En 1696 paraissait le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle (16471706), dont le retentissement fut immédiat et immense (9 éditions dans les quarante années suivantes). Voltaire écrivait alors:
Bayle en sait plus qu’eux tous. Je veux le consulter.
Assez sage assez grand pour être sans système,
Il les a tous détruits, et se combat lui-même.[1]
Pourtant Bayle précède la grande bifurcation de la conscience européenne entre les Lumières (elles-mêmes diverses selon les pays), et les réactions romantiques ou piétistes qu’elles suscitent. Relire Bayle aujourd’hui c’est procéder à une sorte d’anamnèse, de remémoration critique de la tradition des Lumières, jusqu’au point où elle trouve son origine dans un sentiment de « ténèbres ». Car il ne croit pas, comme ses successeurs du 18ème, que l’humanité soit une grande famille provisoirement divisée par d’absurdes préjugés et par l’ignorance, et que l’instruction suffirait à pacifier.
L’obligation réciproque de tolérance qu’il propose n’a pas la condescendance ironique et voltairienne de celui qui est au-dessus de conflits absurdes: c’est parce qu’on est tous dans les ténèbres de cet interminable différend qu’il nous faut trouver un modus vivendi dans le différend même. C’est probablement la raison pour laquelle cet auteur provincial et exilé, si secondaire dans la culture « solaire » du temps de Louis XIV, intéresse soudain les contemporains de l’an 2000, agrippés à leurs plaques de discours dans ce qu’on annonce comme la débâcle de la modernité. C’est probablement aussi pourquoi une réflexion sur la condition pluraliste de l’homme moderne peut se laisser instruire un moment par l’oeuvre de Bayle, fût-ce dans une lecture aussi cavalière et subjective que celle ici proposée.
Le trouble initial de la « conscience errante »
Fils d’un pasteur ariégeois, Bayle avait été converti à 21 ans par les Jésuites de Toulouse et c’est avec la même sincérité qu’il revient au protestantisme 18 mois plus tard. Obligé de fuir, réfugié à Genève puis à Rotterdam, il lui restera une doute, ou plutôt l’idée qu’il peut y avoir une sincérité dans l' »erreur », et que c’est sur cette sincérité même qu’il faut fonder le droit de débattre. Pierre Bayle ainsi n’est pas seulement le « type idéal » du Réfugié, avant même la Révocation qui chasse les protestants du Royaume: ce qu’il va développer ce sont vraiment les droits de la conscience errante, c’est à dire d’abord les droits du doute, mais aussi une sorte de tendresse pour les erreurs, « les rognures », pour ce qu’il appelle le « ramas des ordures » du discours et de l’histoire[2]. Bayle présente lui-même son Dictionnaire comme une compilation des erreurs, un « théâtre des fautes » (D2 p.1210), « un entassement massif et divertissant ».
Dans les Pensées diverses sur la comète (1682) déjà il écrit qu’au fond tout le monde est hérétique[3], qu’il n’y a pas de point de vue orthodoxe à partir duquel juger les autres, et que nous sommes tous dans les « ténèbres spirituelles » (Article Pyrrhon, Remarque C, D2 p.915). C’est pourquoi il faut cesser de considérer la vérité spéculative pour s’en tenir à la vérité pratique, c’est à dire à la conscience morale[4], qui ne saurait se laisser désorienter par la multiplicité des spéculations. Avec elle la vérité s’individualise, non seulement parce qu’elle ne se tient pas en dehors d’une pratique, mais parce que dans la croyance même elle devient sincérité, probité.
Dans le Commentaire philosophique sur le « Contrains-les d’entrer » (paru en 1686 après la mort de son frère Jacob dans les prisons de Louis XIV, et qui sera notre principale référence dans cette étude) on retrouve cette idée que toute vérité est une vérité putative, une vérité de croyance: « Un homme peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine »; et encore « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité »(CP p.522a et 422 b).
Et c’est pourquoi l’obligation de croire est absurde, car commander à la main de signer n’est pas commander à la conscience d’affirmer: les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation » (CP p.385b). Car il ne dépend pas de nous que telle ou telle affirmation nous paraisse vraie. L’obligation d’acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus ou n’aimeraient pas telle sauce (CP p.375a); elle est plus ridicule encore, écrit-il, que si le pape Adrien VI avait prétendu obliger ses Etats à avoir du goût pour le merlan (CP p.384a).
