La naissance effacée au nom de la vie

Puis-je jeter un bref doute ? Une ombre plane sur notre monde et m’inquiète : celle portée par le triomphe de la Vie. J’écrirai ces lignes non seulement à contrecœur, car j’aime la vie, mais aussi à contre-pensée ; parce que tout nous porte à penser et vouloir la vie contre l’idéologie envahissante de la technique et de l’instrumentalisation du monde. Or à chaque instant, après d’autres comme Hannah Arendt, je m’aperçois que c’est plutôt l’idéologie de la Vie qui triomphe, sous des formes variables et même opposées, mais qui nous tiennent ensemble sous la même impérieuse règle. Le lecteur me pardonnera d’en camper quelques figures, dont certaines ne lui diront rien, mais qui ensemble bordent notre imaginaire commun.

Michel Foucault nous avait montré, naguère, sous le nom de « bio-pouvoir », que l’âge de la gestion de la santé publique, du patrimoine génétique et de la démographie, était aussi l’âge des génocides: il nous rappelait au passage que c’est du cœur de nos nations « modernes » que venait l’idée génocidaire, et l’enquête historique aurait intérêt à suivre ce fil qui remonte jusqu’à nous, plutôt que de désigner la lointaine et incompréhensible folie des « jeunes turcs » ou des nazis. Car depuis la littérature jusqu’à la philosophie, tous nos bons auteurs ont rejeté, à juste titre certainement, la polarité du sujet et de l’objet, de la liberté et de la nature : ils parlent avec Heidegger du « monde de la vie ». Giono, dans son « triomphe de la vie », nous appelait à revenir aux vraies richesses. Bergson faisait l’éloge d’une intuition proprement vitale du mouvant, du dissymétrique, bref, du vivant, contre ce qu’il estimait en son temps être le triomphe de l’ « homo faber », de la machine et de l’utilitarisme. Freud, en dernière analyse, rapportait tout au combat éternel entre le désir de vie et le désir de mort. Nietzsche affirmait que la vie, cette puissance de volonté, a besoin du mensonge. Marx, déjà, avait montré que toute valeur venait du travail vivant, et que toute activité était une activité de la vie ; n’a-t-il pas vitupéré contre la vanité d’une contemplation seulement théorique, et contre l’illusion des actions seulement individuelles ? La belle lecture de Michel Henry a d’ailleurs bien montré chez Marx ou chez Freud cette mystique de la Vie.

Tous nos bons auteurs ont ainsi substitué, sous quelques bons motifs, le bonheur vivant à la primauté de l’utile ou du devoir: la Vie est devenue à elle-même, dans sa propre et perpétuelle reproduction, son propre et souverain Bien. Le seul qui demeure. L’éthique est aujourd’hui centrée sur la bioéthique. Nos sauveurs ne sont-ils pas tous des « thérapeutes » ? Et n’est-ce pas notre nouvelle religion, ce vaisseau du Salut, cette Arche de Noé de la Vie qui poursuit indéfiniment son procès de complexification vers quelque point oméga ? Tout ne conspire-t-il pas, dans les rêveries de nos savants visionnaires, de Darwin à Reeves, à ce triomphe de l’intelligence vivante ? Nos démocraties préventives ou assurantielles, de leur côté, savent bien nous menacer des risques de mort proches ou lointains, pour mieux nous tenir par une gestion optimale de la vie et de sa conservation, qui ne tolère aucune discussion, aucun désaccord. Aussi l’action et la parole politiques sont-elles disqualifiées, qui datent d’un temps où le travail n’était pas tenu en telle adulation, et où le monde était moins le frêle habitacle du vivant que théâtre d’apparition des initiatives, actes et paroles par lesquels les humains se ressemblent et se distinguent.

Qu’est ce qui me gêne, au fond, dans ce triomphe de la Vie. ? Je ne sais pas exactement encore, mais je crains qu’au nom de la Vie on puisse justifier n’importe quoi, et l’imposition d’une normativité hors laquelle il n’y aurait plus que des pathologies à soigner ou à éliminer dans l’œuf. Car la Vie se manifeste par la jeunesse perpétuelle de son « être en forme ». Je crains la panique manichéenne dans laquelle on confondrait tous les opposants dans une puissance de mort unique et multiforme. Je crains cette Gnose évolutionniste et biotechnique, qui ne voit d’un bon œil que ce qui augmente la complexité d’une biosphère plus intelligente que les petites bêtises humaines, et appelée à s’échapper un jour aux limites de la condition terrestre.

Je crains qu’il n’y ait bientôt plus de place pour cette rupture, pour cette discontinuité que nous appelions la « naissance », et qui dans le processus continu de la reproduction, assistée ou non, s’efface comme un voile superflu : déjà nos embryons ont leur sexe et leur prénom au bout de quelques semaines de gestation. L’interdit de l’avortement en ce sens n’est pas solidaire de conceptions archaïques : il l’est de cette conception moderne, ultramoderne, de la sacralité de la Vie, et de l’effacement de la naissance et de la mort. Je crains que dans cette gestion-gestation généralisée des genres et des espèces il n’y ait plus que des généalogies heureuses ou malheureuses, et qu’il n’y ait plus de place pour la mort singulière, pour la naissance singulière, plus de place pour les ruptures et les recommencements par lesquels chacun, à chaque génération, tout à la fois se fait place et fait place à d’autres.

Il n’y a rien là de bien nouveau, me direz-vous. Et le Dieu biblique n’est-il pas le Dieu Vivant? Sans doute. Mais n’est-ce pas la maxime même de la Vie que cette reproduction soumise à la loi cynique du « rien de nouveau sous le soleil »? Et la nativité fête-t-elle simplement que « la vie continue »? N’est-ce pas une inquiétante adoration de la Vie que celle qui nous conduit à ramener à son seul évangile l’irréductible pluralité des quatre Évangiles, qui avait le respect de laisser Dieu dans un point de fuite inaccessible à aucune des versions pourtant canonisées ? Et pourquoi nos théologiens ont-ils à ce point renoncé à penser la « résurrection », pour se réfugier dans ce culte commun de notre siècle ? La résurrection n’est-elle que la continuation de la vie par d’autres moyens ? Par tous les moyens ?

Olivier Abel

Paru dans La Croix le 14 janvier 1999