Paul Ricœur, Histoire et civilisation, 9 textes jalons pour un christianisme social

Paul Ricœur vient d’avoir 90 ans, et c’est un grand philosophe de réputation internationale. Mais on a souvent oublié l’intellectuel militant, « protestant » et engagé qu’il demeura longtemps. Ce numéro spécial d’Autres Temps n’est pas un nouveau livre de Ricœur, mais une petite sélection arbitraire de 9 articles jadis parus dans la Revue du Christianisme Social (l’ancien nom d’Autres Temps), et jamais réédités depuis.

Ces écrits enthousiastes, méditatifs ou polémiques, ne sont pas anodins. D’une part ils constituent le laboratoire d’une pensée qui s’essaye, et ils ont été aussi soigneusement travaillés que certains des textes de Ricœur les plus fameux. Ensuite ils sont datés, en même temps qu’ils font date ou qu’ils prennent date. Il y a 45 ans, en 1958, c’est dans un contexte de crise que Paul Ricœur acceptait la présidence du Mouvement du Christianisme Social, et tous les textes rassemblés ici sont de magnifiques témoins de cette période, en même temps qu’ils ouvrent des perspectives inépuisées.

Avant-Propos d’Olivier Abel

Paul Ricœur vient d’avoir 90 ans, et il demeure contemporain de tous ceux qui lui ont succédé ici ou là, observateur des grandes orientations et du grand désarroi de notre temps, gardien de tant de promesses non tenues. Ce grand philosophe passe pour un auteur difficile, et c’est son honneur, comme ce serait celui de n’importe quel chercheur, que de ne pas céder sur les exigences de rigueur propres à sa discipline. S’il n’aboie pas à tout sujet, c’est que sa pensée est autrement mordante, autrement dangereuse, et donc autrement prudente ! Et ceux de ses ouvrages qui font œuvre de recherche, autrement dit qui visent à explorer attentivement quelques segments de signification, ne doivent pas être lus comme des œuvres intellectuelles, qui viseraient à refaire la langue commune, à la rendre apte à supporter davantage de différends : ce sont ici et là deux fonctions différentes.

Mais Ricœur, jadis et naguère, et aujourd’hui encore, a parfois fait œuvre d’intellectuel, d’intellectuel militant. C’est ce profil souvent méconnu aujourd’hui que nous avons voulu rappeler par ces écrits enthousiastes, méditatifs ou polémiques. Paul Ricœur me disait il y a quelques jours que ces articles avaient été néanmoins aussi soigneusement travaillés que ses textes les plus souvent repris et connus. Ils constituent à bien des égards, on va le voir, le laboratoire d’une pensée qui s’essaye. Ce qui l’a amené à devenir plus discret, à faire passer cette œuvre au second plan, c’est probablement seulement la lassitude de répéter, face à des intellectuels dont on a le sentiment qu’il sont payés pour répéter — ou seulement sans doute la volonté de se concentrer et de poursuivre sa recherche — ou seulement enfin peut-être le désir de laisser la parole et son « royaume » à de nouvelles voix. Mais la sienne est toujours présente, toujours contemporaine, toujours aussi engagée, qui désormais vient de loin et qui voit loin.

C’est en hommage à cette voix, un peu comme on rouvre des trésors oubliés, que nous avons retenu ici une petite sélection arbitraire d’articles parus dans la Revue du Christianisme Social (l’ancien nom d’Autres Temps). Le fait que nous les ayons rassemblés sous le nom de « Paul Ricœur : Histoire et civilisation » n’en fait pas un livre, Ricœur lui même ne l’aurait pas voulu ! Ce sont plutôt des réflexions jalons pour un christianisme social qui se cherche à nouveau dans les décombres des promesses passées. Histoire de relancer des promesses qui tiennent à la hauteur de notre temps ; mais histoire aussi, disons-le tranquillement, de délier délicatement des promesses qui étouffent. Le choix fut délicat, car il aurait pu y avoir d’autres grands textes du Christianisme Social, comme « l’image de Dieu et l’épopée humaine »[1], « le socius et le prochain », ou d’autres encore, déjà repris dans d’autres recueils comme Histoire et Vérité (désormais en poche — le présent n° d’Autres Temps n’en est que le prolongement tardif). Il y aurait eu aussi de nombreux autres textes, parfois superbes, jamais repris nulle part, et dont on verra la liste en annexe à cet Avant-Propos. De toute façon, rien ne remplacera pour le lecteur nonchalant le fait d’aller relire les textes (ici rassemblés et comme abstraits), dans leur revue d’origine ; et de les remettre ainsi parmi d’autres textes d’auteurs souvent déjà oubliés, et non moins témoins de la vitalité et des errements d’une époque. Puisque j’en suis à quelques mots de présentation, je dirai encore que ceci n’est pas une édition critique. Simplement les textes ont été scannés et retapés tels quels, puis minutieusement relus, par Jacqueline Amphoux, Christine Bourguet, et Isabelle Ullern, que je voudrais ici remercier pour leur inappréciable travail —j’ai seulement ajouté, au-delà de la mise en contexte de cet avant-propos, quelques notes en italiques (les autres sont originales et viennent de l’auteur lui-même, ou peut être de la rédaction de la Revue).