Or cette liberté de la conscience, qui ne dépend ni des clergés ni des princes, ni même des sujets eux-mêmes (et c’est ici que l’on bifurque en amont des Lumières) consiste en ce qu’elle dépend de Dieu seul: « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même » (CP p.423a). L’idée renvoie à la doctrine de la prédestination, que quelle que soit notre « condition » au jugement dernier (élus ou réprouvés) nous n’en savons rien, et nul ne peut prétendre lever ce « voile d’ignorance » sans aller « se jeter follement dans le labyrinthe mortel du jugement dernier » comme écrit Calvin. Ainsi la fondation divine de l’ordre social, politique, ou ecclésial, est-elle perdue, cachée ou oubliée, et cette « délégitimation » est de la plus grande importance historique. En tous cas la prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle personne ne peut mettre la main, et c’est bien ainsi que Bayle semble l’entendre ici.
L’écriture pluraliste du Dictionnaire
On peut dire que l’ampleur du Dictionnaire historique et critique, avec ses trois énormes volumes, manifeste l’énergie qu’il lui a fallu pour échapper à ce piège: l’obligation pour exister d' »appartenir » à une orthodoxie[5]. Il y procède de plusieurs manières, qui sont autant de figure du pluralisme, et qui poursuivent le démantèlement commencé dans les Pensées diverses sur la comète, de la fondation des opinions sur l’argument d’autorité, ou sur le nombre des suffrages, sans vérification critique.
Pour échapper à l’obligation d’appartenir à une orthodoxie, il tente en premier lieu d’inventer un public, une communauté imaginaire; c’est ce qu’il avait déjà proposé en 1684 en lançant les Nouvelles de la République des Lettres. A sa mesure, cette revue de recensions critiques, par-delà les clivages religieux et nationaux, et au-delà des cercles érudits, a engendré un public européen qui n’avait jamais pris conscience de lui-même. Elisabeth Labrousse observe que cette libre-communauté est venue chez Bayle remplacer ce que les Eglises ne pouvaient réaliser d’équité et de fraternité[6]. C’est une communauté fondée par l’équidistance au droit d’interroger, de douter, d’essayer.
Ensuite, Bayle invente avec le Dictionnaire un nouveau genre littéraire. Sa mise en page est une mise en abîme ou en « absence » de textes qui ne se répondent pas. Le texte des articles s’efface littéralement devant la juxtaposition intrépide de colonnes de notes et de remarques tranquillement contradictoires. Et puis l’usage de la marge pour la critique des références utilisées, l’incertitude quant au statut rhétorique de ses récits, de ses interrogations ou de ses ironies, tout ce mélange des genres est à la fois le lieu où s’engendre un public inédit, une communauté capable de supporter ce polycentrisme méthodique, et une manière inédite de représenter la réalité historique. Le Dictionnaire représente l’expérimentation du pluralisme comme configuration d’écriture; et cette configuration n’a pas eu de postérité à la hauteur des possibilités qu’elle ouvrait, notamment pour la philosophie et pour l’histoire.
Le grand nombre d’articles consacrés à des philosophes tisse peu à peu un dialogue sans question commune, où l’accent est souvent placé sur les biographies. Comment en effet faire dialoguer Spinoza, le doux « athée de système », Pyrrhon qui faisait en sorte de ne jamais trouver le vrai, Rorarius sur l’intelligence des bêtes (il s’agit indirectement de Leibniz qui répondra par ses Essais de théodicée), Hobbes qui avait prévu la guerre civile, et le frugal Epicure?
On trouve la même démarche dans l’invention d’une nouvelle forme d’histoire qui fasse crédit à la diversité et à l’hétérogénéité des « récits », avec ce geste de remettre les textes ou les discours dans leurs contextes, objectifs ou subjectifs, et cette pluralisation des points de vue: rapporter chaque fait, chaque signification, chaque « fait de valeur » historique à son « histoire », à sa narration, à son langage. L’oeuvre critique consiste ainsi à construire une mise en scène, un dialogue des points de vue narratifs, une sorte d’intrigue qui pluralise les points de vue énonciatifs. Et cela dans une structure littéraire qui est déjà typique des Lumières, avec la même esthétique de la discontinuité, la même pluralisation des types de vérité (D2 p.1216). Mais on pourrait aussi dire que son écriture est shakespearienne, plus archaïque que celle des Lumières et même que celle de son temps. Comme dans la dramaturgie de Shakespeare, on a affaire à des langages, des bouts de discours et d’argumentation, jetés pêle-mêle, même s’ils sont contradictoires et incommensurables. Dans le chaos narratif des témoignages et des justifications, il s’agit donc de former un récit assez vaste, assez polycentrique, pour porter en lui la pluralité des points de vue, en prêtant la voix jusqu’aux plus petites hérésies de l’histoire des religions.
