Croire, douter, penser

Dans les propos qui viennent, et qui sont moins une conclusion de notre colloque qu’un renvoi à l’interrogation, je voudrais reprendre la question du doute sceptique. Non pas sur le mode de l’histoire, ni même de l’histoire de la philosophie, mais plus simplement en philosophe contemporain infiniment intrigué par la pensée de Bayle. Et je souhaite glisser mes remarques sur le doute, par petites touches, sur les deux versants des lectures de Bayle qui se rencontrent à cette table ronde. Il y a certes chez lui une sorte d’athéisme, je dirai même d’athéisme méthodique, comme une case vide qui le rend capable d’aller adopter des points de vue religieux hétérodoxes et hérétiques d’une extrême disparité. Il y a aussi chez lui une sorte de curieuse aphilosophie, et la forme de son enseignement puis de son écriture montre à quel point il est, plus encore que philosophe (je veux dire ayant constitué un système philosophique), capable de déplacements très rapides d’une philosophie à une autre, et surtout de déconstruction des cohérences du logos philosophique. C’est pourquoi ceux qui partagent la lecture de Bayle sont par elle partagés, et des deux côtés tantôt incertains et troublés, tantôt convaincus et véhéments. Mais peut-être était-il lui-même comme cela ?

L’un des thèmes qui déchire le plus les amis de Bayle, justement sans doute parce qu’ils l’aiment trop et se sentent trop proches de lui, est celui des rapports de la foi et de la raison. Vaste question, encore récemment soulevée par Benoît XVI à Ratisbonne, avec les effets dévastateurs que l’on sait, et une suite de malentendus qui montrent assez que personne ne parle de la même chose. Mais dans ces questions, comme l’observait Wittgenstein, comment parler de la même chose ? Bayle aussi est sensible à cette difficulté, quand nous parlons, de supposer toujours possible de projeter les mots dans des contextes inédits, où rien ne garantit cependant qu’ils prennent le même sens. Il faudrait donc probablement commencer par compliquer tranquillement les termes du problème. Il n’y a pas la Foi et la Raison, mais des conceptions très diverses de l’une et de l’autre, et la frontière ne passe pas de façon simple ni toujours au même endroit, chez Montaigne ou Pascal, chez Bossuet ou Leibniz.

Mais chez Bayle on dirait qu’il fait exprès ! Et c’est au fond ce qui fait pour moi l’intense plaisir de le lire, qu’il ne cesse de moquer et brouiller la plate option exclusive, orthodoxe ou logique, d’être soit dedans soit dehors — d’être obligé de dire « je crois » ou « je ne crois pas ». Pour le dire personnellement, je ne parviens pas à me sentir à l’aise avec des croyants qui s’affichent et ne cherchent au fond qu’à se convaincre eux-mêmes, mais pas davantage avec des incroyants qui mettent en avant leur petite incrédulité à l’on ne sait quoi ; cela me semble ici et là le plus souvent faux, puéril, à côté de la question. Comme si on avait oublié la vraie question. Et je voudrais déplier encore un peu cette oscillation avant d’en revenir à la question sceptique, et montrer pourquoi il faut la prendre très au sérieux. Si on prétend supprimer le scepticisme, nous le verrons, c’est alors que bientôt on y sombre entièrement — et le dogmatisme en est l’un des meilleurs indices. Comment chercher la cohérence de Bayle au travers de sa pratique même de certaines contradictions ?

Un oscillation indécidable

L’ébranlement du logos

Il me semble utile de commencer par pointer un premier différend. Si l’on part d’une conception où la foi et la raison devraient finalement parvenir à s’entendre dans une synthèse parfaitement intelligible, on est très loin de ce qui fait la toile de fond de la question pour Bayle. Pour repartir d’une situation actuelle, c’est précisément cette synthèse que Benoît XVI reproche à la Réforme d’avoir ébranlée. Plus exactement il lui reproche d’avoir introduit un Dieu-volonté presque capricieux, en place d’une théologie scolastique où Dieu était finalement et aussi intelligence, et tenu par la raison. Il n’a d’ailleurs pas tort, sauf lorsqu’il estime que cela aurait été la fin de la philosophie, car l’on trouve des effets de ce déplacement jusque chez Descartes, et l’on peut dire que l’empirisme britannique ou la dynamique de Leibniz marquent une reconquête de l’intelligence des formes par delà cette rupture ou ce recommencement, et à partir de l’informe ou d’un pur vouloir. Et si Bayle marque une certaine réticence face à l’intelligence leibnizienne, c’est au nom d’une autre forme d’intelligence, moins cosmologique qu’historique.