Ces textes sont datés, en même temps qu’ils font date ou qu’ils prennent date ; c’est ce que je vais tenter de montrer. Il y a 45 ans, en 1958, c’est dans un contexte de crise que Paul Ricœur acceptait la présidence du Mouvement du Christianisme Social. Il y restera jusqu’en 1970, un peu comme de Gaulle, dont tant de choses par ailleurs le distinguent ! On le voit tout de suite, cette période couvre de profonds bouleversements, tant au niveau des grands événements politiques qu’à celui des orientations majeures de l’œuvre du philosophe. C’est dire leur intérêt. La plupart des textes rassemblés ici sont à cet égard de magnifiques témoins de cette période importante —cinq textes sur neuf datent de cette période. Nous commencerons par situer cette période dans l’œuvre de Ricœur, avant de situer l’époque et les tribulations du mouvement du Christianisme Social dans cette époque. Puis nous nous attarderons sur les grandes problématiques et contextes sous-jacents aux textes rassemblés.

Ricœur président du Mouvement du Christianisme Social, 12 ans de confrontations intellectuelles et militantes

En 1958, depuis moins de deux ans, et après huit ans passés à l’Université de Strasbourg, Ricœur est professeur de philosophie générale à la Sorbonne. Il a publié la Philosophie de la volonté, la première partie (Le volontaire et l’involontaire), sa thèse de doctorat rédigée au Chambon, en 1950. La seconde partie (La symbolique du mal et L’homme faillible) paraîtra en 1961. Quelques uns de ses premiers articles, dont certains initialement parus dans la Revue du Christianisme social ont été rassemblés au Seuil sous le titre Histoire et Vérité en 1955 — la seconde édition élargie à de nouveaux textes sortira en 1964. Dans ces années-là, il publiera De l’interprétation : Freud et la philosophie, en 1965, et Le conflit des interprétations en 1969. À partir de 1967, Ricœur est de ceux qui vont quitter la Sorbonne pour fonder l’université de Nanterre. Autant dire qu’en 1958 c’est un intellectuel important et reconnu, mais pas non plus ce qu’il est depuis devenu, le grand philosophe ayant irréversiblement modifié en profondeur certains des grands débats de notre temps.

En 1958 Ricœur a 45 ans. Ce n’est pas un philosophe en chambre, même si c’est un universitaire soigneux. C’est même un intellectuel bouillant, un protestant qui ne craint pas la parole confessante. Il n’a pas encore « compris » que dans un pays dominé par les grands compromis entre laïcisme et catholicisme il est en train de s’avancer dans un no man’s land périlleux ! Il s’est déjà souvent engagé dans le débat public, et dans un rapport moral vigoureux, il a cherché à montrer que le Christianisme social est porteur d’une espérance et d’une réflexion proprement socialiste, et ne doit pas se contenter de faire dans le « social » pour y prolonger les institutions de l’église —il ne cesse au contraire de prôner le dépérissement des institutions sociales ecclésiales, et de rappeler l’État comme les Églises à assumer leurs missions propres. Lorsque Raoul Crespin vient le solliciter, il hésite ; il prend chacun de ses engagements très au sérieux. Membre du mouvement du Christianisme Social, il a déjà publié dans la Revue une bonne douzaine de textes, dont un rapport sur le thème du Congrès de 1954 (« vraie et fausse paix », ici publié) —sans compter les recensions. Et puis il est déjà fortement mobilisé par les centres (comme le Centre protestant du nord, le Centre protestant de l’ouest, le Centre de Villemétrie) qui cherchent alors à reformer un tissu ecclésial à la hauteur des défis urbains nouveaux, en dehors de la logique paroissiale traditionnelle —on trouve trace de ce débat dans le texte sur « urbanisation et sécularisation ». On trouve aussi de nombreuses traces de ses interventions dans les congrès de la « Fédé » étudiante (dont la revue Le Semeur fait paraître presque autant de ses textes que celle du Christianisme social) et de la Post-Fédé, qu’il préside également pendant un temps. Sans compter le mouvement « Jeunes Femmes », pour lequel il donne également des conférences et des articles, et surtout la Fédération protestante de l’enseignement, qui avait été fondée au Collège Cévenol au Chambon en 1947, et dont Ricœur est alors le président : nombreux sont les textes qui témoignent alors de son attachement à l’école publique, de sa réflexion et de son engagement en faveur d’une laïcité nouvelle et d’une paix scolaire qui ne serait pas une régression à des guerres de positions stériles.

