Nous sommes captifs d’un rebond perpétuel entre deux discours sur la sexualité. À ma droite, celui du « tout est permis » contemple du haut de sa grande lumière les ténèbres du passé judéo-chrétien, comme si l’antiquité gréco-romaine n’avait pas subordonné la sexualité à la procréation ou à l’acte de domination sur des esclaves passifs. À ma gauche, la nostalgie d’une Loi morale paternelle regrette des interdits sans lesquels il n’y a plus même de transgression ! Dans ce traquenard, on cherche où se placer, on cherche une issue. La tyrannie du plaisir, de Jean-Claude Guillebaud, raconte, contre bien de nos préjugés, comment la chasteté a souvent été vécue comme une libération sexuelle, comme un refus de la corvée d’athlétisme du sexe. Michel Foucault et Peter Brown avaient montré, à fin de l’Empire romain, ce grand mouvement de « renoncement à la chair », typique des esclaves ou des jeunes romaines de l’aristocratie, et ce désir d’amitié chaste et libre entre les sexes. Inversement dans les temps bibliques la transgression des interdits sexuels semble avoir été toujours pratiquée sans états d’âmes excessifs, par soumission au devoir supérieur d’assurer la postérité. On voit aussi que jusqu’au siècle dernier c’était l’Église qui défendait la conjugalité, et l’État qui se préoccupait de la parentalité et de la reproduction.
Ce travail de remémoration, nous devons le faire un peu méthodiquement, pour dénouer nos propres malentendus. Faute de quoi nous risquons de céder encore une fois à la facilité de charger le grand Satan américain du poids de tout ce que nous abhorrons. La morale puritaine revient, on ne sait ce que c’est mais au secours ! Non que le monde anglo-saxon ne puisse comporter à la fois l’hédonisme un peu laxiste et le puritanisme austère, que nous y voyons simultanément. Mais nous sommes, en France, d’une telle inculture quant à ce que nous appelons le « puritanisme protestant », qu’il ne nous viendrait pas à l’idée de chercher pourquoi nous conjuguons un discours plus permissif et une pratique plus répressive que celle de la plupart des sociétés traditionnelles (jusqu’où ira notre panique face à la déviation sexuelle ?).
Comment Guillebaud peut-il parler de la « rétractation puritaine » comme ce durcissement des sociétés assiégées contre un individualisme dont par ailleurs on taxe volontiers les sociétés protestantes ? S’agit-il du puritanisme révolutionnaire (à la Cromwell) ou de la bourgeoisie victorienne ? Et le protestantisme latin et méridional que je connais n’a-t-il pas toujours pris la défense de l’amour courtois contre une sexualité purement prédatrice et sportive, dont à vrai dire je ne vois pas qu’elle triomphe dans notre France bien sentimentale. Généralement on oublie que l’éthique puritaine de la conjugalité, radicalisant le mouvement amorcé dans le christianisme primitif, a marqué une prodigieuse libération de la sexualité. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. C’est ce que demandait le poète Milton dans son Traité du divorce. Dans cette libre alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit et s’accomplit, et la réforme puritaine brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation.
Tout cela n’est pas sans effets pervers, mais qui n’ont rien à voir avec la pudibonderie que l’on prête à la chasteté puritaine. L’éthique protestante du plaisir demande un plaisir libre : l’obligation de jouir est une évidente absurdité, écrivait Kant. Un plaisir gratuit et vraiment pour rien : on croit que le protestantisme est hostile à toute dépense inutile, mais j’ai toujours entendu parler du gaspillage des spermatozoïdes comme d’une surabondance, d’une gratuité, d’une générosité, et c’est pourquoi les protestants n’ont rien contre le préservatif. Un plaisir sincère : la chasteté du plaisir, c’est justement sa sobriété, sa simplicité « devant Dieu », son absence d’hypocrisie, de duplicité, de vantardise. La vanité du plaisir, c’est la vantardise qui toujours s’en mêle, de vouloir être raconté, comparé. Sans cette vantardise, chaque plaisir serait paradisiaquement singulier, incomparable.
Du même coup, les protestants ont leur part spécifique d’aveuglement. Si leur intention était bien éloignée de cet exercice de sincérité sensitive et anorexique qu’on appelle individualisme, c’est bien la discipline de la véracité des sentiments placée férocement « devant le miroir », qui aboutit à cette authenticité narcissique et solitaire dont nous souffrons. Qui ne voit combien les adultes sincères et consentants sont aussi des êtres fragiles, portant dans leurs amours des traînées d’enfance ? Et peut-on à l’inverse d’une tradition millénaire subordonner entièrement le lien de filiation, qui n’est pas un contrat, au lien d’égale et libre conjugalité, sans défaire la conjugalité elle-même ? Ces questions déjà hantaient Rousseau et Kierkegaard, mais aussi plus récemment André Gide et Denis de Rougemont. Les protestants seraient bien inspirés de les reprendre.
Olivier Abel
Paru dans La Croix le 2 mai 1998