Adam et Eve sont à interpréter

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Interpréter Adam et Eve, cela indique que la différence des sexes et le lien conjugal ne sont pas donnés d’avance dans un modèle naturel immuable, mais qu’ils n’ont cessé d’être interprétés au cours des temps. Ma question ici ne se placera cependant pas dans la ligne de ce qu’on appelle aux Etats Unis les gender studies, mais proposera plus classiquement une réflexion de philosophie morale sur les lisières entre littérature et philosophie.

Dans les pages qui suivent, je voudrais d’abord dire quelques mots de l’outil interprétatif, herméneutique si on veut ainsi l’appeler, pour mettre en place à la fois la possibilité d’un différend interprétatif et celle des réécritures successives au fil des générations. Entrant vraiment dans le sujet, je voudrais ensuite m’attarder encore une fois sur le drame proprement calvinien du couple « moderne », celui de la nouvelle alliance, dont on ressent les effets de Milton à Rousseau et Kierkegaard. Enfin je reviendrai aux interprétations plus récentes de ces figures du couple, chez Ricœur et Cavell entre autres, et je tenterai d’inscrire ces figures dans un parcours éthique plausible.

Le propos est de mieux comprendre ce qui nous arrive, de mieux sentir ce que nous faisons, en nous replaçant dans le sillage d’une histoire d’histoires, d’une histoire « imaginaire » en quelque sorte, plus ample que nos débats souvent enfermés dans un présentisme excessif.

Préambule sur l’herméneutique éthique

Ce que j’appelle herméneutique éthique, et qui s’inscrit probablement assez bien dans le sillage des travaux de Gilbert Vincent et de ceux de Denis Müller, est pour moi l’une des quatre grandes postures herméneutiques, avec l’herméneutique ontologique déployée par Heidegger et Gadamer, l’herméneutique proprement critique que Ricœur reprend d’Habermas, mais aussi des historiens, comme un correctif à la précédente, et une sorte d’herméneutique plus proprement poétique, où Ricœur prolonge Bachelard, Barthes ou Greimas, mais aussi Jauss et l’esthétique de la réception.

Cette structure paradoxale de l’herméneutique ricœurienne, ici trop rapidement brossée, permet plusieurs diagonales ou accolades « tensives »: il y a celle qui tient ensemble la réduction archéologique ou critique et l’amplification ou la véhémence ontologique ; il y a celle qui dit la distance et l’appartenance ; il y a celle qui dit l’ouverture, la latitude poétique et la clôture, la finitude éthique ; il y a celle qui pointe la différence entre l’enquête vers les questions en amont, auxquels les textes répondent, et la découverte des questions en aval, que les textes autorisent ; il y a celle qui part des préfigurations ontologiques mais aussi archéologiques et historiques, mais qui passe par l’épochè des configurations poétiques, et qui reprend son sens éthique de refiguration du monde par celle de nos formes de vie.

Parmi tous ces décalages constitutifs de notre condition herméneutique, je voudrais en relever deux qui me semblent particulièrement pertinents pour notre approche.

L’herméneutique ontologique semble portée par une conception de l’entente orale en amont de tout discours, une sorte d’accord originaire, de remontée commune vers l’interrogation vive qui permet la fusion des horizons remarquée par Gadamer — même s’il ne faut pas y réduire cette pensée extrêmement mobile. L’herméneutique éthique quant à elle est portée par un sens aigu du différend interprétatif : les contemporains peuvent ne pas s’entendre sur « ce dont il est question », et tout le travail consiste à négocier entre eux les proximités et les distances, à faire avancer la reconnaissance mutuelle au travers des mécompréhensions et du conflit des questions tour à tour dominantes. Au travers de sous ces deux modalités de l’accord ou du conflit, la question est ici celle de l’alliance, du pacte, du contrat originaire dont parle parfois Kant après Milton et Rousseau, et de la possibilité de le rompre, de s’en émanciper pour passer une nouvelle alliance. Le décalage est constitutif de la conversation amoureuse ou démocratique, c’est ce qui sans cesse la relance.

