Génétique : le « voile d’ignorance » est-il déchiré ?

Les progrès de la génétique ouvrent des perspectives thérapeutiques proprement fabuleuses, mais l’écoute attentive de la fable ne doit pas nous empêcher de vérifier la morale que l’on voudrait nous en faire tirer. Sans panique. On tremble à l’idée de ce qu’un nouveau Hitler eugéniste pourrait faire du génie génétique, alors que les bio–pouvoirs sont peut–être d’autant plus menaçants qu’ils s’avancent sous les auspices des droits indiscutés de l’Individu ou d’une sacralisation de la Vie. Il y a pourtant une légitimité de l’espoir suscité, car si les plus lourds handicaps génétiques peuvent être prédits et prévenus, celui qui voudrait sacrifier ces promesses au motif que la nature sait mieux ce qu’il nous faut ferait bon marché de la souffrance, tant celle de ces enfants trop « différents » que celle de leurs proches. On doit ainsi résolument favoriser un usage sobre de ces techniques, tout en développant la capacité à s’en abstenir dès qu’il y a une incertitude quant à leur effet (on pense particulièrement aux effets pour les générations futures des thérapies géniques « germinales », que tout le monde à peu près s’entend à proscrire).

C’est ici que le problème se corse. Car cet usage « sobre » supposerait que ces nouveaux savoirs ne retentissent pas dans l’imaginaire collectif ni dans les représentations que se font les personnes de leur place dans la société. Or cela est impossible. Le déploiement des nouveaux savoirs biologiques, dès lors qu’il se produit sur la scène publique, déborde en effet son statut simplement scientifique et prend dans l’imaginaire social une valeur à la fois mythologique et normative. La biologie devient une fabrique d’images de soi, d’images de l’autre, d’images de l’être humain. Et c’est ici que les progrès de la génétique entrent au service d’un imaginaire, en font la figure actuelle d’un mythe immémorial : celui de la délivrance du corps, celui d’une humanité enfin maîtresse de sa propre génétique, et refabriquant un corps artificiel, libre, capable de s’arracher aux limites de notre planète abandonnée au désastre. Or cette fiction d’un « cybercorps » a envahi l’imaginaire contemporain, où l’instrumentalisation des corps laisse les personnes malléables et manipulables à merci.

À cet égard, le point central de la déclaration des évêques de France, avec lequel je me sens en totale consonance, n’est pas la question de l’avortement et de la discrimination prénatale ; je crois d’ailleurs que l’opinion publique est déjà profondément acquise au sentiment que l’avortement est un acte de détresse et non une technique parmi d’autres. Non : ce avec quoi je me sens en totale consonance, et qui est annoncé comme l’axe majeur de l’inquiétude, c’est le fait que l’on puisse connaître à l’avance comment sera un enfant, ou quelle maladie développera à quel âge une personne, ou quel handicap irréversible pèsera sur une vie. Et c’est le fait que ce savoir génétique sur l’avenir d’une personne ne donne pas pour autant, dans la plupart des cas, de pouvoir sur l’anomalie ou la maladie (en dehors du pouvoir effrayant de sélectionner les existences dignes d’être vécues et de mettre à l’écart, en proportion de leurs handicaps, les « ratés » de cette sélection). Pourquoi cette inquiétude ? C’est que pendant des siècles on ne « savait » pas. Un voile d’ignorance était jeté sur nos destinées, heureuses ou malheureuses. C’est ce voile que les sciences génétiques déchirent, ou croient déchirer.

Et voici le point qui me semble central. Connaître le handicap irréversible qui pèsera sur une vie, ou savoir que l’hérédité donnera de toute façon un handicap, même léger, qui prédestinera telle personne au chômage sans chance d’en sortir, est-ce que cela ne bloque pas la place que les personnes peuvent prendre dans la société ? On pourrait répondre par la confidentialité : c’est au sujet seul qu’il appartient de savoir, et non à l’Etat, à la Sécurité sociale ni à l’employeur, et ni même au proche. Mais est-ce même au sujet de savoir ? Le peut-il sans briser ce qui fait de la vie une histoire racontable, un choix éthique dans l’incertitude quant au futur ? Le fondement de la morale ici pourrait être de riposter par un « je ne veux pas le savoir ». Je ne veux pas entrer dans l’obligation de savoir et de calculer toutes les conséquences, je veux rester libre de vivre le présent et de vivre ce qui m’arrive.

Jadis la doctrine calviniste de la Prédestination, qui affirmait que nous sommes élus ou non par Dieu, sans que nous y puissions rien, avait pour pointe l’idée que, quelle que soit notre « condition » au jugement dernier, nous n’en savons rien. À plus forte raison n’en peuvent rien savoir les clergés ni les princes, qui ne peuvent rien prescrire en ce domaine. Ainsi, la dureté théologique de la doctrine n’a d’équivalent que sa force de libération politique, morale et sociale. Tous se soumettent ainsi à un voile d’ignorance que nul ne peut lever sans aller se jeter follement dans le labyrinthe mortel du jugement de Dieu. C’est une « décision politique » de la plus grande importance, car la prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle nul ne peut mettre la main.

Ce que nous devons rappeler, non pas à nos généticiens, mais à nos contemporains, c’est que le voile d’ignorance ne peut pas être déchiré sans que l’on entre dans une société totalitaire, où l’humain enfin malléable pourra être refait eugéniquement pour un jour enfin quitter sa condition terrestre. Et que ce n’est pas parce que maintenant on sait que le voile d’ignorance se déchire, au contraire : plus on sait, et plus il nous faut décider et instituer des procédures qui donnent à chaque être toutes ses chances, sous voile d’ignorance. Ce n’est pas seulement la charité qui le demande, mais la règle la plus élémentaire de la justice. Car ce voile, cet écran derrière chaque être peut s’abriter, n’est pas d’ordre scientifique : c’est un choix politique fondamental.

Olivier Abel

Paru dans La Croix le 16 janvier 1998.