La charge ayant finalement été acceptée, à partir de la fin 1957, Ricœur devra assumer des réunions tous les 15 jours, la mise en œuvre de dossiers, nombre de conférences, le rapport annuel du président et les grands congrès tous les deux ans. Son secrétaire est Maurice Voge puis Jacques Lochard à partir de 1961. Raoul Crespin sera alors vice président, et s’il faut nommer quelques autres contributeurs importants je choisirais Michel Crespy, Georges et Dorothée Casalis, Roger Bastide, Claude Gruson. Au congrès de Dijon en 1963 sur le thème du citoyen responsable, les rapports sont demandés à Jacques Beaumont et Michel Rocard, qui signe sous le nom de Jacques Malterre.

Mais le personnage central de cette génération, leur « éducateur » en quelque sorte, est André Philip. C’est avec lui et dans son sillage que s’est constituée la deuxième grande génération du Christianisme Social — la première s’était constituée autour de Charles Gide, Tommy Fallot, Elie Gounelle, et Wilfred Monod, avec la découverte des grandes solidarités sociales et le mouvement évangélique du Réveil. André Philip est élu député socialiste de Lyon en 1936. Avec Ricœur ils se sont connus en 1934, lors d’un camp d’été, puis au congrès du Christianisme Social à Lille en 1935. Il y a dans le discours d’André Philip une éthique du socialisme aiguisée par la rigueur de la protestation de Karl Barth. Se trouve ainsi à la fois relancées l’exigence politique d’une résistance aux abus du pouvoir et de l’injustice, et le sentiment d’une possible intervention de la parole et de l’action politique dans ce monde. Dieu seul est souverain du monde, même s’il n’est pas de ce monde, il y a donc une limite à la soumission à l’État. Dans le contexte de montée du nazisme, c’est un discours décisif. Dans le même temps André Philip est un grand fonctionnaire, ministre de de Gaulle en 1945, et qui sait l’importance et la responsabilité d’institutions s’efforçant d’être le plus justes possible. En 1965, au Congrès de Paris, Ricœur et André Philip rassemblent encore 200 participants autour du thème « de la nation à l’humanité, la tâche des chrétiens », et les débats portent exactement sur ce que nous appellerions la mondialisation.

Les questions se sont donc déplacées. La question centrale qui hantait le socialisme chrétien à l’époque de la guerre d’Espagne et jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, celle du pacifisme, est de toute façon dépassée par tant de nouvelles guerres contemporaines, des guerres larvées et omniprésentes, des guerres qui désarment l’intelligence. La guerre froide, la guerre d’Algérie, déjà la crise du socialisme sous les coups de butoir (Budapest 1956, Prague 1968), et la crise même des formes de conflit en mai 68. C’est d’ailleurs la date du dernier grand congrès du Mouvement du Christianisme Social sous la direction de Ricœur, les 11 et 12 mai 1968, à Valence, consacré au thème du « vivre en ville « ; il y a à peine 100 participants. C’est depuis Chicago que l’année suivante Ricœur, après être revenu plusieurs fois à la charge, finira par faire accepter sa démission. Il y a pour lui un constat d’échec, peut-être le même échec qu’il rencontrera l’année suivante comme doyen de Nanterre : l’impuissance à conjuguer une imagination qui refuse toute institution et une institution qui cesse d’imaginer.

Ce que Ricœur aurait souhaité, c’était moins de prophétisme séparé (c’est ce qui éloigne Ricœur de Jacques Ellul comme dans les réflexions ci-jointes sur la technique), ou à l’inverse un pragmatisme qui aurait eu l’audace de se placer résolument sous un vaste horizon d’attentes — comme s’il fallait un grain de folie pour mordre vraiment sur la réalité ! Ce que Ricœur aurait souhaité, c’était de ne pas confondre l’éthique et le politique, mais sans les désarticuler complètement.

On peut dire en ce sens que les textes ici réunis racontent l’histoire d’une crise dont il n’est pas sûr que nous soyons sortis. Je ne parle pas seulement de la double crise des Eglises chrétiennes et des mouvements socialistes. La guerre d’Algérie semble finie depuis longtemps, la guerre froide est un souvenir en débâcle, et mai 68 un folklore presque agaçant. Mais Ricœur, en même temps qu’il prend chaque fois au sérieux les occasions de penser offertes par son temps, les rapporte à une réflexion de plus longue haleine, sur une crise de plus longue haleine : une crise de civilisation, une crise d’humanité, sans laquelle les déboires de notre petit mouvement ou de l’église ne peuvent pas être compris — même si nous ne pouvons agir qu’à partir de réseaux d’actions et de parole ancrés localement quelque part.