L’herméneutique critique, historique, archéologique, quant à elle, développe un sens aigu de la différence des strates sédimentaires, de la multiplicité des couches de vestiges et d’empreintes de ce qui a été, et qui n’est plus que sous forme de traces, de matériaux. L’herméneutique poétique, à l’inverse, est particulièrement portée par la recherche des écarts significatifs, des innovations. Au travers de ces deux modalités de la sédimentation et de l’innovation, du sol (degré zéro) et de l’écart, on rencontre cet autre décalage constitutif de notre condition herméneutique qu’est le décalage des générations, l’obligation de réinterpréter les traces et de réaménager à nouveau les vestiges du passé. L’ancien n’existe pas davantage sans ce nouveau qui le reprend et le réinterprète que le nouveau n’existe sans cet ancien qui lui laisse ses matériaux et sa place. C’est cette tragédie de la culture qui a obsédé la pensée sociologique allemande de Simmel à Mannheim.

Cette double approche est pertinente à l’égard de son objet, particulièrement là où nous rencontrons des Ecritures canoniques, c’est à dire capables de soutenir des différends interprétatifs dans la mesure où ce qui a été canonisé ce sont justement des conflits fondateurs — installant des désaccords durables, soutenables, au sens propre du terme. Mais aussi capables de supporter un travail réinterprétatif vivant, créatif en même temps que fidèle, un travail de réaménagement par les générations successives. Avec l’histoire d’Adam et Eve c’est précisément le cas puisqu’il s’agit d’un texte canonique, d’un grand classique pourrait-on dire.

C’est la force des grands classiques, comme Jauss l’a montré à propos d’Iphigénie, que d’être susceptibles d’être réinterprétés, mais non sans rupture avec la tradition. Dans « De l’Iphigénie de Racine à l’Iphigénie de Goethe », il observe que cette dernière pièce fut jadis très prisée et qu’elle est aujourd’hui oubliée, qu’elle a « perdu son auréole » (p.231). Il s’intéresse justement aux interprétations, déposées en « précompréhension », qui s’opposent à ce que la pièce soit de nouveau reçue par les lycéens d’aujourd’hui. Comment une œuvre jadis considérée comme une rupture et un scandale, a-t-elle pu devenir tellement familière et bourgeoise que l’on s’y ennuie? Pour comprendre cela, il procède à rebours et la compare à l’Iphigénie de Racine, où le tragique affronte l’impuissance de la volonté humaine à la toute puissance arbitraire du Dieu. La question de Racine serait : « que reste-t-il à faire à l’homme quand il découvre que l’image paternelle de l’autorité n’est plus crédible ». Mais quand cette question se retire, personne ne comprend plus le drame de la révolte du fils qui veut quand même rester un « bon » fils. Venant après Racine, la question de Goethe serait plutôt : « comment est-il possible d’établir une nouvelle relation, un nouvel accord entre l’homme devenu majeur et l’autorité divine? » D’où l’acte inouï d’une Iphigénie qui manifeste à la fois la liberté adulte, l’autonomie par laquelle les humains déchargent Dieu du mal dans le monde, et la féminité idéale (p.259). Expliquant ainsi le passage de la fille parfaite, soumise au souverain, à la fille émancipée qui prend sur elle un autre rapport à l’autorité, Jauss montre la transformation de l’instance libératrice en un nouveau « mythe ».

Pour s’approcher maintenant de notre thème, c’est bien le même processus que nous voyons à l’œuvre avec toutes les réinterprétations et réécritures successives de l’histoire d’Adam et Eve. Cette brève histoire est, pour la littérature occidentale (on peut y comprendre le cinéma hollywoodien), quelque chose comme le grand code de la pensée et de l’imaginaire du couple.

Remarquons d’ailleurs au passage ce que fait Stanley Cavell dans ses travaux sur Hollywood et les comédies du remariage : il postule explicitement qu’il y a autant de pensée dans un film de Capra (It happened one night), de Hawks (His girl Friday) ou de Fonda (The Lady Eve), par exemple, que dans les ouvrages majeurs de Kant. Capra répond à Kant, estime-t-il, de façon délibérée.