Le Dictionnaire se présente ainsi à lui seul comme une bibliothèque fragmentée et lacunaire[7], un carrousel de références autour d’un « livre
absent », qui serait une sorte de bible, de livre de tous les livres. Les lecteurs rescapés de la lecture de ces fragments incommensurables et placés à même le texte, ayant traversé le texte, se retrouvent ensemble dans un monde ou cohabitent des figures et des discours que l’on considérait jusque là comme incompatibles. Si l’histoire et la philosophie sont en effet indissociables de la dispersion des langues et des croyances, que deviennent-elles, et dans l’absence d’un jugement dernier qui pourrait trancher, comment vivre ensemble et partager nos pensées?
La pluralité du mal
Le sentiment qu’on est tous perdus dans les ténèbres et l’absurdité doit aussi beaucoup à l’existence incompréhensible du mal. Bayle a mille formules pour décrire cette existence comme un fait brut. Parlant de l’histoire, il la résume sous la formule suivante: « Cent désordres honteux et absurdes et un malheur presque continu »[8]. On le voit dans son débat avec Leibniz, son problème n’est pas de prouver l’existence du mal, car l’individu ne saurait être consolé de sa misère en apprenant qu’il y a un point de vue sous lequel tout est heureux. Le fait que quelqu’un vive quelque chose comme une douleur, comme un malheur, est déjà trop. Pour supprimer le problème du mal « il faudrait supprimer jusqu’à la dernière minute les supplices des enfers »[9]. Mais ce qui est vécu comme malheur est en plus vécu comme absurde et injuste.
Car l’homme est souvent plus méchant que malheureux. L’article « David » du Dictionnaire le montre bien : voilà le roi David, ce grand personnage biblique, qui est un grand criminel, et qui est pourtant béni par Dieu. Et « David » n’a rien d’exceptionnel. Cette figure de la prospérité des méchants est une figure classique. Mais Bayle la radicalise, car pour lui nous sommes tous méchants. Il écrit: « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi » (D2 p.1211).
On peut constater de l’autre côté que l’homme est plus malheureux que méchant. Ce serait ici plutôt la figure biblique de Job, et cette figure du malheur des justes est aussi une figure classique. Mais là encore Bayle la radicalise avec l’idée que nous sommes tous malheureux, et plus malheureux encore que méchants. Par désir de donner un sens, de rationaliser le mal, c’est à dire pour Bayle par superstition, l’homme préfère encore que le mal subi soit la punition d’une faute plutôt qu’inexplicable[10], et cette vision punitive rajoute au malheur déjà là.
Cette disproportion initiale pluralise dès l’origine la question du mal, en montrant que l’on ne saurait le réduire à une forme principale dont les autres seraient dérivées: selon les points de vue, on ne voit pas le mal au même endroit, il y a du différend quant au mal même, et un malheur ne saurait renvoyer les autres au silence sans faire du mal en plus. Et si l’histoire humaine, par chacune des vies à chaque époque, rajoute un chapitre inattendu à cette histoire pourtant sans surprise de l’universel malheur, c’est sans doute que la véhémence même de la riposte à la figure de l’horreur pour elle dominante peut engendrer de nouveaux malheurs, inaperçus tant (qu’) on se bat contre d’autres.
