Jusqu’où iront les voitures ?

C’est la rentrée, on reprend les rythmes ordinaires, les petits inconvénients et les petits agréments de la routine, on reprend la voiture… Mais non ! On n’a jamais arrêté la voiture. La voiture demeure. C’est le pivot, peut-être le seul point immobile de nos vies, celui autour duquel tout le reste tourne. Laissons-nous ralentir, si l’on peut dire, par ce sujet qui évoque aussitôt et simultanément un inconvénient et un agrément tels qu’on ne peut en concevoir de plus obsédants.

Les cités humaines toujours se sont construites autour d’un centre, citadelle, cathédrale ou autre. La forme de nos cités désormais est faite pour les voitures, et nous lui sacrifions tout: les réserves minérales les plus rares de la galaxie et pour lesquelles seules nous sommes vraiment prêts à la guerre, l’atmosphère que respirent définitivement nos propres enfants, le meilleur de notre espace et de notre temps. Qui calcule jamais la part qu’occupe la voiture et tout ce qu’elle comprend dans son temps de travail et de loisir ? La voiture peut-elle sans ridicule donner une base solide à la logique économique de notre société ? N’est-ce pas notre commune maladie, cette voiture folle, même sans tenir compte des victimes rituelles que nous offrons à notre principale idole, et pourquoi cela ? Réfléchissons.

La voiture refait sans cesse l’unité brisée entre le développement technologique et la part de rêve ou d’imaginaire de notre humanité. La technologie qu’elle intègre en fait un prolongement organique du corps, un habitacle projectile dont la forme se rapproche du dauphin ou du requin, un objet vivant, protecteur et intelligent auquel nous nous accordons et qui nous donne un corps de rêve, de vitesse ou d’adresse. La voiture nous offre le moyen de déplacement généralisé qui seul donne sens à nos vies. Toujours nous voulons aller voir ailleurs si nous y sommes. Nous n’y sommes jamais, bien sûr, mais au moins, pendant le déplacement, la vie a un sens et nous sommes un moment apaisés, transportant avec nous cet habitat minimum et ces plaisirs miniaturisés auxquels le déplacement nous réduit: car la musique et la vitesse déréalisent le monde, le fluidifient.

Et puis la voiture que nous choisissons, sa marque et son image, affiche ce à quoi nous voudrions nous identifier. Les humains ne peuvent exister qu’en montrant les uns aux autres qui ils sont, en se dévoilant par l’action. Mais il n’y a plus tellement d’espace pour cela : l’espace politique n’est pas un lieu possible pour cette démonstration de chacun, et le monde du travail non plus, où les humains sont souvent tenus à un rôle qu’ils n’estiment pas être le leur; les loisirs sont trop souvent des lieux de consommation. Tandis que par la conduite en voiture, chacun peut montrer de quoi il est capable, de quelle agressivité ou de quel calme, de quelle adresse ou de quelle distraction. La conduite en voiture est devenu le lieu de l’action, la métaphore de notre morale intime: montrez comment vous conduisez, et vous montrerez comment vous vous conduisez. C’est là que nous montrons comment nous tenons compte des autres, et comment nous tenons compte du fait que les autres doivent tenir compte d’autres "autres" que nous mêmes (cela nous apprend que la morale n’est pas qu’une petite affaire de vis à vis intersubjectif, mais s’inscrit dans un monde complexe). C’est là que nous montrons aussi comment nous pouvons obliger les autres à tenir compte de nous : en voiture au moins on a forcément une "place" à peu près égale à celle des autres, et nous y éprouvons notre existence (celui qui n’a pas le permis bat de l’aile au bord de l’inexistence). Nous sommes tous ensemble face à la mort possible, face à la responsabilité, dans le commun théâtre des grandes questions de la vie, simples comme des chemins et des carrefours.

Pourquoi alors se méfier de la voiture ? Justement parce que c’est trop le substitut de ce que nous ne pouvons plus vivre autrement. Il y a quelques années, un ami, en ouvrant la porte de sa voiture spacieuse et superbe, et comme pour s’excuser, me disait : "tu comprends, la voiture est le seul lieu où nous sommes enfin vraiment en famille". Le lendemain j’ai donné ma voiture au premier étudiant preneur. Je sais que ce n’était là qu’une stupide objection de conscience, mais je m’y suis tenu. Et je souhaite le même petit inconvénient, le même petit agrément, à tous ceux qui le peuvent.

Olivier Abel

Paru dans La Croix le 19 septembre 1998