Il me semble que c’est exactement ce que propose Ricœur avec les textes bibliques, notamment dans Penser la Bible : il ne s’agit pas ici non plus de chercher à faire l’exégèse de la pensée biblique, mais à lire et penser la Bible, en philosophes — une pensée d’expression philosophique, dit-il, comme il y a des pensées d’expressions musicales ou picturales. Notre condition tient à ce hasard que fut la réception de la tradition biblique par la philosophie grecque, et à la transformation de ce hasard en destin intelligible.

Penser la Bible est formé, côté Ricœur (il y a un côté Lacocque, exégétique), de six études. Penser la création (Gn 2 2-3)[2], Une obéissance aimante (Ex 20 13, il s’agit aussi bien d’une désobéissance docile), Sentinelle de l’imminence (Ez 37), La plainte comme prière (Ps 22), De l’interprétation à la traduction (Ex 3 14), et enfin La métaphore nuptiale (sur le Cantique des cantiques).

Ce texte qui termine l’ouvrage est de l’aveu même de son auteur le plus abouti, son préféré. Pointant les motifs de l’abandon des lectures allégoriques de ce texte par la Réforme, il montre la lente reconquête de la pluralité sémantique par la lecture intertextuelle qui jumelle le Cantique et le récit adamique de la Genèse. Il établit le lien étroit entre le nuptial et le genre métaphorique[3], reprend à Rosenzweig l’idée que l’impératif métaphorique est le mode de l’amour, et déploie les transferts analogiques et les allégorisations qui permettent au Cantique d’exprimer tous les registres, depuis le plus sexuel jusqu’aux liturgies de l’alliance.

C’est ici un des axes les plus anciens et les plus permanents de sa pensée, le besoin de distinguer, certes, mais aussi le refus de séparer les registres qui font ensemble la richesse métaphorique de l’amour, la puissance figurative du plaisir lui-même. Ricœur s’est battu très tôt contre l’opposition typique de l’époque de Nygren entre Eros et Agapè[4]. Dans un texte ancien sur « La sexualité, la merveille, l’errance, l’énigme », Ricœur écrit, de façon au fond très kantienne[5] : « nous pressentons que le plaisir lui-même n’a pas son sens en lui-même : qu’il est figuratif. Mais de quoi ? »[6]. Et dans ce texte sur « La métaphore nuptiale », il insiste sur un pur nuptial où il n’est question ni d’enfant ni de mariage. C’est cette figure que nous devons maintenant chercher à comprendre.

Un drame calvinien

Nous pourrions, avec Hannah Arendt et bien d’autres philosophes contemporains comme Jean-Louis Chrétien, chercher chez Augustin et dans la tradition médiévale en passant par Abélard et jusqu’à Dante cette greffe de la tradition biblique sur la philosophie grecque. Mais le Dieu biblique qui apparaît avec cette Renaissance évangélique qu’est la Réforme n’est plus le Dieu rationnel des grandes synthèses médiévales : les traductions des Ecritures font apparaître un Dieu qui entre dans l’histoire, se révèle et se cache ou se retire, s’approche et s’éloigne, un Dieu volonté autant qu’intelligence, un Dieu parfois obscur. Et cela bouleverse jusqu’aux figures conjugales, d’une manière que nous avons aujourd’hui tendance à oublier.

On va voir que Calvin trace un chemin, mais il n’est pas seul : Clément Marot écrit « De sa grande amie » : « Je pris alliance nouvelle A la plus gaie damoiselle Qui soit d’ici en Italie ». Et Marguerite de Navarre, la sœur de François 1er et correspondante de Calvin, dans son Heptameron (1546), raconte des dizaines d’histoires de sexe et de sentiments, où se mêlent le sincère et le mensonge, la tendresse et la violence, le drôle et le triste, sous l’idée que ceux qui cherchent des anges trouvent des diables[7] et que tout au fond appartient à Dieu — c’est pourquoi il faut tout rapporter[8].