Le contexte politique des écrits « protestants » de Ricœur, la guerre froide et la mondialisation, le débat avec le marxisme, et la guerre d’Algérie

C’est pourquoi il nous faut maintenant revenir même brièvement sur le contexte dans lequel paraissent les textes ici réunis, contextes polémiques forts mais disparus comme des châteaux de sable, et dont ces écrits comme des galets restent des témoins —des réponses dont on aurait oublié les questions. La première ligne de lecture serait plutôt celle qui touche à la guerre froide, non seulement le partage du monde après Yalta, mais le partage de Berlin, de la Corée, de l’Indochine, dans une logique manichéenne. On est, année après année, dans la poursuite de ces guerres. C’est pour le Congrès de Lyon en 1955 qu’il rédige sa réflexion sur « vraie et fausse paix » :

« il suffit de couper en deux les pays qu’on ne peut faire basculer d’un côté ou de l’autre – Allemagne, Indochine, Corée — au mépris de leur passé national et culturel (…) On ne dira jamais assez combien cette conception — que je prends ici à l’état pur, comme l’état limite vers lequel tend une des deux composantes de la guerre froide — est bête et méchante. Elle repose sur une conception dualiste de l’histoire qui n’a de vérité que militaire ; cette vision inhumaine ignore l’extraordinaire richesse de l’humanité, qui résiste de toutes ses forces à ce nouveau manichéisme (…) Quand bien même il n’y aurait le choix qu’entre deux formules économiques opposées et exclusives, plusieurs politiques, plusieurs genres de vie, décidant finalement de « régimes » différents, pourraient encore être édifiés sur une base économique semblable »

Déjà, dans « Le christianisme et le sens de l’histoire »[2], il s’exclamait: « compliquons, compliquons tout, le manichéisme en histoire est bête et méchant ». Mais c’est justement de cette idée de la diversité politique et culturelle qu’il va tirer à la fois son explication des échecs du communisme[3] quand celui-ci pense réduire cette diversité à sa base économique, et la solution de coexistence pacifique qu’il préconise : « une mondialisation des règlements et des solutions fondée sur la diversité et non sur la réduction des différences ».

Car dans ce texte sur la paix, rédigé dans un contexte de guerre froide et de rivalité entre capitalisme et communisme, il entrevoit un tout autre problème qui se profile déjà à l’horizon, celui de la mondialisation entendue comme promesse et menace — et plus précisément la double menace que constitue une mondialisation qui ne serait qu’un nivellement et un retour de flambées nationalistes pour résister à cette uniformisation (n’oublions pas qu’il s’agit d’un texte de 1955 !)

« Les problèmes, disions-nous, sont devenus mondiaux et exigent des solutions mondiales ; mais notre temps est aussi celui d’une flambée de nationalismes à travers l’Asie, l’Afrique, l’Amérique du Sud et aussi la vieille Europe. Comment comprendre ensemble les deux phénomènes ? »

Il reprend le thème dans le texte sur « de la nation à l’humanité »[4] :

« je pense qu’il y a une autre raison, qui rend la nation, voire le nationalisme, difficile à surmonter ; la nation est aussi une valeur de refuge et de ressourcement devant les menaces de nivellement que représente la société industrielle. Par la nation passe la lutte contre l’anonymat, contre l’aplatissement et la dissolution dans la société industrielle mondiale ; cette société industrielle, dont je parlais d’abord comme d’un facteur d’unification du genre humain, joue aussi comme perte d’identité ; à l’unique science et à l’unique technique nous opposons la pluralité des styles de vie que sont les nations. C’est pourquoi il y a tout lieu de penser que l’État et la nation, et dans bien des cas l’État-nation, demeureront des obstacles durables à la mondialisation de la politique ».

Dans ce même texte il s’oppose à une conception mondialiste du développement qui sous estimerait combien le sous développement est un empêchement méthodiquement organisé. Contre cela, et ici Ricœur est assez proche des intellectuels marxistes critiques des années 50, il faut faire « appel à la fois à la quantité des masses humaines qui montent pour la première fois sur la scène de l’histoire et à la qualité de petits noyaux responsables de l’incessante invention d’une civilisation plus juste et plus humaine » (Vraie et fausse paix).

Mais pour bien préciser ce rapport au marxisme (alors ultra-dominant, sinon presque intimidant, dans le monde intellectuel), je voudrais glisser ici, comme une contribution à la complication des débats, le texte sur « le Yogi, le commissaire, le prolétaire et le prophète » paru en 1949 à propos de « Humanisme et Terreur » de Maurice Merleau-Ponty. On y trouve une oscillation entre le Zéro et l’Infini qui a pour prolongement le dilemme du Yogi et du Commissaire, c’est-à-dire l’alternative de l’humain et de l’efficace, de la moralité et de l’action historique. Merleau-Ponty part de la question : « Est-il vrai que nous ayons à choisir d’être Commissaire, – c’est-à-dire d’agir pour les hommes du dehors et en les traitant comme des instruments, – ou d’être Yogi, – c’est-à-dire d’inviter les hommes à une réforme tout intérieure ? » C’est ce divorce de la spiritualité et de l’efficacité historique qu’il s’agit de conjurer. Ricœur commente :

« Si Roubachof a été contraint de mettre la conscience hors de l’histoire, c’est parce qu’il fait de l’histoire un monstre inhumain, une puissance brute, une force qui va, un destin, bref, parce qu’il a interprété de la façon la plus positiviste et déterministe le sens marxiste de l’histoire »

Cela fait penser à la critique que Ricœur adresse à Sartre dans « négativité et affirmation originaire » (le dernier texte de Histoire et Vérité) : c’est parce que celui-ci s’est donné une conception aplatie de l’être, déjà trop réifié et réduit au rang de chose, qu’il a besoin du néant pour refaire l’espace de la liberté, de l’existence, du mouvement, du temps, de la pensée, de la vie — de même que Levinas dans le même temps va chercher du côté de l’Autre.