Mais d’une manière ou d’une autre la Réforme introduit une conception de la Raison qui n’est plus un Logos unique comme dans la conception traditionnelle, mais un dialogue à plusieurs, soumis à des régimes divers. Ou plutôt le Logos lui-même est une conversation, où l’accord suppose la possibilité du dissensus, et où la rupture et la séparation entre les discours est au moins aussi importante que leur concorde. Or il me semble que Bayle donne un magnifique exemple de cette rationalité de second degré, car c’est un philosophe qui n’est jamais plus philosophique que dans les décalages de régimes, ou lorsqu’il s’intéresse à du non-philosophique, à d’autres disciplines et expériences, et d’abord à l’historicité même des pensées et points de vue rapportés, et à leur diversité de langages. C’est aussi son sens aigu du tragique dans l’histoire, du fait que doivent cohabiter des peuples ayant des mémoires inéchangeables, et plus encore, comme il le dit dans le Commentaire, le fait que ce qui est tragique pour les uns puisse être comique pour les autres. Telle est la grandeur de Bayle selon Voltaire, qu’il ose se combattre lui-même, et qu’il assume le soi comme conflit.

Il nous est aujourd’hui demandé de ne pas aller chercher ce que pensait Bayle dans sa chambre ou dans le secret de son cœur — c’est soit dit en passant une demande centrale du « sermon sur la Montagne ». D’accord, et il n’y a pas de lecture philosophique sans cette enquête sérieuse sur ce qui fait la cohérence de la pensée telle qu’elle est exprimée. Mais quel est le « maître de lecture » qui disposerait d’un couteau assez définitif pour faire la coupure, dans les textes, entre ce qui est littéral ou sincère et ce qui est figuré ou ironique, d’une façon telle que le texte ne bouge plus ? Ne serait-ce le couteau du Logos, entendu justement comme une non-contradiction qui nous permettrait de cerner le Discours profond et de dire : « ça y est, nous sommes en présence de la pensée cachée de Bayle, qui nous donne le sens de ses textes » ? On a affaire à une démarche voisine avec le soi-disant enseignement « ésotérique » de Platon, qui manque justement sa philosophie, plus incertaine, plus sceptique et plus bancale. Et n’est-ce pas de cette manière même de penser que des auteurs aussi divers que Nietzsche, Wittgenstein, Austin, Ricoeur ou Derrida, nous ont appris à nous délivrer, comme d’un discours métaphysique qui saurait mieux que nous ou que nos interlocuteurs ce que nous pensons et disons ?

Si l’on s’en tient aux cohérences manifestes des écrits de Bayle, à leurs effets, et à leur réception, ils attestent assez de l’ambiguïté de lecture que nous cherchons à faire voir. La réception montre que là même où Bayle ne voulait pas être théologien, il a eu des effets théologiques, d’athéisme pour une part (mais on est alors le plus souvent athée pour des motifs passionnément théologiques), de fidéisme aussi dans la finitude et les ténèbres de l’intelligence humaine, mais également de théologie libérale plaçant au coeur de la religion le noyau de la morale pure, émancipée de la gangue historique des dogmes. Bayle a également eu des effets philosophiques divers. Tout en participant à la généralisation des catégories cartésiennes, il a glissé une sorte de méfiance à retardement envers une philosophie trop solaire, et face au monisme d’une pensée qui éclaire tout de la même manière, il introduit le germe pluraliste des Lumières. Mais il a aussi eu un effet de confiance dans un questionnement philosophique qui ne cesse de rouvrir des cercles ; et c’est lui qui pose deux ou trois des grandes questions qui occuperont les philosophes du siècle suivant.

Un double déni

Il nous faut cependant glisser le doute plus loin. Au parti que j’appellerai « protestant », je voudrais rappeler combien Bayle a été déçu par le protestantisme. On peut dire à cet égard que Bayle, à l’issue de son conflit avec Jurieu, n’était plus vraiment protestant. Il avait mesuré à l’histoire du christianisme ancien et récent combien les religions ne sont tolérantes que tant qu’elles en ont besoin ; et que dès qu’elles viennent au pouvoir, elles deviennent persécutrices. La question n’était pas seulement pour lui une question politique, d’empêcher la domination sans partage d’une religion, mais la découverte amère que les religions sont au fond toutes pareilles. Dans son article « Milton », Bayle parle du fond de « papisme » qu’il y a dans toute religion. Mais cela devrait faire rire jaune les protestants, car ce terme propose une sorte de typologie, ou même de généalogie tout à fait générale : si l’on va jusqu’au bout de n’importe quelle religion elle se découvre papiste — ou césaro-papiste. C’est inscrit sur le programme de départ.

Même quand elle argumente, la théologie contraint, tantôt par sa force actuelle car dans le conflit des Facultés la Théologie est juge et partie quand elle inspire l’autorité publique, tantôt par cette force accumulée que l’on appelle la tradition. On dirait que Bayle rêve d’une foi utopique, celle d’un évangile impossible, et qui serait une foi entièrement désarmée, non seulement non-violente mais non-puissante. Or on voit mal comment le fidéisme de Jurieu pourrait incarner une telle foi ! Et même si l’on peut sentir chez Bayle quelque chose de semblable au mouvement par lequel Pascal rejette le Dieu des philosophes et des démonstrations, au nom du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob — le Dieu de son enfance — il sait trop combien le Dieu biblique est lui-même obscur et terrible. Je reviendrai plus loin sur la conséquence que tire Bayle du fidéisme vers le pyrrhonisme et son « chaos ».