Calvin estime que dès le commencement Dieu a mis ensemble l’homme et la femme, afin que les deux ne fassent qu’un, qu’ils préfèrent leur conjoint à leurs parents mêmes, et « qu’ils vivent tellement ensemble que l’un ait soin de l’autre comme si c’était la moitié de sa personne ». Dans le même commentaire de Mat.19, il poursuit : « Dieu qui a une fois prononcé qu’il était bon à l’homme d’avoir la femme pour aide, fera la punition du mépris de l’ordre qu’il a mis : pour ce que les hommes mortels s’attribuent par trop, quand ils présument de s’exempter de la vocation céleste ». Le mariage n’est donc pas un moindre mal, comme on le voit dans les épîtres pauliniennes, mais un vœu de Dieu pour l’homme : il n’est pas bon pour l’homme d’être seul[9]. Cette alliance voulue par Dieu est plus forte que la nature, plus forte que le droit : nul ne peut se séparer de sa femme sans se mettre lui-même en pièce, dit-il, serait-elle lépreuse. Il n’y a plus de monastère pour masquer ses échappatoires. Mais le divorce est autorisé, ainsi que le remariage, quand la religion sépare les époux, ce qui arrive alors souvent — Genève accueille des maris sans leurs femmes et des femmes sans leurs maris. Et « il faut noter que les deux parties ont semblable liberté ou privilège en ceci, comme aussi il y a égale et mutuelle promesse de loyauté et fidélité l’un à l’autre ».

C’est donc en s’appuyant sur la Genèse et la figure d’Adam et Eve que Calvin propose un paradigme du couple qui ne cessera d’être réinterprété tout au long de l’ère moderne. Tout se passe comme si ces intentions pleines d’espoir, ce vœu de Dieu pour l’homme de n’être pas seul, avait occasionné des retombées, des impasses, des échecs, et les auteurs que nous allons maintenant aborder explorent les différentes configurations de cette question.

L’auteur majeur dans cette histoire, c’est John Milton, le poète puritain de la révolution anglaise. Dans son Doctrine et discipline du divorce (1644), il s’appuie sur le récit de la Genèse (« il n’est pas bon pour l’homme d’être seul ») pour montrer que le couple est une conversation, et que sans cela ce n’est qu’un instrument de propagation de l’espèce ou la « roue d’une copulation servile ». Il faut pouvoir divorcer pour pouvoir prendre alliance, il faut pouvoir se délier pour pouvoir se lier. Le mariage devient une élection mutuelle, un pacte, un consentement amoureux. Dans son immense Paradis perdu (1667)[10], tout commence avec un couple, car « dans la solitude est-il un bonheur ? » (p.331). Tout commence avec une conversation (« sweet converse ») car il ne suffit pas de nommer les êtres, il faut pouvoir entrer en mutualité. La femme est pour l’homme « fit help », « other self », « fairest gift » (p.334-335), et créée égale à l’homme : « entre inégaux quelle société, quelle harmonie, quel vrai délice peuvent s’assortir ? » (p.332).

Mais du même coup la chute est d’abord une affaire conjugale — non un péché de sexualité ! C’est le doute quant à la confiance de l’autre. Eve voudrait s’éloigner pour cultiver plus méthodiquement le jardin, Adam lui répond que Dieu ne les a pas faits pour le travail mais pour le plaisir et la conversation (p.351). « Mais si trop de conversation peut-être te rassasie, je pourrais consentir à une courte absence, car la solitude est quelquefois la meilleure société et une courte séparation précipite un doux retour » (p.352). Il s’inquiète cependant pour elle, car un malicieux ennemi rode. Eve répond : « Que tu doutes de ma constance envers Dieu ou envers toi, parce que nous avons un ennemi qui la peut tenter, c’est ce que je ne m’attendais pas à ouïr… » (p.353). Adam proteste qu’ils sont mutuellement témoins de leur vertu, « à ta vue je me sens plus sage, plus vigilant, plus fort » (p.354). Eve s’indigne « comment sommes nous heureux, toujours dans la crainte du mal ?» Ainsi le zig zag d’une défiance traverse la conversation, dans une sorte de dispute initiale, que Satan saura exploiter avec adresse. Tout est perdu, mais Adam alors s’exclame : « comment pourrais je vivre sans toi ? Comment quitter ton doux entretien (…) tu es la chair de ma chair, l’os de mes os, de ton sort le mien ne sera jamais séparé, bonheur ou misère » (p.373)[11]. Et finalement le couple se reforme plus solide que jamais, mais comme apaisé par la finitude, la fugacité de la vie (416). La chute est recommencement. Et de même qu’il fallait être deux, il fallait la possibilité de la chute pour manifester que Dieu voulait être aimé librement (p.256), et qu’il n’y a pas de don s’il n’y a pas de possibilité de refuser le don (p.322).