Il s’ensuit toute une série de remarques critiques à l’égard du marxisme, où Ricœur voudrait pousser Merleau-Ponty à aller plus loin. Il estime qu’ « Une grande doctrine révèle ses lignes de moindre résistance aux perversions même qu’elle permet ; on n’a jamais que la caricature qu’on mérite : à chacun ses monstres ». C’est pour pointer cette double caricature qu’il introduit les figures du prophète et du prolétaire, qu’il cherche à coupler autrement, pour éviter leur divorce désastreux :

« Alors le prophète et le pauvre ont cessé de se porter l’un l’autre. Le prophète s’est égaré dans les églises de la bourgeoisie, tandis que le pauvre s’est égaré dans les meetings du communisme. Ce pourrissement du prophétisme est sans doute une des clefs du pourrissement actuel de l’histoire ; car c’est solidairement que le prophète vire au Yogi et que le prolétaire tourne au commissaire ».

Ce que Ricœur demande à Merleau-Ponty, c’est pourquoi le refus du marxisme à n’être qu’une philosophie de l’histoire parmi d’autres, et sa prétention d’être la philosophie de l’histoire. Et pourquoi veut-on absolument englober l’histoire dans une unique synthèse? Ne vaudrait-il pas mieux, comme Pascal, y chercher des ordres de grandeurs différents : grandeurs de chair des puissances économiques et militaires, grandeurs intellectuelles des savants et des moralistes, et grandeurs de charité

« qui ne sont pas représentées par le Yogi, mais par le Prophète, frère du pauvre ». Il ne suffit pas de se demander qui fait avancer l’histoire, mais aussi qui lui donne un sens. Et ce ne sont pas nécessairement les mêmes. Il est parfaitement admissible qu’il y ait sur l’histoire des vues partielles et multiples qui ne fassent pas système. Il nous suffit parfois de discerner et de construire, ici et là, des Îlots d’intelligibilité »

Finalement Ricœur estime qu’il vaut mieux renoncer à rapiécer le marxisme, et renoncer à se prétendre marxiste : car « le marxisme est un système total ; il est plus honnête et finalement plus fructueux de courir le risque d’un autre groupe de réflexions (…) Au reste nul marxiste ne nous saurait gré de ces concessions honteuses dans la confusion et l’esprit d’inexactitude ».

Ricœur reprendra ces réflexions, près de 20 ans plus tard, au moment du coup de Budapest, dans son remarquable article de la revue Esprit intitulé « le paradoxe politique ». Il y déroule à la fois la rationalité spécifique du politique, celle des institutions juridiques notamment (Ricœur n’est pas pour rien un des premiers philosophes à avoir pris au sérieux depuis longtemps la philosophie du droit), et l’irrationalité spécifique de la domination et des passions du pouvoir politique (irréductible à l’aliénation ou à l’exploitation économiques, contrairement à ce que croient trop vite les marxistes).

Or c’est justement dans un texte contemporain de celui-là, intitulé « les aventures de l’État et la tache des chrétiens », et ici repris, que Ricœur dévoile une des sources ou des ressources symboliques qui l’ont aidé à penser cette double figure du politique comme magistrat (et la liberté doit alors fonder de l’intérieur la rationalité civique) et comme tyran (la liberté doit alors résister de l’extérieur aux prétentions abusives du pouvoir) : il ne s’agit plus ici d’une double tradition dans la philosophie politique, mais de traditions bibliques qu’il culminent dans le paradoxe paulinien, central dans la philosophie politique des réformateurs, d’un État toujours simultanément institué et déchu, établi et ébranlé, nécessaire et désabsolutisé :

« Cette double grille théologique est pleine de sens pour nous : nous savons désormais qu’il n’est pas possible de nous installer dans un anarchisme à motivation religieuse, sous prétexte que l’Etat ne confesse pas Jésus-Christ, ni non plus dans une apologie de l’Etat au nom du « Soyez soumis aux autorités ». L’Etat est cette réalité à double sens, à la fois instituée et déchue (…) Toute croissance dans l’institution est aussi croissance dans la puissance et dans la menace de tyrannie. Les mêmes phénomènes que nous avons parcourus sous le signe de la rationalité peuvent l’être sous le signe du démonisme ».