Pour revenir aux religions, elles se présentent le plus généralement avec un masque doucereux pour conquérir les âmes et le jettent ensuite pour tenir les peuples assujettis par la violence — mais on trouve aussi l’inverse, comme toujours chez Bayle qui essaye tout : on convertit les pères de force par les dragons, les obligeant à une conduite extérieure, mais à la génération suivante la force de l’éducation et l’effrayante innocence des préjugés suffira à maintenir la religion. A certains passages (notamment du Commentaire ici) on croirait lire du Nietzsche, cet autre fils de pasteur, montrant comment les bons bergers apportent les remèdes des maladies qu’ils ont eux-mêmes inoculées, la guérison et le salut étant eux-mêmes des empoisonnements. Ce qui est nietzschéen d’ailleurs aussi, c’est cette mort de la religion par le rire, le rire de toutes les religions à entendre l’une d’elles dire qu’elle est la seule et la vraie : c’est un rire tragi-comique qui retourne celui qui a ri de telle sorte qu’il ne pourra plus jamais dire une telle chose. Et puis Bayle semble illustrer d’avance la généalogie de Nietzsche, que c’est la morale du monothéisme elle-même, cette discipline de la véracité et de la probité, qui presque malgré elle finit par se retourner contre son « père » pour s’en émanciper et le ruiner.

Au parti que je dirai a-théologique, je voudrais d’abord rappeler que Bayle n’avait pas tellement de raisons d’avoir peur, de se cacher ou de se censurer. D’abord parce que le consistoire déjà ne pouvait plus le contraindre, il avait acquis une liberté d’expression et une audience telle qu’on ne pouvait le faire taire. Dans les Eclaircissements d’ailleurs il persiste et signe, et il pousse presque sur tous les tableaux le bouchon un peu plus loin encore. Au vu de sa vie, on ne peut le comparer à tous ces écrivains plus ou moins en marge des cours royales qui avaient pris l’habitude de crypter leur pensée. Bayle a quelque chose de plus rétif, de plus indépendant, quelque chose de « dissident ». Ce n’est pas seulement son courage physique, c’est sa culture calviniste : la première chose avec laquelle il faut rompre, comme une forme de vie trop lâche, trop triste, trop éloignée de ce que l’on désire, c’est avec ce « nicodémisme », où l’on renonce à vivre comme on pense — il serait précieux parfois de jeter un coup d’œil philosophique à Calvin.

Bayle place le Commentaire philosophique sous le pseudonyme d’un J.Fox qui ressemble curieusement au fondateur des Quakers, mouvement radical puritain non-violent et pour lequel les Ecritures ne sont pas la Parole de Dieu. Le Commentaire est un texte majeur dans l’histoire de l’équation européenne du théologico-politique. Et en effet Bayle y propose une articulation des Ecritures et du Politique bien différente de celles de Hobbes ou de Spinoza, où il donne une superbe illustration de l’herméneutique pragmatique de Calvin (« qu’est ce que ce texte fait faire ? ») qui fait valoir, au-delà de la légitime diversité des interprétations, l’importance d’en poser les termes éthiques avec prudence, et la nécessaire séparation du politique et du religieux. Il donne alors tous les motifs théologiques de la tolérance, et pas seulement ses motifs politiques.

En gros ma réserve vis-à-vis d’une lecture « athée » de Bayle, on le voit, c’est que c’est une lecture encore trop catholique, qui méconnaît gravement des éléments fondamentaux de la culture de Bayle, des questions vives qui étaient les siennes. J’accepte tout à fait que Bayle puisse être athée, mais ce serait alors un athée du protestantisme calviniste, et ce n’est pas du tout le même athéisme que l’athéisme du catholicisme, surtout en ce temps là. Bayle n’est pas un libertin masqué, qui pense que la religion est bonne pour le peuple. Il est trop provincial, trop éloigné de la cour du roi Soleil. Il ne voit aucun plaisir à l’art délicieux de transgresser la Loi pour ensuite revenir s’y soumettre par peur de la Bastille ou parce qu’on aimerait son apparat. Bayle est d’abord profondément anti-idolâtre, anti-superstition, et comme Calvin il estime que c’est ce que Dieu déteste le plus. C’est justement ici qu’il clame l’athéisme dont on l’accuse : puisque l’on est toujours l’athée de quelqu’un il vaut mieux être athée qu’idolâtre ou fanatique, de même qu’il vaut mieux être manichéen que panthéiste — Isaac de Beausobre aura la même attitude, qu’un Bossuet ne saurait accepter ni peut-être comprendre. Même l’« Epicure » du Dictionnaire est un réformateur, un quasi-protestant, un individu stoïque, et selon Bayle un peu trop stoïque.