Nous ferons un saut vers une seconde grande figure expressive de ce paradigme interprétatif, chez Rousseau[12]. Il est très remarquable que ce dernier se soit exprimé sur des modes et selon des moments assez divergents pour laisser planer une intrigue globale sur sa pensée. En même temps on éprouve l’importance chez lui de cette force affective qui rapproche les êtres, leur font sentir leur ressemblance, et le contrat social n’est pas sans rapport avec le pacte amoureux, comme on le voit dans son Essai sur l’origine des langues où celles ci naissent non du besoin d’efficacité dans le partage des biens et du travail, mais des passions et sentiments amoureux, quand les jeunes gens, garçons et filles, viennent auprès des fontaines pour faire abreuver leurs troupeaux. Rousseau semble dire « donnez moi des jeunes gens amoureux et je vous refais une société dans les trois jours » ! Starobinsky dans La transparence et l’obstacle rapproche le Contrat social et la Nouvelle Héloïse par cette communion lyrique et unanime d’une fête où il n’y a rien à cacher, mais dès lors rien non plus à montrer (p.121), où tout est donné et partagé sans réserve : le charme de la société réside « dans cette ouverture de cœur qui met en commun tous les sentiments et toutes les pensées, et qui fait que chacun se sentant tel qu’il doit être se montre à tous tel qu’il est »[13]. Là il n’y a ni solitude ni servitude (p.106).

Pour obtenir une telle fête de la reconnaissance mutuelle, il faut cependant toute une éducation, que décrit L’Emile. Le livre V de L’Emile raconte la constitution du couple premier, sa formation. Claude Habib, dans Le consentement amoureux, superbe relecture de Rousseau, objecte ici qu’avec Rousseau on attend trop du couple. Et parce que le bonheur était total, la chute conjugale est totale. L’auteur de La nouvelle Héloïse en a bien conscience, puisqu’il écrit une suite de L’Emile, qui raconte et décrit le fracas de son propre projet. Emile et Sophie[14] commence là où se termine L’Emile, le bonheur exquis d’un couple heureux. Mais le malheur arrive, par le deuil de leur fille, et pour distraire Sophie trop triste, Emile décide leur installation en ville. Là peu à peu ils se font chacun leur réseau, leur vie. Emile s’aperçoit que Sophie se refuse à lui, qu’elle est triste, et sous son insistance elle lui jette au visage qu’elle est enceinte d’un autre (p.58-61). Après plusieurs péripéties de leur séparation, le roman (qui porte le titre alternatif de Les solitaires) reste inachevé. D’après Pierre Burgelin (préface du volume de la Pléiade) Bernardin de Saint Pierre rapporte que Rousseau imaginait une situation telle que la seule solution devient le ménage à trois, condition du rétablissement d’un bonheur durable. Michel Feher, dans la préface à notre édition, estime que si Rousseau n’a pas achevé son roman, c’est que la séparation volontaire des amants constitue l’achèvement indispensable de la passion exclusive — la solitude, libérant la rêverie vers l’autre.

On peut dire en ce dernier sens que Rousseau anticipe le destin malheureux du mariage moderne, du mariage amoureux. Car cette belle histoire a de nos jours des retombées bien négatives : le superbe élan de la libre nuptialité a son revers de violence, de mensonge, d’humiliation, avec leur cortège de souffrances, de dissimulations, de misère. Nous sommes passé du Charybde de l’adultère généralisé au Scylla du divorce généralisé. Pire : le parjure n’a pas disparu, non plus que la prostitution[15], mais la solitude sceptique s’est répandue. Nous y reviendrons.

