car pour Ricoeur cette autonomisation tient à la différence entre l’écrit et l’oral, où l’oralité seule est susceptible d’être pensée en termes de questions et réponses, et l’écriture seule susceptible d’autonomisation. En effet « la polysémie des mots appelle por contrepartie le rôle sélectif des contextes », et le maniement des contextes s’exerce dans un jeu de la question et de la réponse, seul capable de produire l’univocité relative à une situation donnée. Or ces conditions ne sont plus remplies pour les textes écrits. Si l’herméneutique exige des méthodes spécifiques, c’est parce que « l’interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses oeuvres ». Par là Ricoeur cherche à prendre ses distances avec l’herméneutique des traditions de H.G.Gadamer, qui tient le dialogue oral des questions et de réponses, dans le face à face intime, pour le lieu de la communication authentique.

Mais pourquoi tenir le dialogue oral pour le lieu de l’immédiateté de la compréhension, de l’appartenance au même monde ? La moindre conversation repose aussi sur la différence problématologique, où les réponses soulèvent ou permettent des questions différentes que celles auxquelles elles répondent. L’autonomisation du texte, qui en fait selon le mot de Ricoeur « le paradigme de la distanciation dans la communication », n’est que le plein déploiement de cette différence par laquelle les réponses se détachent des questions qui les précèdent et se transforment à leur tour en interrogations possibles. Le texte lui–même, dans son épaisseur de réponse, dans le conflit en lui de diverses réponses à diverses questions, mais aussi dans sa temporalité et sa spatialité propres, n’est pas pour rien dans le fait que la communication est brouillée par la distance, le temps et la diversité des langages. Le sens du texte n’est pas seulement fonction des questions auxquelles il répond, mais des questions qu’il soulève et propose, et qui font écran aux questions précédentes. Et l’élucidation de ces questions ou de ces propositions est d’abord poétique.

Poétique d’abord au sens où le texte est une figure ensemble plastique et énigmatique, où le plaisir d’écrire comme geste sur une matière, caresser ou inciser écrit R.Barthes, se mêle au plaisir de lire. Ici n’importe quel élément signifiant, porteur d’une visée de sens, illustration d’une question, développe aussi une et d’autres significations, par son rapport aux autres éléments dans la configuration du texte. Cette profondeur plastique du paysage textuel s’éprouve à la légère angoisse, de savoir par où commencer, entrer dans les jeux de temps et d’espace qui sont aussi une pluralité de procédures d’identification laissées ouvertes ; et par où terminer, sortir de cet espace ambigu, quitter des personnages alors que le parcours est toujours inachevé. Et cette angoisse trahit la situation enfantine du lecteur, né de sa lecture et privé de tout autre appui.

Poétique ensuite au sens où Ricoeur montre, aussi bien dans la métaphore vive que dans le récit de fiction, la suspension du monde de la référence littérale, et l’ouverture d’une référence métaphorique. Le texte poétique n’est pas sans référence, au contraire, il ouvre un monde, il propose des mondes possibles. Si le récit brise les cadres temporels, s’il suspend l’espace présent, c’est pour ouvrir en nous une autre temporalité, pour ouvrir un autre espace. Il ouvre ainsi un quasi–temps, un quasi–espace, des variations imaginatives qui sont des variations sur le monde et l’ouverture d’un autre monde, devant lui, devant nous. Et la littérature mêle différents procédés (historiographie, mythe, roman, dialogues, drames, lois ou règlements, proverbes, prophétie, poèmes, slogans, etc.) qui sont autant de manières de se rapporter au temps et à l’espace, au monde.

Commentant Heidegger, Ricoeur écrit : »comprendre un texte ce n’est pas trouver un sens inerte qui y serait contenu, c’est déployer la possibilité d’être indiquée dans ce texte ». Mais le déploiement de cette possibilité d’être, corrélative au déploiement d’un monde du texte, d’un monde où nous pourrions habiter, ne prend tout son sens que par l’autonomisation du texte, sa faculté d’ouvrir d’autres questions. Ce sont ces questions levées par le texte qui appellent en réponse d’autres propositions de monde, un monde autrement habitable, un autre monde, où le texte enfin se vérifierait, et où nous …etc. Ce n’est pas seulement l’imagination qui est poétique, levée par une parole vive qui mixte des champs d’images hétérogènes. C’est l’ontologie même, le fragile rapport du sujet à l’être, qui devient par là une poétique.