La sortie de la religion

Loin des synthèses et des conciliations, Bayle n’a eu de cesse que de chercher une cohérence plus large, susceptible de comprendre ces oscillations, et de se battre sur les deux fronts : contre les fidéistes quand ils sont fanatiques et persécuteurs, et contre les athées lorsqu’hypocrites ils flattent les rites et les superstitions pour leur utilité et méprisent la religion populaire. Ni dedans ni dehors, en amont de ces bifurcations mais aussi légèrement ailleurs, Bayle glisse, « en attendant » un incertain dévoilement de la vérité, une manière justement de différer l’espérance, qui la retourne vers l’en deçà, comme une pensée de la limite qui oblige au doute, à la crise, à la critique, au sens kantien de la pluralité irréductible des registres. Il y a chez Bayle une oscillation qui touche à son style, au timbre même de sa voix, qui jusqu’au bout ne peut se résigner au silence d’une tranquille solitude, mais qui se lasse de plus en plus de la mauvaise foi des controverses trop acerbes. On verra que cette oscillation de la voix est au cœur de la question sceptique, mais mesurons encore l’ampleur de ce va et vient.

D’un côté en effet Bayle est resté jusqu’au bout un controversiste, et son intelligence est de celles qui s’arrogent la liberté sans entrave de tout discuter, de formuler leurs propres questions en supposant que tout le monde peut les comprendre et les partager. En ce sens Bayle est une des plus belles figures de l’intellectuel émancipé, en un temps où cette liberté de conscience est au fond très rare. C’est cependant toujours pour lui une intelligence à plusieurs, conduite par le « cogitas ergo es », par la pensée de l’autre, par le pluralisme d’une raison qui essaye de comprendre la diversité des raisons, la possibilité des autres points de vue. J’irai jusqu’à dire que Bayle, depuis les Pensées diverses et jusque tard, cherche à plaire à son adversaire, je veux dire à son lecteur, ou plutôt à sa lectrice idéale. Lui, le protestant exilé ensemble qu’attaché à sa pauvre et lointaine province, je l’imagine parfois rêvant d’une jeune lectrice modérément catholique, de l’aristocratie parisienne, instruite et émancipée. Il y a souvent dans son ton quelque chose de galant, et c’est parce qu’il a su plaire qu’il est apparu si dangereux. Mais la lectrice idéale qu’il cherche à atteindre doit pouvoir être touchée par la probité du travail de recherche de l’information, et par la modestie du propos. Ce n’est pas non plus une précieuse, et moins encore une libertine.

Bayle se place sous la règle de la rétorsion réciproque : on ne saurait refuser à un adversaire un argument qu’on a soi-même utilisé, et Bayle d’ailleurs ne cherche pas à se mettre à l’abri de la critique, il ne cesse de s’y exposer loyalement, sans se donner de refuge imprenable. C’est ce qui fait, et je crois ce point très important, sa réserve à l’égard du pyrrhonisme, et la place chez lui d’une sorte de « scepticisme méthodique », où le chemin de l’examen ne connaît pas de terme, moins comme chez Descartes que comme dans l’interprétation par Carnéade du dialogue platonicien. C’est pourquoi le doute est sans fin et c’est pourquoi il est plus utile de relever des petites erreurs que de chercher des grandes vérités. Certes un roi spinoziste ne persécuterait jamais, de même qu’un sujet spinoziste ne se rebellerait jamais, mais il en est du parfait athée comme du parfait chrétien : ce sont des figures limites, et on ne peut pas plus attendre une société idéale d’une parfaite absence de religion que d’une religion enfin parfaite. Dans l’histoire humaine, on demeure de part en part dans le conflit et dans la controverse, et plutôt que d’imaginer une société enfin réconciliée, il vaut mieux trouver un modus vivendi dans le désaccord même. C’est pourquoi toute solution pyrrhonienne, qu’elle soit fidéiste ou athée, qui voudrait nous faire croire que nous sommes au port, et nous placer définitivement en dehors de la controverse, serait exécrable et dangereuse, en ce qu’elle ruinerait la possibilité même du dialogue humain. Il y a pour Bayle une insécurité radicale, qui nous relance de navigation en navigation, sans trouver d’abri, et finalement sans même en chercher.

De l’autre côté Bayle est resté de bout en bout quelqu’un de fidèle, discrètement marqué par ses attachements. S’il y a pour lui des doctrines sucées avec le lait de l’enfance, jusque dans les idées de Dieu que nous croyons naturelles, s’il y a une étroitesse des points de vue dans lesquels nous sommes nés et qui définissent nos conditions langagières et historiques, cela ne veut pas dire que nous puissions simplement en rire. Cela veut dire qu’il y a pour nous tous un point d’enfance que nous ne pouvons jeter dans les échanges de la controverse, un point de conviction qui jamais ne saurait parvenir à une émancipation telle qu’on aurait entièrement rompu avec l’enfance. On ne sait pas ce que serait une humanité sans préjugé, et si un tel remède ne serait pas pire que le mal ! C’est ici la place chez lui, très limitée mais très féconde, d’une sorte de « dogmatisme méthodique », qui lui permet de montrer l’irréprochable cohérence existentielle de ceux qui sont nés dans une doctrine, dans un milieu. En un autre temps et dans d’autres termes, Ricœur parlait de sa conviction protestante comme d’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (La critique et la conviction, Paris : Calmann-Levy, 1995, p. 219.). Ces formules me semblent exprimer assez bien ce que Bayle dit souvent.