Pour revenir à nos promesses fondatrices, nous avons noté que le livre V de L’Emile raconte la constitution du couple premier, qu’il réécrit l’origine de la société humaine, en décrit la condition, les conditions. Le procédé est bien plus net encore dans les « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine » de Kant, qui propose cet exercice d’imagination comme « un délassement de l’esprit »[16], en utilisant le texte de la Genèse comme une carte où l’on peut suivre l’itinéraire de la fiction philosophique. On part d’un unique couple adulte, comme de ce qu’on ne saurait déduire de causes antérieures ( !), abrité dans un jardin, doté d’instinct (« cette voix de Dieu ») sachant déjà parler et penser, mais capable aussi par la raison et l’imagination de se créer des désirs artificiels en opposition avec l’instinct : une sorte de besoin infini, non plus sensuel mais idéal — c’est la genèse de la décence, du goût et de l’amour (p.115). Du même coup le voici responsable de son destin, de ses choix, émancipé. Il peut regretter son innocence et sa rusticité initiale, mais « la raison inexorable qui le pousse irrésistiblement à développer les facultés qui sont en lui » (p.118) lui interdit d’y retourner. C’est ainsi que « l’histoire de la nature commence donc par le Bien car elle est l‘œuvre de Dieu : l’histoire de la liberté commence par le Mal car elle est l’œuvre de l’homme » (p.119). Kant divise son texte dans un diptyque, ponctué chacun par une remarque générale ou finale : on passe ainsi d’une époque de confort et de paix à une époque de travail et de discorde — la génération n’apparaît qu’avec la seconde époque !

Ce paradigme de l’alliance originaire, et de la nouvelle alliance, pourrait être illustré encore diversement par Goethe et Kierkegaard. Dans Les affinités électives, qui tient de la chimie galante, l’intervention d’un troisième élément peut dissocier en un clin d’œil ce qui était uni. Dans le même temps, le divorce devient une figure littéraire valorisée, plus passionnante que l’adultère et même que l’amour malheureux. Surtout le re-mariage est pour Goethe plus indissoluble que le premier lien[17], car c’est un amour qui est passé par la séparation, qui comprend en lui la séparation comme irréversible.

C’est la même idée que l’on trouve chez Kierkegaard, dans La reprise, où il affirme que « l’amour selon la reprise est le seul heureux » (p.66) — mais à la fin du livre, en dépit de toutes les tentatives, la reprise semble impossible, barrée. Il reste peut-être à considérer de loin l’être aimé, à saluer respectueusement son existence : « c’est alors que dans le désert qui m’environnait de partout, je découvris un personnage qui me réjouit plus que Vendredi ne réjouit Robinson. Dans une loge en face de moi au troisième rang se tenait une jeune fille à demi cachée (…) sa mise était simple et modeste (…) sa tête sortait de cette enveloppe et s’inclinait humblement, comme sur une tige de muguet (…) l’expression de sa figure m’assurait qu’elle était une heureuse enfant qui serrait son écharpe si étroitement pour mieux s’en donner à cœur joie. Elle ne soupçonnait pas qu’elle était vue (…) si elle avait soupçonné ma joie muette, à demi amoureuse, tout aurait été gâté » [18].

Remariage ou rechute ?

Au long de cette histoire littéraire, de Milton à Kierkegaard en passant par Rousseau et bien d’autres, on voit donc comment le libre mariage est l’énigme amoureuse par laquelle l’Occident a longtemps fasciné le reste du monde — c’est peut-être cela qui est en train de s’achever. Roland de Pury commentait : « en Occident on se marie parce qu’on s’aime, en Orient on s’aime parce qu’on se marie » : « dans la moitié du monde la liberté à deux n’existe ni au départ, ni pendant la vie du couple, et face à l’anarchie et à l’instabilité familiale de l’Occident, les sociétés africaines et asiatiques disent : c’est nous qui avons raison »[19]. Et pourtant, il estime, pour des raisons théologiques, qu’il faut maintenir « obstinément la liberté avec tous ses risques (…) le mariage chrétien est une liberté permanente à deux. Il est une union libre qui se maintient parce qu’elle est libre de se maintenir, et non parce que le divorce est impossible ». C’est exactement notre histoire.