7. Le sens éthique :

Avec le quatrième mouvement de l’interprétation, nous voulons faire droit à une herméneutique d’inspiration calvinienne, qui a longtemps été tenue pour une non–herméneutique par les tenants de la critique historique et littéraire, comme par les tenants d’une appropriation ontologique du sujet au texte. En effet cette appropriation existentiale, pas plus d’ailleurs que la distanciation critique, ne cherchent en rien à résoudre les problèmes concrets posés par l’interprétation pratique du texte, l' »application » que le lecteur en fait dans sa vie. Ces herméneutiques ne sont pas faites pour résoudre les problèmes de la responsabilité éthique et politique, mais pour les dissoudre.

Dans la tradition réformée, ces questions de responsabilité, de cohérence éthique de l’interprétation, sont centrales. Au point que parfois l’herméneutique réformée est comme laminée, court–circuitée par la fonction morale et juridique de l’interprétation. Récemment, ce sont les travaux de Gilbert Vincent qui ont réintroduit cette « voix » dans le concert des herméneutiques, en montrant dans les commentaires bibliques de Calvin les procédures argumentatives par lesquelles l’interprétation du texte biblique est une interprétation éthique. C’est au niveau d’une « pragmatique », où Calvin dégage à chaque fois les aspects illocutoires du texte, que G.Vincent situe la rigueur de l’interprétation calvinienne. Pour Calvin les énoncés bibliques ne décrivent pas un « état de fait », de nature ou de surnature (même dans un langage chiffré), mais désignent une « forme de vie ». Ils sont moins significatifs par leur contenu informatif que par leur effet pratique : ils placent le lecteur en position de responsabilité.

On a parlé de l’individualisme calviniste, et c’est peut–être là un malentendu : ce qu’il y a chez Calvin, c’est une subjectivisation qui est dans le même temps une responsabilisation, la constitution d’un sujet de lecture pour lequel la question de la vérité n’est pas celle de « ce » qu’il lit, mais celle de la lecture qu’il en fait. Loin de chercher dans les figures de Marthe et Marie l’allégorie de deux modes de vie opposés, Calvin voit dans ce texte, à l’arrivée de Jésus, la modification du comportement de Marie, ordinairement semblable à celui de Marthe, et la non– modification du comportement de Marthe. Ainsi en est–il du sujet lecteur : la lecture ayant suspendu sa subjectivité ordinaire, il doit entrer dans l’espace éthique proposé par le texte.

Voici donc une manière de lire les Ecritures, qui est en même temps une manière de parler, de croire et d’agir. Le sujet interprète le texte devant Dieu, il est responsable de sa manière de répondre à l’appel de Dieu, et plus précisément à la question que le texte ouvre dans sa situation. Et cette responsabilité du sujet « devant Dieu », qui lui interdit de faire le contraire de ce qu’il dit, qui l’oblige à une totale probité, à une totale véracité, se singularise pourtant à l’infini. Car il y a autant d’interprétations qu’il y a de sujets responsables. Mieux : il y a pour chaque action et pour chaque jugement une charge de singularité qui résiste à la simple application d’une règle préexistante (comme on ouvrirait un parapluie). Le sujet se donne des règles dont il est responsable. Il est responsable de son interprétation des Ecritures, et entre les diverses interprétations il se trouve dans l’obligation de choisir, c’est à dire d’accepter modestement la singularité et les limites de son interprétation. Même l’abstention de tout jugement éthique ou politique est encore une manière d’interpréter l’Evangile, une éthique, une forme de responsabilité.

Pour conclure ces remarques sur la condition éthique de l’interprétation ou sur la structure herméneutique de la responsabilité, revenons à la « question ». Mettons que la responsabilité soit : d’une part, le sens de la relativité de la réponse que l’on apporte à la question à laquelle on répond ; et d’autre part la conscience que toute réponse peut soulever de nouvelles questions, aiguiser encore l’interrogation. Le travail de l’interrogation, qui « met en présence » diverses réponses sous la question et développe les implications d’une réponse, fonctionne comme un principe de non–contradiction. C’est parce que la question éprouve la compatibilité des réponses entre elles, ou en éprouve la cohérence interne, qu’elle structure une « responsabilité ». La responsabilité ne consiste pas à avoir des réponses, mais à les tenir « devant » la question, c’est à dire devant l’interrogeant.

8. Les quatre interrogations qui orientent l’herméneutique :

Avec cette polarité « derrière–devant », qui recroise la polarité « distance–appartenance », les herméneutiques pourraient apparaître comme quelque chose d’assez compliqué. Mais si on les déplie sous leur simple rapport à la faculté d’interroger, de différencier les questions selon les deux principes que nous avons mis en oeuvre, l’orientation herméneutique est assez aisée. Retraçons le paysage.

