L’argument de la contrainte économique

Parler de la contrainte comme argument, ce n’est pas en nier toute "réalité", mais c’est exiger de ceux qui argumentent ainsi qu’ils acceptent ce minimum, de considérer comme non moins légitime l’emploi éventuel par leurs adversaires du même argument. En l’occurrence, la "réalité" n’a pas seulement malmené les théories socialistes; elle n’a pas moins malmené les théories libérales. A l’humilité des Etats doit répondre l’humilité des économistes. Qui donc peut prétendre à l’exclusivité de l’argument de contrainte s’il ne prétend pas au monopole de la "réalité"? Au-delà de la "contrainte économique" comme argument, il y a donc les contraintes systémiques d’une réalité susceptible d’user rapidement nos plus fiers discours. Par exemple, je ne crois pas du tout que l’on puisse sans autre identifier la société civile au marché ; la naissance de la "société civile" me semble fondamentalement liée à la liberté de conscience, dont il serait naïf de croire qu’elle est une annexe de la liberté du commerce. La société civile n’est pas moins menacée par un Marché sans contre-pouvoir que par un Etat sans contre-pouvoir; et de même que le contre-pouvoir qui peut équilibrer vraiment l’Etat n’est pas militaire, celui qui peut équilibrer vraiment le Marché n’est pas économique.

On glose sur le passage de la logique militaire de la violence, qui a dominé le monde pendant des millénaires, à la logique économique de l’argent qui triomphe aujourd’hui. Je ne crois pas que ce soit tout à fait le cas. Les deux formes de contraintes croissent ensemble, et s’accompagneront jusqu’au dernier jour de l’histoire, comme les deux modalités indissociables de la même loi de l’échange. Ce qu’il nous faut, c’est trouver comment les limiter, l’une et l’autre. Or ces deux formes de contraintes externes, comme on le verra dans la deuxième série de remarques, se ressemblent trop, obéissent trop à la même loi, pour que l’on puisse penser à les limiter l’une par l’autre. C’est à partir d’un autre type de contraintes qu’il faudra envisager leur régulation.

La contrainte au sens d’équilibre, de limitation réciproque des pouvoirs (ou des désirs), n’est donc pas seulement un fait : elle est un bien. Il faut un théâtre (un espace de représentation commune) de la contrainte, car sinon c’est la folie collective. Dire que tout n’est pas possible en même temps n’est pas tellement décrire la réalité qu’énoncer un principe profondément éthique quant à notre rapport à la réalité. Ce qui me semble gênant, c’est lorsqu’on énonce l’argument de contrainte comme la simple description d’un "état de fait", tout en sous-entendant, sans nulle part en discuter, que cet état est "normatif". Comme s’il y avait "éthique" à se borner à constater l’état de fait, sans chercher à le modifier.

Si, pour utiliser correctement l’argument des "contraintes extérieures", il faut accepter qu’il puisse exister des contraintes de divers types, et parler d’une pluralité des échelles et des types de contraintes, cela devrait nous apprendre aussi à utiliser avec circonspection l’argument du "coût social". Son analyse nous permettra de mieux comprendre le caractère "contraignant" que l’on prête à la compétition économique. D’abord le "coût" s’inscrit dans la visée d’un gain pour un sujet ou un agent : mais "qui" paye le coût et "qui" gagne ? À quoi sert une surproduction de richesses, si l’on ne se demande pas "qui" produit ces richesses ? "Satisfaire le plus d’agents possibles" n’est pas le principe d’une éthique réaliste qui s’opposerait à une éthique généreuse (mais irréaliste) consistant à vouloir satisfaire tout le monde ; car ce n’est pas de la générosité que de chercher d’abord à satisfaire les agents les plus désavantagés (fussent–ils une minorité!), c’est simplement la justice. Et la justice est une contrainte imprescriptible.

Ensuite le "coût" comme le "gain" (les désavantages comme les avantages) ne se situent pas sur une seule échelle mais se distribuent selon la diversité des biens : revenus, patrimoine, avantages sociaux, cadre de vie, sécurité d’emploi, charges, pénibilité, positions de responsabilité, d’autorité, risques, rapport temps de travail-temps de loisir. Et les biens ne sont pas qu’économiques : il y a ceux liés à la vie affective, ou à la famille et à toutes les formes, religieuses ou non, qui font les communautés de langage et de culture; il y a ceux liés à la citoyenneté, ceux liés à l’accès au savoir, aux arts, etc. Or les contraintes économiques sont semblables à celles de la guerre : ce qu’il y a de contraignant ici et là, c’est l’imposabilité des moyens techniques, le fait que l’adversaire le moins équipé doive se doter des mêmes techniques ou bien disparaître. Tout se "mesure" ainsi sur une seule échelle, qui écrase la pluralité des "biens" et des "formes de vie". C’est l’étau de cette imposabilité qu’il s’agit de desserrer. Certes l’"Argent" est la plus puissante des techniques qui aient été inventées pour "représenter" l’"imprésentable", pour faire entrer dans l’échange ce qui jusqu’alors était "gratuit", au-dessus ou au-dessous de toute valeur. Mais aujourd’hui cette logique pose plus de problèmes qu’elle n’en résoud.

En effet, les gains de productivité obtenus par le développement et la surenchère des techniques libèrent un temps pour lequel on cherche de nouvelles activités rémunérées, de nouveaux domaines d’activités auxquels étendre les échanges marchands. Mais on ne peut pas sans cesse gagner du temps, accumuler des stocks de temps : et c’est ainsi que les nouveaux emplois créés ne sont qu’une manière de gaspiller le temps de travail sans valeur d’une nouvelle classe "servile", pour le simple "agrément d’une classe de nantis", qui sinon n’aurait pas le temps, elle, de dépenser son argent! On peut d’ailleurs dire la même chose à l’échelle des échanges planétaires, et ce n’est pas le moindre reproche que l’on peut adresser à la loi du marché, que de se nourrir de "différences nobles" (celles qui tiennent à la pluralité des biens) et de ne laisser derrière lui qu’une "différence brute", la seule inégalité de la richesse et de la pauvreté économiques.

Il faut donc résister à l’idée que tout puisse s’acheter. Il reste de l’"imprésentable", de l’"intraitable", et qui n’est pas moins contraignant que les contraintes économiques, et qui marque la résistance de ce qui ne s’achète pas. Il y a des choses que personne ne peut faire à ma place, même si je paye bien. Pour cela il me faut du temps, un temps que je ne peux pas stocker. Au fond personne ne peut "habiter" à ma place, et il s’agit là d’une contrainte irréductible. Une société ne peut pas durablement et impunément prendre un seul "jeu" pour la réalité, forcer tout le monde à y jouer et imposer partout cette seule "règle du jeu". Et s’il faut rendre à César l’Argent qui est à l’image et à la ressemblance de César, il faut rendre à Dieu ce qui est à l’image de Dieu. Et qui est justement ce que l’argent ne saurait traiter.

Olivier Abel

Paru (un peu plus long), dans Autres Temps n° 26, Juillet 1990.