Denis de Rougemont aussi est de ceux qui se sont enquis d’analyser nos mythes de l’amour, et propose des hypothèses qui méritent d’être rappelées, comme Michel Feher l’avait fait dans son remarquable texte sur la gracieuse absurdité du mariage[20]. C’est qu’il y a, au cœur de la culture occidentale, un mythe de l’amour malheureux, où la séparation des amants, l’impossibilité à se conjoindre, est la raison même de leur passion. Or ce mythe, selon Rougemont, nous conduit au désastre. Il lui oppose un amour plus ordinaire, plus difficile aussi, non pour un Autre inaccessible, mais pour un être singulier, imparfait, étrangement proche. Le couple amoureux et heureux, c’est possible, c’est à portée de main. On peut se demander avec Feher pourquoi Rougemont n’a pas répandu « la bonne nouvelle dont il était porteur ». C’est que le mariage chez ce dernier n’a ni l’éphémère esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan[21]: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). On le verra, c’est tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité : que mon épouse soit mon amante. Mais comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi doux et libre, mais aussi incertain et imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux ?

Il faut se rappeler, selon Rougemont, que « seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptibles de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Or, si Denis de Rougemont persuade ses lecteurs du bonheur qui les attend pour peu qu’ils adoptent sa conception du mariage, la plupart d’entre eux risquent alors de s’engager pour cueillir les fruits inattendus de l’amour conjugal, ce qui suffirait à sceller leur disgrâce »[22]. Il faut une sorte d’insouciance, mais d’insouciance active ! C’est là encore une vieille querelle théologique sur les œuvres de la grâce, que nous connaissons bien. On ne saurait faire de l’agapè une loi, un moyen de salut, une religion : c’est là le mal radical selon Kant, cette inversion et perversion de la maxime même du bon, quand elle devient un moyen pour nous d’obtenir notre bien.

Mais nous allons y ajouter une observation supplémentaire : que le cœur de la passion conjugale moderne n’est plus l’obstacle qui interdit aux amoureux de se rejoindre, mais la possibilité même de divorcer : pourquoi rester ensemble, alors que l’on pourrait se séparer ?

C’est cette question que Stanley Cavell place au cœur de son livre A la recherche du bonheur, Hollywood et les comédies du remariage[23], cherchant à déchiffrer le paradigme miltonien du couple-conversation — par exemple dans son commentaire de The Philadelphia story, de George Cukor (p.138-140). Il s’agit bien d’en reprendre l’intention, mais sans se prétendre à l’abri du danger de la tentation sceptique. L’apparition du cinéma parlant est en effet marqué par l’apparition des drames et comédies de la dispute conjugale. C’est par exemple la grande scène de It happened one night, où les protagonistes, pour se faire passer comme un couple marié, font semblant de se disputer (p.86). C’est encore le cas de l’ensemble du film Adam’s rib, toujours de George Cukor, où la revendication féminine d’autonomie, au dernier moment, se transmute en reconnaissance en dépit du différend, au travers du différend : « Hourrah pour la petite différence ! ». Mais la dispute n’est plus une crise, c’est une condition ordinaire, et comme le fait dire Hawks à Cary Grant au début de La dame du vendredi[24], le divorce aujourd’hui n’est plus qu’un papier devant un maire ! Tout le travail des comédies du remariage, parce que la déliaison est possible, consiste à reconnaître les décalages du couple, ne pas prétendre les surmonter, mais s’installer avec le problème. L’égalité ne se fait pas forcément en s’élevant, elle peut aussi se faire dans l’humilité mutuelle. Au commencement de The Lady Eve, « Adam » est caractérisé comme un pigeon, que l’on peut tromper facilement, mais Eve avoue à la fin qu’elle même a été « idiote » (p.69), et c’est alors qu’il peut voir qu’il s’agissait bien d’elle, de la même femme, dans les deux histoires (il n’y a pas un diable puis un ange, mais une seule et même personne, comme dans La Marquise d’O d’Eric Rohmer).

C’est d’ailleurs un autre enjeu de ces comédies, bien contemporaines de l’essai de Rougemont, que de tenter de cesser de dissocier l’âme et le corps, le rêve et le réel. Une longue scène de It happened one night, par dessus la couverture qui divise la chambre du motel entre ses deux occupants, et qui avait été présentée au départ comme la muraille de Jéricho, rapporte ce drame : comment transgresser la séparation kantienne entre le côté sujet et le côté objet ? Comment transgresser la solitude sceptique ? On ne peut le faire que des deux côtés en même temps, c’est pourquoi il faut le faire à deux (p.77, 79-80, 98). Finalement on ne sait pas qui fait sonner la trompette, qui est actif ou passif, cela arrive, simplement, cela peut arriver.