Dans le texte le plus récent, intitulé « Responsabilité et fragilité », on retrouvera une magnifique synthèse de tous ces paradoxes du politique qui en font la fragilité. Il introduit d’ailleurs des thèmes nouveaux, ou plutôt de nouvelles variations sur ce thème indéfiniment répété du caractère bancal du politique. Entre autres, cette nouvelle source de fragilité

« provient de l’entrecroisement, au niveau du pouvoir, entre une relation verticale de domination/subordination et une relation horizontale constituée par le vouloir-vivre-ensemble d’une communauté historique (…) On voudrait que le lien horizontal de la coopération engendre et nourrisse le lien vertical de la domination ; mais, s’il était réduit au vouloir-vivre-ensemble, le lien politique serait plus fragile encore que tous les liens sociaux, à lui remis et confiés »

Bref on n’aura jamais assez responsabilisé chaque citoyen : « Il faut qu’il sache que la grande cité est fragile ». Il s’oppose ainsi à une conception purement dénonciatrice du politique, qui n’y verrait que la force d’un système inhumain et jamais le cadre fragile qui permet de vivre ensemble —la majoration des figures de la Résistance à cet égard a fait oublier que justement les meilleurs des résistants étaient ceux qui se référaient à un État, à un ordre de légitimité qui n’existait pas en dehors du crédit qu’ils lui faisaient.

Or c’est un débat du même genre que l’on retrouve, dans le contexte de la guerre d’Algérie, dans le texte de 1960 sur le droit à l’insoumission. Un appel, signée dans les Temps modernes et dans le Monde par des intellectuels comme Jeanson et Sartre, avait fait l’éloge de l’insoumission pour les appelés du contingent français. Mais les actes proprement politiques, objecte Ricœur , ne sont pas seulement des rébellions individuelles, encore moins recommandées de loin par des intellectuels qui ne risquent rien. L’argument est le suivant :

« Il me semble que la rupture avec l’État et sa contrainte inconditionnelle est une mesure extrême qui répond à un degré extrême de perversion de l’État, lorsqu’il a cessé d’être Etat de droit pour l’essentiel. Or, en dépit de l’illégitimité foncière, de la guerre que la France fait au peuple algérien, l’État a une base de légalité, une forme constitutionnelle, une assise dans l’opinion qui offrent encore des ressources d’action légale – et même illégales autres que l’insoumission – qui n’ont pas été épuisées. (…) Je ne crois pas que nous soyons dans la situation des résistants au nazisme ».

Ce qu’il prend particulièrement en considération dans l’insoumission des jeunes appelés, cependant, c’est

« l’inertie de la gauche, Or cette inertie, nous la subissons nous aussi ; elle nous menace chaque jour de vacances et chaque jour ouvrable. C’est parce que les appareils politiques et syndicaux ne bougent pas que nous sommes à la recherche d’une action qui à la fois échapperait au charme, si j’ose dire, de l’inertie et ferait choc pour arracher le pays au sommeil politique ».

La tierce position ici défendue, et dans une pétition que signeront aussi Jankélevitch, Claude Lefort, Roland Barthes, Merleau-Ponty, Canguilhem, Edgar Morin, Rocard et bien d’autres, place Ricœur dans une position délicate. Au printemps1961, la police fait une perquisition chez lui et l’emmène en garde à vue —sans les copies d’agrégation qu’il était en train de corriger. Je rappellerai aussi que c’est dans ces années là que Ricœur donne chaque hiver un cours de philosophie à la Faculté de Théologie protestante de Paris, qui est un des bastions de la lutte contre la guerre d’Algérie —sans doute aussi à cause de la proximité avec la prison de la Santé où sont incarcérés les principaux prisonniers politiques du FLN.

Le contexte civilisationnel des écrits « protestants » de Ricœur, la fragilité de la cité, l’horizon planétaire de la ville et de la technique

Je reprendrai maintenant comme à rebrousse poil, en partant des textes de la fin, une ligne moins apparente mais non moins puissante. Nous avons déjà évoqué « Responsabilité et fragilité » à propos des paradoxes qui font la fragilité du politique. Elle s’appuie sur la disparité des sphères que le politique doit en quelque sorte équilibrer et articuler, selon le modèle emprunté à Michael Walzer et aux travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dont Ricœur rend compte ici avec sa rigoureuse bienveillance. Il pointe l’art délicat du compromis fragile et par définition mal fondé entre des ordres de grandeur différents — par exemple l’éducation et la santé apparaissent à la fois comme des biens marchands et des biens non marchands, et plus généralement les valeurs dont se réclame la société démocratique ne peuvent toutes être satisfaites à la fois. C’est là un solide point de départ pour analyser la fragilité des cités et des citoyens modernes.

Un autre, fréquemment employé par Ricœur , tient au découragement de voir les résultats s’écarter des intentions, sinon se retourner dans leur contraire. Le texte sur la fragilité ainsi s’inscrit dans le contexte d’une crise écologique durable, que les conséquences de nos actions nous ont échappé, et du sentiment, qu’il emprunte à Hans Jonas, que le monde vivant est fragile, comme le sont les générations à venir :

Nous nous sentons requis, enjoints par le fragile, sous les multiples figures que l’on va évoquer un peu plus loin – enjoints de faire quelque chose pour…, de porter secours, certes, mais mieux, de faire croître, de permettre accomplissement et épanouissement.