S’il y a sortie de la religion d’ailleurs c’est moins par l’intelligence de la controverse que par ce sens aigu du hasard vertigineux de la naissance. Mais, on le voit, ce n’est pas une sortie par le haut, parce qu’on serait au-dessus des chiffons obscurantistes pour lesquels se battent les croyants. On contraire, c’est en acceptant les limites et l’étroitesse de mon point de vue de naissance, mon incapacité à adopter un point de vue supérieur qui me permettrait de tout survoler, que je replace ma sincérité dans un monde où il existe d’autres sincérités, d’autres manières de rendre grâce. Mieux, si je puis dire, ce n’est pas une sortie de la religion par l’échec mais par un trop grand succès, et si Bayle propose une sortie de la foi ce n’est pas forcément par défiance, mais par une confiance hyperbolique. Cette confiance apparaît quand l’attachement aux hasards se transmue en sentiment de gratitude. Nous sommes tellement peu de choses, la vérité est tellement plus complexe et immense, la grâce divine est tellement plus vaste que nos petits soucis de salut ou d’identité que l’on n’a plus besoin des sacrements, ni des dogmes, ni de l’Eglise. C’est le sentiment qu’il prête à des auteurs aussi divers que Milton ou Spinoza ! C’est une sortie heureuse, au fond, une « mystique » discrète de l’effacement, un retrait individuel dans l’élargissement du monde. Mais, et c’est la dernière forme de l’attachement, la sortie de la religion est alors à mettre au crédit de la religion qui l’autorise, comme un fleuve va à son estuaire.

L’indépassable scepticisme

La raison déconstructrice

Cette triple ambiguïté de lecture que nous avons tenté de faire ressortir, ses effets d’a-théologie mais aussi d’a-philosophie dans le démantèlement d’un Logos métaphysique (supposé permettre la synthèse de la raison et de la foi ou la résorption de l’une par l’autre), le motif athée de sa critique radicale de la religion mais aussi son motif typiquement protestant, et finalement l’oscillation entre la controverse sans entrave et sans abri et la modestie d’être né quelque part, nous conduisent au cœur du problème. Quelle place faisons nous chez Bayle à la raison, et plus radicalement à cette condition élémentaire de croire, de douter, de penser ? On va voir qu’en déterminant un éboulement de la raison dans certaines de ses prétentions excessives, il propose de l’élargir sur son socle interrogatif et de lui rendre un horizon plus vaste qui touche au poids et à la profondeur des passions, des préjugés et des tempéraments.

Si nous repartons de l’idée très forte que les lumières naturelles de la raison doivent servir de règle dans l’interprétation des Ecritures (sous la question « Dieu a-t-il pu permettre cela ? »), on sent très bien les deux options qui s’offrent : la première est de rationaliser, de couper des Ecritures tout ce qui dépasse la raison morale, et c’est le cœur de la théologie libérale et du déisme qui prépare les chemins d’un athéisme de rationalisation. Il arrive que Bayle procède ainsi, c’est d’ailleurs la grande direction du protestantisme de son temps, celui que le piétisme, puis les différents mouvements de « Réveil », contesteront ensuite. Mais il arrive qu’il procède d’une toute autre manière, plus archaïque et plus contemporaine en même temps, quand il prend au sérieux les contradictions profondes des Ecritures (« oui, Dieu a visiblement permis et même parfois ordonné des choses atroces ») — et cela prépare plutôt un athéisme de révolte.

Loin de chercher à cacher ou à surrationaliser ces contradictions, dans un style là encore assez calvinien, Bayle s’attache souvent avec un soin extrême au démantèlement des interprétations allégoriques et des pseudo-rationalisations des dogmes théologiques notamment augustiniens comme le péché originel, les preuves de l’existence de Dieu, la trinité, l’incarnation, l’enfer, la résurrection, la théodicée, etc. Il opère en ce sens exactement ce que l’on a appelé avec Bultmann la démythologisation, qui n’est autre qu’une sorte de déconstruction des pseudo-rationalités jusqu’au dégagement des noyaux durs des mythes dans leur caractère le plus brutal, mais souvent le plus expressif de la condition humaine. S’il fallait absolument, soit dit en passant, pointer des passages qui sont rares mais où Bayle trahit le plus la pointe vive de sa pensée, ce sont de tels passages que j’évoquerais. Quand il dit que l’on est moral ou vertueux non par mérite ou par bonnes mœurs mais par chance. Ou quand il dit que le mal arrive mais sans aucune justification, que le mal est tout simplement l’injustifiable et l’absurde. Ce sont bien là des exceptions « normales » qui expriment d’un coup l’ensemble de sa démarche. L’usage qu’il y fait de la raison est démythologisante, déconstructrice. C’est en ce sens qu’elle prend la théologie à rebrousse-poil, mais la philosophie aussi dans ses constructions métaphysiques. Sa manière de questionner ouvre des possibilités radicales, jusque là inaperçues : rien n’obligeait Dieu à faire des hommes « religieux » (capables de se sacrifier et de se faire du mal par haine d’autrui plutôt que de vaquer au calcul raisonnable de leurs intérêts), pourquoi les a t-il fait ainsi ? Et pourquoi a-t-il programmé l’usure du bon par celle des fibres du plaisir et du bonheur, ce qui est la première entrée du malheur dans ce monde ? Là encore rien ne l’y obligeait…

