L’humanité, c’est à la fois ce qui nous fait voir combien nous sommes semblables, et ce qui nous permet d’être différent. Ce qui la menace aujourd’hui, c’est l’accélération planétaire des échanges qui nous amènent à nous ressembler de plus en plus, et ce sont les haines raciales ou religieuses qui nous incarcèrent dans nos différences. C’est ainsi que nous sommes coincés dans l’alternative entre : 1) Les tenants de l’universel, qui pensent que l’humanité est une, mais qui reportent cette unité sur l’échelle évolutionniste d’un développement où toutes les sociétés tendent vers le même état. 2) Les tenants d’un relativisme culturel, qui estiment que les différentes cultures sont incommensurables, et qu’elles doivent être protégées les unes des autres, fût-ce en incarcérant les populations. Peut-on dépasser cette alternative, inventer un nouveau rapport à l’universel, et découvrir d’autres formes du respect des différences ?
Il faut d’ailleurs penser l’ensemble du piège totalitaire dont il n’est pas sûr que nous soyons sortis, et qui joue sur cette alternative terrifiante. D’une part nous avons une conception bouchère de la filiation, où le fait d’être né est déjà un crime, et que l’on trouve depuis le racisme et l’ethnicisme les plus féroces jusqu’aux nationalismes les plus admis dans leur gestion des populations. D’autre part nous avons un humain sans qualité, sans racine, sans identité propre, superflu à la société et remodelable à partir de zéro, et ce projet traverse conjointement l’histoire récente des stalinismes comme celle des capitalismes.
La planète est en train de se hérisser de nationalismes, qui transgressent quelques frontières, mais en font surgir beaucoup d’autres, au moment même où l’on avait cru les frontières dépassées. Quel est ce retour de balancier ? L’humanité, semble-t-il, ne rêve plus vers son unité future; elle songe à sa diversité passée, et prise d’effroi voudrait s’y replier. Peut-être que les guerres "balkaniques" que nous voyons resurgir sur les vieilles cicatrices de l’histoire sont moins dues à la permanence des vieux conflits qu’à l’actualité et l’accélération de l’érosion des vieilles identités et cultures par le marché et ses brassages, et que les guerres sont des machines anthropologiques à refaire de la différence, là où les humains n’en sentent plus assez. Ne serait-il possible de sentir autrement et de faire autrement ces différences ?
Dans quelle mesure la civilisation désormais planétaire qui développe sa rationalité technique et ses échanges est-elle une chance ou une menace pour une diversité des cultures qui était peut-être constitutive à l’égard de la civilisation elle-même ? Toute culture vit d’échange. Mais si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer. En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme.
Il faut remarquer que pendant des millénaires l’échange, au–delà de son utilité économique, avait pour fonction de définir l’appartenance à une sphère d’identité. Aujourd’hui, la logique de l’échange qui prévaut fait que les humains ne peuvent plus s’identifier par leurs échanges. L’utilitarisme économique y trouve peut–être son compte, mais pas tout ce que l’économie des formes de travail et de vie, de répartition et de consommation, comporte et véhicule de symbolique. C’est pourquoi tout le poids du besoin identitaire se porte sur le national, sur l’ethnique, sur le religieux, bref sur tout ce qui ne s’échange pas. Dans un tel contexte, le combat contre le racisme rencontre d’énormes difficultés. Car ce n’est plus seulement parce que la pression démographique rassemble sur des territoires trop proches des populations inégales (ou qui se considèrent telles) que les haines collectives se déchaînent, mais parce que l’accélération des communications rétrécit l’espace et exacerbe ces sentiments. Que faire ?
On peut d’abord partir du constat qu’il n’y a pas un pôle d’universalité unique, mais une pluralité d’universaux en concurrence. Chaque culture comporte un cosmos, une vision de la vie et du monde, une visée de l’universel. Pourquoi donc préférons-nous ramener l’universel à un commun marché ou à quelques idées abstraites, plutôt que de confronter cette pluralité des universaux, que craignons-nous ? Il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car cette confrontation est ce qu’il y a de plus dur. Mais le résultat de cette peur, c’est qu’en fait les particularismes des cultures ne sont pas le moins du monde menacées : c’est leur teneur en universalité qui s’étiole. Car d’un côté, les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté, tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disney World, accèdera à cette universalité-là. Or, c’est une erreur de croire que l’on puisse ainsi accéder à l’universel en reniant la pluralité des langues parmi lesquelles nous demeurons. La question est plutôt de savoir à quelles conditions chaque culture peut-elle être confrontée aux autres dans sa prétention universelle elle-même.
On peut aussi partir d’un autre point de vue, affirmant qu’une certaine surdité réciproque des cultures est vitale à chacune si elles ne veulent pas se perdre dans le bruit de la communication généralisée. La créativité d’une culture, au-delà de sa capacité de résistance ou d’absorption des obligations liées aux échanges planétaires, tiendrait alors à sa capacité non certes à répéter le passé, mais de "s’y enraciner pour inventer". Et c’est en rouvrant ce qu’il y a de plus archaïque dans les noyaux de nos cultures, que nous lançons des inventions les plus inédites, et les plus communicatives. Or de création à création, il existe une sorte de connivence, en l’absence de tout accord. C’est très net avec les créations artistiques. Comment le jazz ou le flamenco, en creusant leurs sources de traditionalité, entrent-ils ainsi en résonance de manière universelle ou en tout cas de manière universellement communicative ? Nous devons supposer en tout humain l’aptitude à recréer en soi les singularités humaines rencontrées. Et même si nous ne pouvons pas tout recréer, s’il y a des créations perdues pour nous, et même s’il est nécessaire qu’il en soit ainsi si nous voulons nous-mêmes pouvoir continuer à créer, loin de cracher sur ces belles vies possibles, nous pouvons saluer de loin leur simple existence, leur désirer d’exister.
Olivier Abel
Texte abrégé d’un article paru dans Esprit 1999/6 p.101-107