En amont, si l’on cherche le sens « derrière » le texte, on se souviendra que le sens d’un texte est fonction de la question implicite à laquelle il répond. 1) En termes de distance critique, l’enquête portera sur l’analyse des contextes historiques et langagiers, et cherchera à dégager la multiplicité concrète des questions implicites qui sous–tendent le texte. 2) En termes d’appartenance ontologique, l’interrogation portera sur la « question originaire », la question à laquelle toutes les réponses appartiennent, de quelque nom qu’on l’appelle.

En aval, si l’on cherche le sens « devant » le texte, on se souviendra que la question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie. 3) En termes de critique, les significations se déploieront dans l’exploration des mondes possibles proposés par le texte, et dans l’analyse poétique de l’écart entre ces possibles où le lecteur doit se tenir. 4) En termes d’appartenance, le texte désigne une forme de vie, une éthique, et le sujet interprète le texte dans son existence propre ; il en est responsable.

Nous avons ainsi une topologie des herméneutiques en quatre espaces ou en quatre temps (critique, ontologique, poétique, éthique). On peut considérer cette topologie comme circulaire. En effet la distance critique renvoie à l’appartenance ontologique, qui renvoie à la distance poétique, qui renvoie à l’appartenance éthique, laquelle à son tour a besoin de la critique historique, etc. A vrai dire, dans cet anneau infini des herméneutiques, les trajets peuvent s’inverser dans tous les sens, mais l’oscillation appartenance–distance et amont–aval en anime les gestes les plus amples comme les plus simples. Cet anneau infini est une circularité vivante, où l’on ne revient pas toujours au même : le sujet lisant et interprétant est un sujet problématique, il est dépossédé de sa naïveté première par la critique, et c’est à cette condition que la poétique lui offre une naïveté seconde, celle d’un acte d’approbation.

Loin d’être un « bon sens », le sens de l’orientation herméneutique demande un principe de différenciation subjectif, qui exige, du sujet interprétant lui–même, un jeu particulier de l’imagination, un sens de la différenciation des questions. Les quatre différents sens de l’interrogation constituent ainsi quatre points cardinaux que le sujet lisant ou interprétant peut retrouver dans n’importe quel paysage ou espace textuel : c’est qu’il les trouve à partir de sa propre position, de ses propres déplacements dans ce paysage. Il ne faudrait pas croire que ces différentes perspectives soient seulement des points de vue subjectifs ; ce sont bien des dimensions de l’espace textuel qui sont ainsi déployées. Mais ce qui est différencié par ce travail c’est la subjectivité elle–même, qui accueille sous ces quatre modalités la possibilité d’autres points de vue. Il reste à montrer que cette intelligence est une éthique.

9. Une éthique de l’interprétation :

A–t–on assez pensé aux dégats qui résultent de l’opposition sans cesse renouvellée entre les hommes de critique, de savoir, et les hommes de foi ou d’action, entre ceux qui cherchent la connaissance et ceux qui cherchent la consolation ?! Pourquoi ne voit–on pas que la séparation entre la « méthode » et l »‘éthique » entraîne la ruine de l’une et de l’autre ? Au début encore, il reste assez de sens critique dans l’éthique pour que celle–ci sache tenir compte de la multiplicité des points de vue et des contraintes du contexte. Au début également, il reste assez de sens éthique dans les méthodes pour que celles–ci ne soient pas de pures techniques de pouvoir, insensibles à la singularité, à la fragilité des mortels. Mais bientôt la dissociation entre la véhémence et le calcul est telle que la confusion s’installe : à soi seule l’éthique se prétend méthode, et la technique se fait passer pour le bien.

Néanmoins, si nous réfléchissons à notre parcours, nous avons le sentiment aigu que la méthode, par le courage de l’interrogation (et de sa radicalité subjective), est associée à l’éthique, par l’intelligence de l’altérité (et de sa diversité, car l’altérité n’est pas simple). Dans la mesure où l’on peut formuler rapidement cela, l’argumentation principale est approximativement la suivante. La formation de l’intelligence est éthique, car pour se développer elle doit briser un certain égocentrisme du sujet. En effet, nous rencontrons d’abord le monde, les choses, les textes, les autres, avec « nos » questions : les mots, les lieux, les choses, les phrases qui répondent à nos questions prennent alors des majuscules, ils entrent dans le monde de notre langue privée, de notre mythologie. Or le sens de l’interrogation décentre notre monde, le rapporte à d’autres centres possibles.