D’où la diversité des postures éthiques successivement adoptées par Bayle, comme si une morale unique risquait de devenir perverse, comme si seul un véritable pluralisme moral était à la hauteur de cette pluralité du mal. Première posture: le crédit à tout ce qui existe, la tendresse pour tout ce qui fut, pour tous les points de vue sur la vie et l’histoire, et surtout pour les plus petits, les plus éloignés. Deuxième posture: le respect pour la complexité du tissu narratif, la pluralité vivante et historique des voix. Troisième posture: la critique des sources, le recoupement des témoignages, chacun rapportés à son contexte historique. Quatrième posture: l’obligation de réciprocité, de ne pas faire à autrui ce que je ne voudrais pas qu’il me fasse. Cinquième posture: le sens du tragique, du dilemme déchirant, du conflit des légitimités. Sixième posture: la dérision comique, la possibilité de vivre dans le malentendu même. Septième posture: l’appel inconditionnel de l’Evangile compris comme l’effacement de tout souci de soi.
Chacune de ces postures détermine une perception du mal et du malheur spécifique, et elles semblent bien irréductibles les unes aux autres. Je m’attarderai ici un moment sur l’oscillation caractéristique chez Bayle entre une sorte de rétorsion comique, d’ironie qui retourne les arguments, et l’exigence de s’en tenir à des quelques règles de respect mutuel minimal, une sorte de morale minime pour temps de guerre[11].
La rétorsion comique
Bayle tourne en dérision ceux qui se rendent célèbres en écrivant des livres contre la réputation (D1 Préface p.X). Et il propose de cesser de « donner de beaux noms à ce qui nous appartient et des noms infâmes à ce qui convient aux autres » (CP p.397b). Ce genre de rétorsion comique apparaît dans ces « démonstrations par le ridicule », si fréquentes sous sa plume. En matière de croyance religieuse, par exemple, il y a bien quelque chose de ridicule dans ces apologies de la contrainte pour la bonne Cause: « Une chose qui serait injuste si elle n’était pas faite en faveur de la bonne Religion, devient juste lorsqu’elle est faite pour la bonne Religion (…) battez, fouettez, emprisonnez, pillez, tuez ceux qui sont opiniâtres, enlevez leur femmes et enfants (…) il n’y aurait plus d’action si infâme qu’elle ne devienne un acte de piété » (CP p.375b). A cette pétition de principe Bayle objecte « qu’il est ridicule de raisonner en supposant toujours ce qui est en question » (CP p.359b). Ainsi, Augustin blâme chez autrui ce qu’il canonise pour son parti « avec tant d’impertinence que les païens ne puissent se tenir de rire » (CP p.391a).
Ce qui fait rire c’est que l’adversaire pourrait dire exactement la même chose, et qu’il n’y a pas de raison de lui refuser la justification qu’on se donne. Sans quoi cette justification est hypocrite. apparaît ici la figure, fréquente chez Bayle, de Tartuffe et de la tartufferie. Le démasquage de l’hypocrisie par le ridicule est fréquent chez Bayle, et peut être rapporté à Molière, comme le montre l’article Poquelin de son Dictionnaire, rédigé alors que le comédien vient juste de mourir.
Bayle montre qu’il y a une relativité du comique, et que l’on ne rit pas des mêmes choses dans les différents milieux et dans les différents pays; or Molière fait rire universellement. C’est bien l’observation d’un exilé : pourquoi le comique de Molière est-il traductible ainsi dans une multiplicité de milieux, de langues et de pays? C’est justement parce qu’il universalise la non-universalité, c’est à dire qu’il critique la prétention à universaliser, à prendre son point de vue pour le seul, pour le seul véritable, pour le seul bon. Le seul rire vraiment universel, c’est le rire envers la prétention unilatérale à l’universalité[12].
Il y a néanmoins un tragique de ce rire ou de ce ridicule: c’est que si justement on a ri de celui qui disait cela, on ne pourra plus jamais afficher les mêmes prétentions avec le même aplomb, ni même du tout. C’est ce qui rend ce comique grinçant, prêt à basculer dans l’absurdité. Bayle écrit quelque part: « C’est une comédie de votre part et une tragédie pour nous »[13]. On trouve donc les deux mouvements. D’une part le tragique devient comique, et précisément c’est la relativisation, ce geste des Lumières par lequel on sort des guerres de religion. Mais d’autre part le comique renvoie au tragique, comme si pour Bayle, loin d’accéder aux Lumières, on était toujours dans les Ténèbres, sans possibilité d’en sortir. Nous aurions alors des procédés comiques pour nous laisser au bord du sentiment tragique, par l’effet burlesque de cet « art de la dissonance » propre à Bayle, et dont Roger Zuber estime qu’il cherche à « reproduire par l’écriture une insoutenable réalité? »[14].