Au fond sa démarche consiste à retourner une réponse en question, non en rapportant la réponse à la question radicale qui la convoque et lui donne sens, mais en problématisant la réponse jusqu’à ce qu’elle laisse apparaître une interrogation inédite. C’est bien ici la raison corrosive chère à Bayle, cette raison dialectique au sens radical, qui s’attache aux questions davantage qu’aux réponses. La réponse était la prédication de la « grâce seule », qui répondait si bien à l’angoisse et à la question de la culpabilité et de la damnation. Mais si cette grâce est imméritée, si elle nous arrive comme le soleil brille sur les bons et les méchants, alors je n’ai plus besoin des adjuvants que sont les églises et les dogmes (cela c’est déjà la révolution puritaine), et finalement je suis superflu, tout est absurde. Le mal est absurde. C’est donc le même énoncé, celui de la grâce, qui problématisé par Bayle libère le thème de l’absurde. Au cœur du démantèlement de la théodicée par Bayle il y a la prédication de la grâce, et sa déconstruction n’était possible que pour quelqu’un qui l’avait entièrement entendue et prise au sérieux.

L’autre scepticisme

Au-delà de ce que nous en avons déjà dit en traitant du pyrrhonisme qui nous conduit trop vite au silence, à une sorte de confiance informe, quel est donc le genre de scepticisme que pratique Bayle, et en quoi est-ce si important ? Son scepticisme n’est pas un port mais un océan, et détermine bien un éboulement de la raison, un démantèlement du logos, une sorte de retour à l’informe. Dans le même temps, on l’a dit plus haut, Calvin n’a pas été le Gazhali de l’Occident et n’a pas mis fin à la philosophie. Au contraire, tout s’est passé comme si ce retour à l’informe avait permis une reconquête des formes d’une intelligence pluraliste beaucoup plus à même d’accompagner la distinction moderne des grandes sphères d’activités, de vérité, de justice — et jusqu’à la distinction des « jeux de langage » chez Wittgenstein.

Mais le scepticisme n’est pas congédié pour autant. Bien sûr il reste des embarras, des apories et des contradictions — comme l’objecte Bayle à Leibniz : doucement la reconquête des formes ! La vraie question que soulève Bayle, me semble-t-il, et qui en fait un auteur aussi important que Descartes, c’est le doute historique et moral de savoir si je peux connaître autrui, me mettre un tant soit peu à sa place. Les grands doutes des doctrines et des méthodes sceptiques quant à notre possibilité de connaître le monde ont fait écran à un doute plus ordinaire, plus intime, plus radical aussi, celui qui touche à notre capacité à connaître autrui, à le reconnaître, à être par lui reconnu. Le scepticisme n’est pas seulement l’éloignement et la perte du monde, mais aussi le mur qui nous sépare et nous éloigne les uns des autres. Bayle a beau dire qu’il vaut mieux habiter avec quelqu’un dans une cabane en exil qu’être seul au paradis, il est hanté par cette question dialogique de la reconnaissance d’autrui.

La forme pyrrhonienne de ce scepticisme là serait le solipsisme, le retrait de chacun dans sa langue privée. On imagine combien notre exilé a éprouvé cette question comme périlleuse, surtout dans la mesure où les confessions religieuses lui sont apparues comme de telles langues privées. C’est une question que Bayle ne cesse de poser, par exemple quand il s’interroge sur ce qu’est un blasphème, et il introduit là encore une démarche « pragmatique » qui évoque Wittgenstein ou Austin. C’est donc une vraie question philosophique. Si nous manquons d’assurance absolue, c’est bien là en même temps la condition de nos connaissances historiques et de nos expériences morales. Il est d’autant plus difficile de transgresser la solitude que son acceptation fait parfois partie de la relation ; il est d’autant plus difficile de tenter de partager un chagrin ou une joie qu’il n’y a de partage qu’à la condition que l’autre puisse me le refuser. Et de la même manière que l’issue au pyrrhonisme n’est pas un dogmatisme encore plus dur, mais d’introduire dans l’activité scientifique elle-même un brin de perpétuel scepticisme, l’issue au solipsisme n’est pas dans l’affirmation d’une communication ou d’une communion. Elle consiste à glisser un peu d’humour et de doute dans notre langage ordinaire. Et c’est ainsi que l’on entre dans le jeu du croire, du douter et du penser. Un peu comme dans la lecture que Patocka propose de Platon, on part d’un croire, simplement parce qu’on croit à son monde, à son langage, puis on doute, on s’aperçoit du monde sous d’autres langages et point de vue, et peu à peu dans ce va et vient on se prend à penser — on ne peut plus faire confiance au langage, mais on ne peut pas faire autrement que lui faire confiance.