Le sens de l’interrogation m’oblige à suspendre mes questions propres, à les mettre entre parenthèses, pour reconstruire le sens des propositions, des textes, du monde, à partir d’autres « hypothèses de lecture », d’autres points de vue : d’autres questions possibles. La formation de l’intelligence méthodologique correspond à l’intégration progressive des questions d’autrui, de leurs points de vue ; il y a ainsi une sorte de « réorganisation problématologique », qui me permet de tenir compte de toi, de lui, d’eux, etc. Et il n’y a pas de raison de s’arrêter dans cette considération des « questions » qui nous échappent : il n’y a pas de « tiers point de vue » qui serait le bon point de vue.

On pourrait reprendre cela à partir des analyses de Ricoeur, mais ce serait une longue entreprise. Ce que l’on perçoit constamment chez lui, c’est combien la conscience des limites et de la pluralité des méthodes est liée à une éthique de la connaissance et de l’interprétation. Exposer l’herméneutique de Ricoeur en la dissociant de l’éthique qui l’anime est une erreur, qui rend inintelligible la structure plurielle du sujet qu’il décrit, dans L’homme faillible comme dans Soi–même comme un autre. Et l’identité elle–même se problématise, entre une appartenance qui dépossède le sujet de l’immédiateté de son moi, une critique qui le réinscrit dans une pluralité de contextes, une poétique qui lui offre d’autres possibles d’être, une éthique qui fait place au point de vue d’autrui au coeur des préférences qui singularisent le sujet. Le récit, pour prendre un exemple, suspend notre subjectivité ordinaire, et nous sommes tout à la lecture : mais c’est pour nous donner une subjectivité neuve, pour ouvrir en nous une subjectivité autre. Et la multiplicité des formes textuelles, dont chacune a ses modalités temporelles propres, ouvre en nous une subjectivité différenciée, « feuilletée ».

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A tout cela j’ajouterai deux considérations. D’abord, si la pensée est une manière de se comporter, devant un problème ou dans le monde, si la pensée est organisée selon les rapports du sujet avec son environnement, elle suit les « plis » d’une sorte de schématisme; tantôt ce schématisme nous permet de répondre aux sollicitations extérieures, tantôt il structure une attente, une demande, qui sera ou non « remplie ». La capacité à intégrer de nouvelles questions marque la possibilité d’augmenter notre schématisme : certaines interrogations ouvrent en nous de nouvelles possibilités d’être au monde. On peut dire par là qu’elles augmentent notre capacité à habiter le monde, et à l’habiter avec d’autres. Déjà la pensée est un rapport très doux du sujet au monde, mais interroger ainsi c’est se comporter devant l’autre ou devant la chose en adoptant leur propre mode d’être.

Ensuite, je dirai qu’à vouloir tenir compte de tout, travailler « en bout d’outillage », archiver de manière utile tous les savoirs, interprétations et commentaires qui se sont accumulés, on « perd le Nord », qui est que tout peut recommencer simplement. Il y a, au coeur vif d’une culture, d’une pensée, quelque chose d’irréductiblement « naïf », quelque chose comme un recommencement tranquille et tel que les vraies questions sont toujours neuves : et cela parce qu’il y a des enfants qui grandissent. Toute interrogation véritable est une enfance, parce qu’elle suffit à suspendre un prétendu savoir et à nous remettre tranquillement devant un « monde » à découvrir. Toute interrogation véritable nous donne une naïveté seconde, un « cogito » d’enfance. C’est la vertu proprement poétique de l’interrogation, qu’elle peut suffire à engendrer un sujet. Accepter d’être né, c’est accepter d’avoir des présupposés, d’être issu de et d’habiter une question, qui nous précède. De cet assentiment tout simple procède un des bonheurs d’enfance. Il est une autre joie d’enfance, c’est l’envie de jouer, c’est à dire d’adopter d’autres points de vue, d’autres règles du jeu, d’autres possibilités d’être. En essayant toutes les questions, le jeu explore la pluralité du monde, ses diverses perspectives d’intelligibilité, ses diverses règles. Le jeu exerce une intelligence éthique. C’est peut–être le lieu de mon hommage à Françoise Smyth, que de porter en elle cette enfance comme un Orient.

Olivier Abel

Publié dans Lectio difficilior probabilior ?
L’exégèse comme expérience de décloisonnement
Mélanges offerts à Françoise Smyth-Florentin
,
édité par Thomas Römer, B.J. Diebner Heidelberg 1991.