l’impératif catégorique
Le tragique de l’universel malentendu, et son comique, conduisent à la même conclusion pratique, dont on ne sait si elle se rapproche plus de la « morale par provision » de Descartes ou de l’impératif catégorique de Kant. Quand par exemple les convertisseurs se justifient en disant qu' »en convertissant les pères on gagne les enfants », et que la contrainte faite aux pères permet ainsi le salut de l’âme de leurs enfants, il objecte: et si tout le monde faisait pareil (CP p.383a)? Il écrit plus loin que tous les chrétiens peuvent se justifier par le verset biblique du « contrains-les d’entrer » (parabole du Banquet, Luc 14/1623), et que si ce devoir était universel un malheur universel s’ensuivrait: « il faut donc ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre »[15].
L’argumentation que Bayle place à l’appui de ce geste est très significative : si chaque partie se croit « orthodoxe » et si les débats portent sur le fond, pour savoir qui est dans le vrai, « cette affaire est de longue haleine comme chacun sait de sorte que comme en attendant le jugement définitif du procès (…) on ne pourrait rien prononcer sur les violences » il faut bien qu’il y ait de règles communes à toutes les parties et qui soient en dehors de nos opinions (CP p.391b, 392). Bayle fait surgir son éthique des ténèbres et de la guerre même, de cet insurmontable différend dans lequel nous sommes placés, de cette rhapsodie de débats inachevables que l’on retrouve jusque dans la mise en page du dictionnaire.
La sorte de généalogie de l’impératif catégorique ici proposée partirait d’un sentiment de ténèbres, de guerres de religions interminables, intraitables, dans laquelle il s’agit de devenir plus empirique et plus pragmatique. Hume serait alors le principal chaînon de cette lignée, et l’on connaît l’importance de Bayle pour lui[16]. Mais il me semble nécessaire d’établir une seconde lignée, où la généalogie de l’impératif catégorique se ferait à partir du sentiment de compassion, qui pour Bayle s’attache à la « douceur évangélique », à l’évangélique effacement de tout souci de soi[17], mais que l’on retrouve autrement dans le thème de la pitié développé par Rousseau avant Schopenhauer. Par le sentiment de ce qu’on pourrait appeler une « égalité pathétique », Bayle prépare Rousseau. C’est en ce sens aussi qu’il précède et excède le clivage entre les Lumières et le Romantisme.
Pluralisme et cohérence
Ayant disposé ainsi quelques-uns des traits qui marquent la condition pluraliste de l’homme moderne, et l’obligation inédite de cohérence interne à laquelle il se trouve abandonné, il est temps de rassembler ces différents éléments dans la conception pluraliste de la « cité » moderne, telle que Bayle se l’imagine. Le pluralisme et la réelle tolérance religieuse des villes des Pays-Bas forment le contexte immédiat de ses propos, et pourtant, au lieu de devenir antimonarchiste comme certains de ses adversaires protestants réfugiés (comme Jurieu), il demeure fidèle à la monarchie. C’est le problème de cette équation entre monarchie et pluralisme, peut-être dû à de simples hasards biographiques, qui l’obligent à inventer une solution inédite.
Il n’est pas inutile de repartir de cette idée, que ce n’est ni le nombre, ni l’Autorité des suffrages ou des témoignages à son appui, qui fait la valeur d’une proposition, mais sa qualité spécifique d’argumentation ou de conviction. Cette théorie du témoignage historique, développé dans les Pensées Diverses sur la Comète, et reprise un peu partout dans le Dictionnaire ou dans le Commentaire philosophique, comme bien plus tard dans les Réponses aux questions d’un provincial, montre deux choses: 1) la pluralité n’est pas un accident extérieur, mais le déploiement d’une structure intérieure de tout témoignage (qu’il soit historique, juridique ou religieux)[18]; 2) mais le témoignage structure une responsabilité, c’est à dire une cohérence interne à chaque existence, une « probité » qui limite de l’intérieur les abus du pluralisme (c’est à dire la relativisation générale, la tendance à zapper quand ça nous arrange, etc.).
