France, pourquoi cette tristesse ?

Hors toute variation saisonnière les Français sont grognons, plaintifs et râleurs. C’est le plus grand étonnement des touristes ou des étrangers qui débarquent que ce mélange entre l’apparente richesse, santé et bien–être, et l’air grincheux ou abattu que dégagent les visages. Il aura l’impression que quelque chose lui échappe. Qu’est–ce que c’est ?

Au niveau le plus superficiel, il y a d’abord une certaine grogne politique. Plus encore que râler, pourtant, les Français s’aiment enthousiastes, c’est-à-dire unanimes. Leur rêve, ce serait une universelle Nuit du 4 Août, où tous ensemble aboliraient leurs privilèges dans une sorte de fraternité soudaine. Mais cet enthousiasme ne pouvant durer éternellement, il est destiné à faire bientôt place à une profonde dépression politique. Les Français n’en attendent plus rien après en avoir tout attendu.

Ainsi, les effets combinés du système électoral et de ce tempérament font que le pays est captif d’un rythme où il passe alternativement d’un gouvernement sans critique (et d’ailleurs sans véritable appui) à une critique sans gouvernement (il n’y a plus d’autorité responsable), et ceci ni cela n’est très sain. Au début en effet chacun vaque à ses intérêts privés et fait valoir les réclamations pour lesquelles le gouvernement a été élu. La déception venant, la hargne s’en mêle : les diverses oppositions et factions ont d’ailleurs électoralement intérêt à porter la critique au–delà du raisonnable, et c’est un facteur important du sentiment que tout va mal en France.

Mais il faut aller plus loin dans notre analyse. Car la tristesse républicaine excède cette grogne politique, et tient peut–être à la façon dont l’idéal républicain, depuis bientôt deux siècles, a enfourché le mythe du progrès industriel. Si les Français sont foncièrement républicains, égalitaires comme ces garçons de café qui vous montrent à chaque pas qu’ils ne sont en rien des "serviteurs", c’est qu’ils voient d’un bon œil la suppression de tous les emplois qui peuvent être remplacés par des machines. On n’a plus besoin de poinçonneurs dans le métro.

Et si nous avons comparativement plus de chômage qu’ailleurs, cela tient peut-être à cette mentalité nationale et durable, qui mettra longtemps à évoluer. Notre tristesse actuelle s’alimente aussi de cette impuissance. La République, votée par les poinçonneurs des Lilas, les a supprimés. Ont-ils été émancipés pour autant ? Que sont-ils devenus ? Ne se découvrent-ils pas trahis par le projet même qui avait fait l’espoir de leurs parents ? Loin de faire mieux qu’eux, ils soupirent après le cher pays de leur enfance, celui d’un espoir qui ne fredonne plus dans les têtes.

Il y a peut-être un plan plus profond, plus latent encore, probablement plus irrémédiable, où s’alimente notre hexagonale mélancolie. Voici très longtemps que le centralisme français s’est dévoué à l’Universel : État cartésien ou Émancipation universelle, en son nom le pays a dû sacrifier ses "hérésies" religieuses les plus prometteuses, puis ses langues "provinciales" les plus vivaces, enfin tout ce qui faisait ses chansons et ses sources. Pour accéder à l’universalité, la France a coupé méthodiquement toutes ses racines.

Or cette culture de l’universel se découvre soudain provinciale, détrônée de l’universalité par une civilisation planétaire qui brûle les cultures qui l’ont le plus servie. Et cela avec le sentiment de n’avoir pas gardé de quoi cultiver sa différence, ses mœurs, son paysage. "Tous ces sacrifices, tout ce gâchis pour rien" semble se lamenter notre nation vieillie, contemplant désolée ses terroirs en jachères et sa mémoire bêtement simplifiée.

Rien de tout cela n’est peut-être vrai, mais le sentiment semble là, tenace comme un rhumatisme, comme un désœuvrement amer. Là où il pointe, se mêlent un profond conservatisme, contre tout nouvel enthousiasme, et l’obscur désir d’une catastrophe qui engloutirait aussi les autres cultures. C’est ce malaise dans la civilisation française que désignerait ainsi notre mélancolie.

Ces trois lectures de la morosité française laissent pourtant de côté l’explication la plus simple, et que cette superbe enquête laisse sourdre : on est triste parce qu’on est délicieusement bien, et qu’avec le temps ce bonheur est toujours déjà condamné. Ce sentiment est sympathique, mais pour réconcilier les Français avec leur pays, ne leur faudrait-il pas davantage le simple désir de faire place à des enfants qui recommenceront tout autrement. Ils ne cracheront pas dans la soupe politique, cohabiteront dans une cité enfin libérée de l’obsession unique de la productivité, et feront de nos vieux universaux les figures d’une culture à recréer.

Et si c’est vrai, pourquoi alors tant le cacher dans des jardins clos ? Pourquoi tant de gens froids, soupçonneux et pressés? Quand tout va bien, ce qui est souvent le cas, pourquoi se plaindre encore de la santé ou du ciel, comme si l’on voulait encore dire qu’on mérite bien sa part de bonheur. Comme si l’on n’avait pas le courage d’être heureux, tranquillement. Comme si par nos plaintes ou nos grognements nous voulions conjurer l’envie que nous pourrions inspirer, et que nous craignons par-dessus tout. Comme si on pouvait nous envier un tel bonheur !

Olivier Abel

Paru dans Autres Temps n°45 Printemps 1995.
Repris légèrement modifié dans "Pourquoi cette tristesse", La Croix 11 Mai 1995