Nous rejoignons par là un débat déjà ancien de Ricœur avec son vieil ami Lévinas[5], mais dont on trouve ici une version assez aisément formulée :

« Je ne me laisserai pas enliser dans le débat stérile de savoir ce qui vient en premier : la capacité de se désigner soi-même comme auteur de ses actes ou l’appel du fragile. Disons qu’une capacité demande à être éveillée pour devenir réelle et actuelle ; et que c’est en milieu d’altérité que nous devenons effectivement responsables. Inversement, dès lors que l’autre me marque sa confiance ou, comme on dit, me fait confiance, ce sur quoi il compte c’est précisément sur ceci que je tiendrai ma parole, que je me comporterai comme un agent, auteur de ses actes »

Mais c’est justement la consistance de cette personne, saisie sous des régimes de justification et des appels de grandeurs aussi différentes, qui est en difficulté. Et c’est déjà ce que montraient les analyses de Ricœur en 1968 sur la ville :

« pour la plupart des hommes, le lieu de résidence et celui du travail sont fort éloignés ; cette distance géographique signifie une distance psychologique ; les différents rôles sont dissociés et écartelés ; les changements de rôles prennent la forme d’un voyage, parfois d’un dépaysement, toujours d’une dé familiarisation (…) Cette mobilité représente une épreuve certaine pour l’homme moderne (…) en abaissant les seuils d’acceptation et de tolérance, elle rend plus difficiles les affrontements entre convictions rivales, les faisant osciller de l’agressivité à l’indifférence ».

Un autre élément remarqué par Ricœur est que le remaniement de l’espace urbain par la technique, y place des formes et des objets sans mémoire, et que cela prive justement de tout point d’appui le sentiment d’un possible projet.

Quand il passe à la dimension ecclésiologique qui fait la pointe de son texte[6], il insiste de nouveau sur la dimension non territorialisée mais radicalement mobile de ce qui nous est demandé, comme si l’histoire d’Israël ayant épuisé la vocation de l’exil celle ci passait au christianisme. En tous cas Ricœur proteste contre la nostalgie des communautés chaudes, et retrouve, pour comprendre la crise d’humanité qui caractérise la très grande ville moderne, les accents de son texte sur « le socius et le prochain ». Il nous faut sortir de la seule valorisation de la relation je-tu :

« Nous pouvons aujourd’hui nous demander jusqu’à quel point cette relation n’est pas une partie seulement de l’ensemble des relations Dieu-homme ; tout n’est pas personnalisé dans l’être homme ; peut-être que tout n’est pas non plus personnalisé dans l’être Dieu, comme Maître Eckhart et bien des penseurs mystiques l’on dit. Pour ce qui est de l’homme, il n’est pas douteux qu’il y a de l’humain qu’on ne peut affecter à un sujet personnel : la langue en est l’exemple le plus éclatant ; mais aussi l’institution sous toutes ses formes ; or, la relation humaine, telle que nous la vivons aujourd’hui par excellence dans la ville, nous atteste que le problème du socius ne se réduit pas au problème du prochain ; ou plutôt, la notion riche et entière du prochain doit envelopper et intégrer la relation au socius, relation anonyme par excellence, et la relation d’amitié et d’amour, personnelle par excellence ; d’ailleurs le bon Samaritain de la parabole n’est aucunement entré dans une relation « je-tu » : il a traité fonctionnellement, si j’ose dire, l’homme qu’il a rencontré : il l’a pansé, mené à l’hôtel ; il a payé la note de l’hôtel ; on ne nous dit pas du tout qu’il s’en est fait un ami. »

On le voit, Ricœur ne se contente pas de montrer comment la nation offre un cadre de résistance au nivellement de la mondialisation. Il y a bien un souci universaliste qui mérite d’être vécu au quotidien dans la grande ville, et au travers de tous les signes qui manifestent aujourd’hui l’unité de l’humanité. Mais c’est un universalisme d’intention et non de prétention, comme il dit dans son texte « de la nation à l’humanité ».