En effet il y a dans l’idée de témoignage, de porter témoignage, dans l’idée d' »attestation », l’acceptation implicite de la pluralité des témoignages: que vaudrait un témoin qui nierait toute valeur aux autres témoignages qu’au sien? L’attestation n’est pas exclusive d’un certain mode « véritatif ». Au contraire elle entretient un rapport tout à fait spécifique avec la vérité (la vérité historique par exemple ou la vérité juridique) et suppose une procédure de vérification spécifique: la multiplicité des témoignages (non pas leur multiplication numérique, quantitative, mais leur pluralité). Mais cette pluralité n’a de sens qu’accompagnée de la fermeté et de la cohérence avec laquelle le témoin atteste sa part de vérité[19].
C’est cette équation entre pluralité et cohérence que l’on retrouve au plan politique dans son Commentaire philosophique, où il propose une rhapsodie d’arguments hétéroclites (religieux, éthiques, exégétiques, et politiques), pour prouver la solidité, unificatrice pour le politique, du pluralisme religieux. Il s’agit à la fois de réflexions sur la situation pluraliste des sociétés après l’éclatement des orthodoxies religieuses, et de l’analyse des conditions de réalisation du pluralisme dans une société donnée.
Solidité du pluralisme
Dans le De una religione, que Bayle qualifie de « traité absurde », Juste Lipse estime qu’il ne faut souffrir qu’une seule religion dans un Etat, et que toute autre conception conduit l’Etat au chaos. Mais il suffit de considérer l’empire Ottoman (CP p.420) pour voir que la tolérance peut trouver des formes d’institution politique. Mieux, loin d’y voir seulement un moindre mal, Bayle imagine un Etat plurinational, plurilinguistique, et que cette multiplicité même « marquerait plus de grandeur » (CP p.418b). L’argument est ici politique: c’est à cause de l’intolérance que les partis s’affrontent dans ce qu’ils ont de pire; car l’in tolérance est imposable à l’adversaire et de proche en proche cela en fait un principe d’abomination universelle (CP p.419). S’il y avait tolérance, il y aurait une honnête émulation aux bonnes moeurs et à la science et ce serait la cause d’une infinité de biens. Bayle compare la tolérance au concert de plusieurs instruments et à la concorde de sentiments opposés (CP p.415b). Cet éloge correspond bien au pluralisme introduit par la sécularisation qui s’amorçait de la société hollandaise.
Dans l’esprit de Bayle, le politique toutefois suppose l’unité de cette diversité. Cette unité correspond à l’institution même des Autorités, qui (si elles n’ont pas de pouvoir sur les consciences[20]) ont pour mandat d’établir la paix publique et d’empêcher les violences (CP p.416b et 431b). C’est ici qu’intervient l’argument monarchique: à cause des désordres possibles du fait qu’une majorité religieuse déteste une minorité, il faut un gouvernement fort, capable de résister à l’opinion publique et à la flatterie (CP p.419a), capable résister au nombre des suffrages, ou à la véhémence des autorités religieuses. Ce plaidoyer pour un pouvoir central correspond bien au monisme renforcé depuis Richelieu par les Jacobins et par la laïcité française.
Pour Bayle, le principe d’unité politique ne doit plus être fondé sur le pilier d’une religion officielle. Ce qui fait la solidité de la tolérance chez Bayle, c’est précisément la force des diverses convictions religieuses: c’est le fait qu’elles s’opposent entre elles qui forme la solide et unique voûte de l’obligation à la tolérance civile. Les confessions religieuses (au sens large) renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique d’être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Et ce qui fait la solidité du pluralisme, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte: 1) c’est le poids, la force, la pression conjointe exercée par la pluralité des témoignages, des confessions, 2) autour d’un vide central auquel tous ont renoncé, et organisant le cercle d’une communauté d’équidistance.
Voici donc un auteur, en amont de la bifurcation entre Lumières et Romantismes, qui pensait en même temps, et comme si c’était la même chose, la solidité du politique autour d’un « centre vide » (cher à Claude Lefort), et une sorte de « consensus par recoupement » des diverses traditions ou contributions à l’institution commune (cher à Paul Ricœur). Car Bayle ne dénonce pas la croyance comme telle; il sait que la croyance est au reste, le sable des propositions de mondes possibles, ce qui donne au sujet un point de vue, une voix, un corps, et qui rend le monde habitable. Mais ce que Bayle dénonce c’est la prétention d’une croyance humaine à être la seule véritable et à ramener toutes les autres à elle. Parlant de l’unification religieuse il écrit: « comme la diversité d’opinions semble être un apanage inséparable de l’homme (…) il faut réduire le mal au plus petit désordre qu’il sera possible; et c’est sans doute de se tolérer les uns les autres » (418b).