Bayle dit, s’exprime, s’expose, et dans le même temps se retire de ce qu’il dit, se demande s’il veut bien dire ce qu’il dit. C’est en acceptant l’expression subjective et étroite d’une conscience errante, et donc une dose de scepticisme irréductible, qu’il a compris comment ne pas s’abandonner à un scepticisme total, celui qui le conduirait à se retirer définitivement dans le fidéisme ou dans l’athéisme — ici c’est pareil. Je notais plus haut que Bayle avait formulé deux ou trois des questions dans lesquelles les Lumières se sont débattues jusqu’à Rousseau et Kant, et que l’introduction de cette nouvelle question sceptique faisait de Bayle un auteur aussi important que Descartes : mais cette question n’a pas été reçue, au moins jusqu’à naguère. C’est l’interrogation centrale de Wittgenstein reprise récemment par Stanley Cavell, et c’est celle de Ricœur dans ses travaux sur l’histoire, la mémoire et la reconnaissance : je trouverai dommage que l’on lise Bayle à l’aune d’un positivisme ou d’un rationalisme du début du XXème siècle. Certes la philosophie est toujours et par principe anachronique, puisqu’elle ouvre une pensée comme si elle était contemporaine ; mais elle peut l’être de façon plus ou moins capable de jeter un pont solide entre l’invention d’une pensée aux prises avec le présent et la réouverture de pensées même anciennes et archaïques.

Pragmatique du témoin

Au cœur de l’analyse baylienne nous trouvons fréquemment la dénonciation de contradictions pragmatiques entre les grandes affirmations affichées et les conduites effectivement pratiquées. Les hommes ne vivent pas selon leurs principes mais selon leurs coutumes et leurs penchants, observe-t-il, pour s’étonner que les principes qu’ils clament aient si peu d’effet sur leur forme de vie. Ce qu’il dénonce, ce ne sont pas les inconséquences humaines ordinaires, mais les incohérences de ceux qui affichent le plus ouvertement la hauteur de leurs principes. D’où son rejet fréquent d’un Dieu arbitraire, jaloux, vengeur, qui sauve et condamne sans égard à la morale ni à ses propres responsabilités. D’où le soin qu’il met à pointer les incohérences non seulement théoriques mais pragmatiques des orthodoxies, qui ne pratiquent pas ce qu’elles prêchent. D’où sans doute aussi son souci de montrer la cohérence pragmatique des points de vue dissidents les plus hétérodoxes. D’où enfin le malin plaisir qu’il met à montrer que la réalité présente des cohérences plus complexes, plus inattendues que celles des images toutes faites : il existe des « méchants prospères », c’est là un fait qui après Sade ou Marx nous semble évident, mais qui dans une religion où la prospérité est le signe de la bénédiction divine, ne laisse d’être un scandale. Il existe des « athées vertueux », c’est là un autre scandale pour les plates cohérences de son temps.

Cette critique est d’autant plus forte que Bayle développe une conception de la religion comme « forme de vie », et non comme doctrine ou croyance. Il y a des gens qui ont la religion dans le cœur et non dans l’esprit, et qui, dès qu’ils ne disputent plus, y conforment leur vie autant que la faiblesse humaine le permet, observe Bayle. Et Wittgenstein remarque que la religion, si elle dit quelque chose, dit justement que les bonnes doctrines ne servent à rien et qu’il faudrait changer la vie. Lorsqu’avec Bayle on pousse l’étude des doctrines les plus bizarres, de petites sectes hérétiques éteintes depuis longtemps, on s’aperçoit que leurs propositions bigarrées (il affectionne ce mot) décrivent un monde possible. Chacune d’elle désigne non pas une liste d’énoncés formels qu’on pourrait changer comme on change de chemise, mais une forme de vie qui a été vécue. On ne saurait séparer les faits des valeurs, à cet égard, et il faudrait rapporter les faits dans le langage et avec le point de vue narratif de ceux qui l’ont vécu. Bayle ne dénonce pas la croyance comme telle ; comme je l’ai écrit jadis, il sait que la croyance est au reste, le sable des propositions de mondes possibles, quelque chose comme le ciment qui permet que tout prenne, que le monde possible se solidifie en monde réel. La croyance rend le monde habitable. Ce que la tolérance jette contre la violence des discours exclusifs c’est la dérision et le hasard de la naissance. Plus encore, c’est la fervente obligation de ne croire que ce qu’on croit vraiment, et comme le demande Jacques Bouveresse ne pas dire plus qu’on n’en croit — mais tout ce qu’on dit croire, le croire de toute sa pensée. Cette sobriété de bon aloi à son tour doit se garder d’une autre tentation, celle de « garder pour soi » (en privé) ses croyances, de ne jamais les exposer et d’en croire plus qu’on n’en dit. Et de laisser cette croyance à ce qu’on appelle un « élément mystique » ou privé dès lors soustrait à toute conversation raisonnable.

