Il ne s’agira pas ici de discuter directement l’étrange paradoxe que dans un âge où l’individualisme est à ce point affiché, il est probable qu’il n’y ait jamais eu si peu d’individus. Des individus, je veux dire des êtres capables de se rassembler, des « êtres non divisés », non éparpillés dans des bouts de vie jetés à la suite les uns des autres, à la va comme je te pousse. Nous croyons à l’existence des individus comme nous croyons à l’existence des microbes et de l’inconscient, et comme jadis on croyait à celle des anges ! La société occidentale et libérale en a fait l’un de ses dogmes, de ses présupposés indiscutés, puisque ensuite les diverses figures de la politique, de la conjugalité, de l’échange marchand, de la morale, n’en sont que des compositions diverses : les individus, qui forment à la fois les sujets et les entités irréductibles de la société, se composent entre eux plus ou moins librement.
Mieux: nous avons ainsi fait de la conscience, de la subjectivité individuelle, le lieu de toute légitimité: « le sujet est roi », et d’autant plus roi que nul ne lui fait plus vraiment crédit et que rien ne vient proprement autoriser sa subjectivité; elle doit s’autoriser toute seule. La responsabilité, morale et juridique, repose sur le consentement individuel, qui semble devenu la justification à tout faire. Je dis cela avec d’autant plus d’assurance et de perplexité que la morale protestante, dont je suis parfois un exemplaire, a fait de cette responsabilité individuelle sa règle de réponse, et que souvent j’y tiens encore assez. L’idée est alors que l’individu est un sujet capable de jugement, une personne majeure et vaccinée, autonome : auteur de la règle à laquelle elle-même obéit.
Encore mieux : l’individu accompli est pour nous celui qui a poussé le plus loin possible la diversité de ce que j’appellerai les essais de soi. Sur la scène de la vie ainsi, chacun est appelé à se singulariser, à s’individualiser, en multipliant les essais d’exister, les relations, les expériences, les échanges où il prend place et importance ; chacun cherche à augmenter son jeu, ce qu’il aura donné et reçu dans la vie. Et tout cela a certainement du bon.
Mais qui peut se targuer, par ce souci, d’avoir « augmenté sa vie » d’un cheveu ? Et ne peut-on dire que ce qui échappe ainsi à notre civilisation, si fière de son individualisme, c’est de reconnaître combien l’individu ainsi défini est coûteux, luxueux et « finalement rare ». Pourquoi sommes-nous à ce point assurés d’être des individus, comme un acquis irréversible et de droit, de naissance ? « Je ne suis pas sûr d’être un individu », confiait un philosophe allemand il y a presque deux siècles. Ne peut-on pas se demander, au fond, si nous ne payons pas très chèrement cette survalorisation de l’individu en Occident. « Oh là là, ce qu’ils sont importants les individus, ici ; ce doit être dur pour eux », disait ma femme venant d’Istanbul après quelques mois à Paris. Car « plus nous avons affaire à un individu » très particulier, très intelligent, très actif, riche de compétences et d’expériences, et « plus nous avons affaire à la mort » comme un horizon terrible, comme s’il fallait perdre, se dépouiller de tout ce que l’on a acquis pour revenir à l’extrême simplicité de la mortalité. Et plus haut et vite nous sommes montés dans l’individualisation, plus lourdement et plus violemment nous chutons dans la disparition. Quelle angoisse, alors, quel vertige pour les individus que nous sommes tous devenus !
Comment faire alors, puisque nous avons goûté au fruit de l’individualité et que nous ne pouvons plus revenir en arrière, comment faire pour que cette descente, cette redescente, soit légère ? Comment faire d’elle « un mouvement doux accompagné de sensation », et juste ce qu’il faut pour « enlever au pas d’un enfant son peu de poids »? Mine de rien cette petite question n’est-elle pas bien plus grave que tant d’autres qui font les importantes ?
Olivier Abel
Paru dans La Croix le 14 mars 1997