La tolérance n’est donc pas simplement la cohabitation courtoise et relativiste de désirs, traditions, langages ou convictions disparates, au plan universaliste du respect réciproque. Une telle cohabitation est un droit fondamental, et non une tolérance. La tolérance apparaît là où ces formes de vies entrent en guerre. D’abord parce que le conflit accepté et honoré entre les « universaux en contexte »[21] (ce que chaque culture comporte de visée universelle), est le seul lieu où peut s’élaborer le consensus par recoupement qui institue notre vivre-ensemble.
Ensuite, parce que ces diverses formes de vie, pour être vivantes et créatrices, ont parfois besoin d’être sourdes à la valeur des autres. La tolérance apparaît, dans l’ombre de ce conflit, avec le sentiment que c’est dans ce qu’une culture a de plus vif et singulier, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans celle des autres[22]. La tolérance est alors la joie que cela existe.
Olivier Abel
Notes :
[1] Cité sans autre référence par Jean Wahl, Tableau de la philosophie française, Paris: Gallimard–Idées, 1962, p.43–44.
[2] Le Dictionnaire historique et critique sera ici cité dans la seule version actuellement disponible quoique non intégrale, publiée par E.Labrousse, Hildesheim–New–York: Georg Olms Verlag, 1982, en deux volumes (D1 et D2). Ici, D2 p.1212 (Dissertation sur le projet d’un Dictionnaire Critique). Le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus–Christ « Contrains–les d’entrer »; où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte; et l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, et l’apologie que St.Augustin a faite des persécutions, texte le plus utilisé pour cette étude, est paru pour partie sous le titre De la tolérance, Paris: Presses Pocket, 1992. Mes références se rapportent à la seconde édition des Oeuvres Diverses de Bayle, Tome 2, Trévoux 1737 (ici cité CP suivi du n_ de page, la lettre a ou b désignant la colonne).
[3] Si on interrogeait n’importe quel paysan, au milieu de la France, on s’apercevrait que sans le savoir il est nestorien, paulicien, ou de quelque autre secte considérée comme hérétique (Pensées Diverses sur la Comète, Paris: Nizet, 1984, ici cité PDC1 ou 2, ici PDC2 p.180).
[4] Il y a chez Bayle une distinction perpétuelle entre la controverse et le sentiment, entre la raison et le coeur: il y a « des gens qui ont la Religion dans le coeur et non pas dans l’esprit. Ils la perdent de vue dès qu’ils la cherchent par les voies du raisonnement humain (…) mais dès qu’ils ne disputent plus et qu’ils ne font qu’écouter les preuves du sentiment (…) ils sont persuadés d’une Religion et ils y conforment leur vie autant que l’infirmité humaine le permet » (cité dans le grand classique de Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, Hétérodoxie et rigorisme, La Haye: M.Nijhoff, 1964, p.314–315.). Cette distinction rejoint celle qu’il établit entre la conscience savante et la conscience morale, et qui provient de la disproportion cartésienne entre l’entendement fini et la volonté infinie. La conscience savante est limitée, comme l’est l’entendement (ce refus d’une spéculation infinie préfigure la critique de la métaphysique chez Kant). Et la conscience morale reste seule, comme la volonté, c’est à dire seule sans l’entendement, condamnée à la seule sincérité (CP p.427–b, 437–b, 441–b). Elle ne peut se décider sur un savoir préalable, et donc « en attendant » elle doit faire face à la singularité de la situation, avec toute la probité dont elle est capable.
[5] Accusé par certains réfugiés protestants d’être à la solde de Louis XIV, il est destitué en 1690 de sa chaire de philosophie à Rotterdam, et c’est alors qu’un libraire lui alloue la petite pension qui lui permettra de se consacrer à son oeuvre principale.
[6] Elisabeth Labrousse, « Postface », in: Olivier Abel et Pierre– François Moreau éd. Pierre Bayle: la foi dans le doute, Genève: Labor et Fides, 1995, p.131. Au–delà de ce collectif, on se reportera utilement au petit ouvrage de Hubert Bost, Pierre Bayle et la religion, Paris: PUF, 1994.
