C’est une des choses amusantes dans les déclarations publiques qui apparaissent çà et là depuis quelques années que l’usage qui y est fait du remords et de la repentance. Nous nous repentons pour avoir détruit Carthage, réduit en esclavage une cité aztèque, massacré 3000 huguenots lors de la Saint Barthélémy, ou chassé d’Irlande par la misère un ou deux millions de catholiques. Chacun aura d’ailleurs à l’esprit les exemples de sa préférence, car de telles « politiques de la mémoire » peuvent être le fait des États qui veillent jalousement sur leur légende officielle, mais aussi des Églises, bientôt des partis, et de n’importe quelle communauté historique ayant à survivre au traumatisme fondamental de la génération. Avec le remplacement des générations, en effet, apparaît la nécessité de faire face à l’oubli, et l’obligation de faire mémoire, peut-être d’autant plus que l’on oublie.
Ce qui est amusant là-dedans, c’est le fait curieux que naguère l’essentiel des politiques par lesquelles nous faisons mémoire (puisque la mémoire collective est une reconstruction après coup) tournait autour des malheurs dont on avait été victimes et des gloires dont on avait été l’acteur. C’était déjà assez drôle, ces protestants français d’aujourd’hui qui se souviennent avec beaucoup de netteté et un brin d’indulgence de l’époque où ils étaient persécutés. Mais aujourd’hui cette figure s’est inversée, et il semble essentiel à une bonne politique de la mémoire (et de la communication) de faire valoir cette gloire en quelque sorte négative d’avoir beaucoup contribué à l’histoire des malheurs subis par d’autres —à l’histoire générale du malheur. Comme si nous ne parvenions plus à faire mémoire de manière crédible autrement. Vous les catholiques, évidemment ; vous avez fait pas mal d’atrocités. Mais voyez, nous les protestants, comme nous sommes horribles : nous avons mis l’Europe à feu et à sang quand vous avez voulu nous chasser d’entre vous, nous avons réduit les États à n’être que des contrats révisables, nos iconoclastes ont tout saccagé, nous avons pris une grande part au désenchantement du monde, nous avons brutalement colonisé par nos utopies le reste du monde, Etats-Unis, Afrique du Sud, Océanie, nous avons partout introduit l’individualisme puritain qui a ruiné les mœurs, et le capitalisme ne se serait pas déployé sans les profondes modifications liées à notre éthique. Voyez comme nous sommes importants. Mais bien sûr, nous nous en repentons. Nous ne le ferons plus (on aurait du mal !), et nous pouvons aider à ce que cela ne se refasse plus jamais.
Ce qui est légitime dans ces politiques du remords, c’est qu’elles s’appuient sur une citoyenneté de la mémoire : la mémoire commune n’est pas l’addition ni la transmission continue de mémoires personnelles ; mais le geste politique par lequel nous nous déplaçons pour aller prendre notre part de la charge de malheurs passés comme de l’honneur des bonheurs passés. D’autant que tout n’est pas passé, que les menaces et les promesses peuvent être rouvertes par les chagrins et les joies actuelles. Mais ce qui échappe à ces politiques du remords, c’est le petit ébranlement que devrait donner le sentiment du ridicule. Qui suis-je pour me donner l’importance de tout ce passé ? Est-ce bien « nous » qui avons fait tout cela ? Si je manifeste un tel remords pour quelque chose que je n’ai personnellement pas fait, que je n’aurais pas pu faire, est-ce que cela ne finit pas par nous anesthésier par rapport au malheur qui vient, et auquel, sous la forme d’autres responsabilités collectives qui ne savent pas encore dire « nous », nous continuons de tout notre aveuglement ? Le remords véritable, loin d’une telle surenchère, nous dispose prudemment à revenir à notre modeste présent pour en tirer ensemble le meilleur parti possible.
Olivier Abel
Paru dans La Croix le 26/02/02