C’est là toute la sincérité du bon témoin. Bayle, disions-nous, demande à ses «témoins» historiques la double qualité, assez difficilement conciliable chez le même être historique pour autant qu’il ne soit pas trop troublé, d’être à la fois dedans et dehors, proche et distant de ce dont ils parlent — c’est aussi ce que demandait Maurice Halbwachs. Il leur demande également d’être cohérents, non seulement dans la logique interne du témoignage, mais dans cette non-contradiction performative par laquelle une vie, loin de contredire le témoignage affiché, en atteste la cohérence comme sa probité, son mode d’être le plus propre. Mais dans le même temps il leur demande d’être pluralistes, de ne pas prétendre se clore sur leur conviction mais de faire place à d’autres témoignages en rapportant le leur, qu’il soit historique, religieux ou juridique, à ce à quoi il se réfère, et qui ne saurait être contenu dans aucun. Si on doit faire crédit à la possibilité que le dernier et le moindre témoin puisse tout changer, c’est dans la mesure où il exprimera un point de vue jusque-là inexprimé, un argument inédit, une voix minoritaire mais dont un jour on se souviendra comme de la bonne bifurcation. Et ce qui fait la crédibilité d’un tel témoin, ce n’est pas son incrédulité, son soupçon rongeur qui refuse d’écouter les autres témoins, ce n’est pas davantage son assurance, sa confiance écrasante d’avoir la vérité pour lui, c’est la confiance vigilante qu’il accorde à tous les témoignages et l’incertitude avec laquelle il atteste de ce qu’il croit savoir.

La bibliothèque et le labyrinthe

Il est temps de conclure, et je voudrais revenir sur cette voix que nous sentons sous les discours et les propos de Bayle, cette voix qui les porte au présent de l’énonciation, mais aussi cette voix qui s’embarrasse, qui s’en absente et se perd avant de revenir s’exposer sans crainte et sans fard. Car c’est justement cela le brin sceptique sans lequel la confiance en soi du discours devient folle : est-ce bien ma voix qui tient ce discours ? Ma voix est-elle audible pour d’autres ? Et si l’on a parfois du mal à distinguer le discours général de Bayle, son registre, on sent tellement la personne, il nous est parfois si proche !

Ce qui nous touche d’abord chez Bayle, c’est qu’il soit à ce point conscient, pensant, sensible à ce qui arrive de malheureux, à lui et à ses contemporains. On pourrait remarquer avec lui que Dieu a souvent donné aux grands débauchés d’être des superstitieux craintifs, ce qui les freine sur le chemin du vice, et qu’il a souvent donné aux grands athées d’être vertueux, ce qui leur permet d’être autonomes. Il est fréquent aussi que ceux à qui il arrive des malheurs n’en soient pas conscients, et cette inconscience les protège de l’excès du mal. Or Bayle est une victime éberluée, consternée, mesurant pas à pas l’entendue des désastres de son temps et de tous les temps. C’est de là qu’il tire sa conception plutôt pessimiste de l’histoire comme dégradation, où la loi du plus fort, le mensonge et l’ignorance peu à peu l’emportent — et c’est là encore un point sur lequel il est pour nous anachronique, archaïque, presque incompréhensible. C’est vraiment là le timbre foncièrement tragique de son propos.

Dans le même temps, Bayle prête sa plume à toutes les victimes, sinon à tous les partis. Il se cache on ne sait où, sous des pseudonymes décalés, mais dans le même temps il ne cesse de s’exposer et de s’offrir. C’est son côté paulinien. Il se fait tout à tous, se met en quatre pour reprendre et épouser les prémisses de ses adversaires, non pas seulement par habileté rhétorique me semble-t-il, mais par un véritable souci d’écouter l’autre parti, d’entrer dans l’esprit des autres autant que faire se peut, sinon même de ré-armer l’ennemi quand il est trop faible. Il se bouge, il cherche à plaire, il est narquois et tendre, il se bagarre, il est infatigable dans son grand nettoyage des écuries d’Augias, et là il est souvent piquant et drôle. Oui, c’est là son ton comique, qui mériterait une étude à lui seul, et l’Eclaircissement sur les obscénités est un trésor à ce sujet.

Mais il y a aussi chez lui une voix profonde, large, immense, épique, dantesque, miltonienne. Et je voudrais replacer l’accent des études bayliennes sur l’épaisseur littéraire de cette œuvre incomparable. Dans le Dictionnaire historique et critique Bayle a fait voler en éclats la linéarité du discours, et c’est un point qui a été trop peu pris au sérieux, ni sur le plan philosophique, ni sur le plan historiographique. Le Dictionnaire a ouvert une brèche bientôt refermée, un genre littéraire inédit, une épopée en archipel, une bibliothèque ébranlée, éboulée, écroulée, un labyrinthe pour la mémoire et la pensée. Mais ce livre en fragments lacunaires, et plein d’impasses, cette Anti-Bible qui par certains côtés lui ressemble tellement, est aussi un livre-installation. C’est une bibliothèque portative qui montre que l’on peut tranquillement s’installer dans le doute, avec confiance. Dans la fumée des combats et de l’éboulement, on ne voit d’abord rien ; ce n’est qu’ensuite, quand la fureur est retombée, que l’on s’aperçoit que le paysage est bouleversé et que Bayle, l’air de rien, a tout déménagé de fond en comble.

Olivier Abel

Publié in Les éclaircissements de Pierre Bayle,
Paris : Honoré Champion, 2010, p.525-540.