Reste l’aventure de la technique et son horizon planétaire. Qu’advient-il de l’humain quand il accède à un tel pouvoir ? Jusqu’à quel point l’homme se change-t-il lui-même en changeant son pouvoir sur les choses ? Ricœur montre que l’humanité est touchée trois fois, dans son travail et son faire, dans sa consommation et son loisir, dans sa compréhension et considération de soi. Mais il dégonfle l’utopie technique qui installe déjà l’humanité dans une condition extra-terrestre

« Par rapport au travail concret et à ses conditions d’installation terrestre, l’ère interplanétaire, même réalisée, est un rêve, un interlude ; c’est l’irruption de Jules Verne et de la science-fiction dans la demi-crasse quotidienne (…) Le lien de l’homme à la Terre par le moyen du travail est plus lâche que le lien de l’homme à la Terre par le moyen de la culture ; la culture est liée à l’acte d’habiter et d’édifier la maison ; de cet acte, nous n’entrevoyons aucune révolution fondamentale. Le Cosmos extra-terrestre sera longtemps objet de voyage »

Le problème est plutôt ailleurs, dans le fait que tous ces moyens prodigieux d’ouverture à la connaissance et à l’action livrent en masse l’humanité à une sous-culture. Non qu’il faille

« gémir et de regretter une époque révolue, mais (…) pour riposter efficacement aux menaces de destruction silencieuse et sournoise que recèle notre civilisation, en tant qu’elle est une civilisation technique, il faut accepter les données du jeu, comprendre les ressorts et les ressources de notre époque, l’aimer dans ses problèmes propres ».

Et pour cela il faut comprendre ce qui est arrivé aux hommes : comment d’abord comment le travail, jadis affaire d’esclaves, a pu devenir un des lieux de la grandeur humaine. L’analyse est très proche de celle de Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne :

« il a fallu que le désir de conquérir le monde, de devenir « maître et possesseur du monde », l’emporte à l’époque de la Renaissance sur les valeurs de repos et de contemplation (…) L’entrée dans l’ère interplanétaire c’est, avant tout, le déplacement de cette frontière de la Praxis, l’empiètement de la Praxis sur le domaine du Ciel, objet de Contemplation et symbole de transcendance. Le Ciel est en train de devenir domaine d’action, terme de convoitise, de domination, de possession. Ce n’est pas par hasard que l’on trouve un pays marxiste à l’avant-garde de cette entreprise de conquête cosmique »

La technique fait croître la possibilité du meilleur et du pire. Ce que Ricœur appelle la « subtile destruction de « l’imagier » cosmique et des puissances d’admiration et de participation » renforce « subtile destruction du bien-être par la bêtise du loisir ». L’accroissement du pouvoir de l’homme sur le Cosmos se double ainsi d’une progression du non-sens, du vide et de la fragmentation de tout vécu. La considération pleinière de l’humain seule peut nous aider à sortir d’une conception réductrice de l’homo economicus (producteur et consommateur), et de même qu’il y a une rationalité et une irrationalité spécifique du politique, il y a une rationalité et une irrationalité spécifique à l’économique et même au technologique comme tel.

J’ai réservé pour le mot de la fin, dans ma lecture à rebours, le premier des textes, sur la civilisation occidentale, et sur cette impuissance à inventer dont Ricœur estime qu’elle semble nous avoir frappé. Pour comprendre notre problème, il faut d’abord situer correctement notre point de vue : « il ne dépend pas plus de moi d’avoir une autre histoire que d’avoir un autre corps ». C’est ce qui fait de ma civilisation l’ensemble de ce qui me donne du même mouvement mes limites et mes chances, et que je ne peux renier sans sombrer dans le cercle vicieux du productivisme et de stérilité.

« Ma civilisation est une nature et une tâche. Et je pressens que les « utopistes » qui voudraient réaliser n’importe quelle « idée » n’importe quand, manquent la première dimension de l’histoire qui est sa nécessité ; et je pressens aussi que les « déterministes » qui voudraient détacher de mon action créatrice le mouvement de l’histoire, l’arracher à ce consentement personnel qui soutient, et la poser hors de moi comme un objet, comme une chose qui est là et qui se soutient sans moi, manquent à la seconde dimension de l’histoire qui est son humanité même»

Pour Ricœur , et c’est une idée qui semble ne jamais l’avoir quitté, qui n’invente plus ne se souvient pas non plus, et qui ne se souvient plus n’invente pas. C’est pourquoi la grande tâche est de chercher ensemble le mode actuel de la fidélité et le mode actuel de l’invention. L’affaissement nous vient des deux bords. Il faut ici un mot de supplément. Pour les chrétiens la difficulté redouble du fait que nous n’avons pas affaire à une société païenne et vierge du christianisme, mais à une société que Ricœur définit dans ce texte comme « post-chrétienne », ayant refusé son baptême passé —un peu comme un vaccin, ajouterai-je, qui aurait déterminé une réaction immunitaire qui laisse peu de chance à la propagation de l’évangile, ou au plaisir d’en partager l’idée —je voulais dire à une nouvelle manière de fidélité créatrice. Cette question de civilisation, que j’appellerai une question de confiance, anime me semble-t-il en sous main toutes les réflexions que nous avons longées sur l’histoire et la politique. C’est exactement la question exigeante que Ricœur nous retourne.

Olivier Abel

Publié dans « Paul Ricœur, Histoire et civilisation »,
Introduction et édition de 9 textes de Ricœur
parus dans la revue du Christianisme Social,
Autres Temps n° 77-78 Printemps 2003.