[7] Les entrées du Dictionnaire sont déconcertantes, par l’importance qu’il accorde à des personnages ou à des doctrines très secondaires, et l’absence de beaucoup d’autres plus importants: c’est que Bayle ne voulait que montrer l’incomplétude des autres Dictionnaires ou Histoires!
[8] Voir avec cette citation, le très beau commentaire qu’en fait E.Labrousse, op.cit. p.353 (et l’ensemble du chapitre 12).
[9] Cf. Bayle argumente aussi à partir de l’éventualité d’une Création toute autre : avant la génération du monde, tout était insensible et on n’y connaissait pas le plaisir, mais pas non plus de chagrin, de douleur. Dieu aurait très bien pu créer un monde sans douleur. Si même la cessation du plaisir résulte d’une usure des fibres du cerveau, Dieu aurait pu conserver éternellement ces fibres, ou faire en sorte que notre bonheur n’en dépende pas (Article « Pauliciens » du Dictionnaire).
[10] S’il fallait l’expliquer, les Manichéens le feraient à meilleur compte avec leur combat entre les forces du mal et celles du bien.
[11] Comme disait Kant reprenant la chronologie d’Hésiode, « l’âge de fer étant coextensif à l’histoire »…
[12] C’est la différence avec la pensée « solaire » de Descartes: « Cogitas ergo es » écrit Bayle dans son cours à l’Académie de Sedan (vers 1676). Le rapport à la vérité est un rapport oblique, un rapport à l’erreur, à la pluralité des erreurs, opérant à travers la correction réciproque des erreurs.
[13] Pierre Bayle, Ce que c’est que la France toute Catholique, Paris: Vrin, 1973, p.64.
[14] R.Zuber, « L’écriture comique de La France toute Catholique », in La Révocation de l’Edit de Nantes et les Provinces-Unies, Leyde: 1985, p.179.
[15] CP p.444–b. Kant formule ainsi: « agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».
[16] Entre autres, voir son utilisation dans les Dialogues sur la Religion Naturelle (Paris: Vrin, 1987) des arguments de Bayle tirés des Pensées Diverses et de leurs Continuations (cf. M.Malherbe, Préface aux Dialogues, op.cit. p.29). Voir également Michael Ayers, « A question of influence », dans Philosophy in History, Cambridge University Press, 1984.
[17] Bayle, dans la Remarque B de l’article Pyrrhon où il fait discuter deux abbés dont l’un bon philosophe, va jusqu’à mettre en cause l’identité des interlocuteurs au nom même de le conservation des créatures par une création continuelle: « Qui vous a dit que ce matin Dieu n’a pas laissé retomber dans le néant l’âme qu’il avait continué de créer jusques alors, depuis le premier moment de votre vie? Qui vous a dit qu’il n’a pas créé une autre âme modifiée comme était la vôtre? Cette nouvelle âme est celle que vous avez présentement » (Article Pyrrhon, Remarque B, D2 p.915). Lorsqu’il écrit cela, l’argument est pyrrhonien dans son usage éristique, mais ce qui l’anime c’est ce doute de compassion, par lequel soudain l’on fait moins de différence entre soi–même et un autre, qu’entre soi et soi à un autre moment de sa vie.
[18] Et cette pluralité n’est pas encore réalisée dans nos sociétés, n’a pas trouvé son ampleur véritable: nous avons essayé (avec les différentes formes de sécularisation et de sécularisation) le pluralisme religieux et culturel, mais nous ne savons pas ce que serait un véritable pluralisme politique et économique, sans lesquels le premier ne peut se réaliser pleinement.
[19] Par cette structure, où l’on reconnaît le rythme de l’herméneutique critique de Paul Ricœur, l’attestation comporte un va–et–vient entre le respect critique (de la pluralité des attestations) et la véhémence ontologique (exiger de chaque attestation possible une cohérence interne qui la rende authentique).
[20] Pour qu’une loi soit juste « il faut que celui qui la fasse ait l’autorité de la faire et qu’il ne passe pas son pouvoir » (CP p.384).
[21] Cf. Paul Ricoeur, Soi–même come un autre, Paris: Seuil, 1990, p.336 sq. Voir également Michaël Walzer, « Les deux universalismes » in Esprit 1992/12.
[22] Cf. Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, Paris: Seuil, 1964, p.299.