Terminons par Ricœur, puisqu’aussi bien nous avons commencé par lui. Nous avons noté sa réflexion, à l’occasion du Cantique des cantiques, sur le caractère métaphorique de l’amour, du plaisir, de la sexualité même, qui peut figurer et exprimer tous les registres de la vie. A l’occasion d’un numéro d’Esprit (novembre 1960), l’équipe rédactionnelle cherchant à diluer la question dans celle du mariage et de la famille, Ricœur avait recentré le thème comme initialement prévu, sur la sexualité, et avait été chargé de faire la synthèse du dossier : c’est ce qui nous donne ce texte important intitulé « La sexualité, la merveille, l’errance, l’énigme »[25]. Le rythme même préfigure d’une certaine manière le triptyque de la « petite éthique » de Soi-même comme un autre : la visée éthique qui dit d’abord le bon, la rège morale qui cherche à limiter le mal, la sagesse pratique qui cherche en situation de relative opacité à ajuster au mieux le jugement.

Ricœur y écrit notamment : « Finalement, quand deux êtres s’étreignent, ils ne savent ce qu’ils font ; ils ne savent ce qu’ils veulent ; ils ne savent ce qu’ils cherchent ; ils ne savent ce qu’ils trouvent. Que signifie ce désir qui les pousse l’un vers l’autre ? Est-ce le désir du plaisir ? Oui, bien sûr. Pauvre réponse ; car en même temps nous pressentons que le plaisir lui-même n’a pas son sens en lui-même : qu’il est figuratif. Mais de quoi ? Nous avons la conscience vive et obscure que le sexe participe à un réseau de puissances dont les harmoniques cosmiques sont oubliées mais non abolies ; que la vie est bien plus que la vie ; je veux dire que la vie est bien plus que la lutte contre la mort, qu’un retard de l’échéance fatale ; que la vie est unique, universelle, toute en nous et que c’est à ce mystère que la joie sexuelle fait participer : que l’homme ne se personnalise éthiquement, juridiquement, que s’il replonge aussi dans le fleuve de la Vie » (p.236).

Puis il poursuit : « Mais cette conscience vive est aussi conscience obscure car nous savons bien que cet univers à quoi la joie sexuelle participe s’est effondré en nous ; que la sexualité est l’épave d’une Atlandide submergée. De là son énigme (…) elle appartient à une existence pré-linguistique de l’homme ; même quand elle se fait expressive, elle est expression infra-, para-, supra-linguistique ; elle mobilise le langage, certes ; mais elle le traverse, le bouscule, le sublime, le bêtifie, le pulvérise en murmure, en invocation ; elle le démédiatise ; elle est Eros et non Logos. Aussi sa restitution intégrale dans l’élément du logos reste radicalement impossible » (ibid.).

Les sociétés se sont écartées, le plus souvent avec respect, sinon avec connivence, de tout jugement porté sur le sentiment amoureux. Comme si celui-ci avait quelque chose de divin — c’est en tous cas ce qu’en dit Platon dans le Phèdre. Mais plutôt que de prendre encore, à la suite d’Adam et Eve, un dernier exemple d’amours littéraires, cinématographiques ou sublimes, je voudrais pour finir évoquer tout bonnement un couple de pigeons. Ce sera ma manière de pratiquer une éthique dans la lucarne, pour reprendre le beau titre de Denis, une éthique de trottoir !

Les pigeons de Paris n’ont d’ordinaire rien qui suscite notre admiration ni même notre attendrissement : ils sont pouilleux et agressifs, prêts à se gaver de n’importe quoi sans laisser une miette à leurs comparses. Mais l’autre après-midi, au coin du boulevard des Capucines, j’ai vu deux pigeons dans l’eau fraîche d’un caniveau, propres comme des perles et d’une élégance éblouissante. Elle s’écartait à pas menus en regardant de côté, lui s’ébouriffait dans l’eau, faisait resplendir tous les gris de sa parure. Ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre, ils étaient seuls au monde, et magnifiques. Et soudain je me suis senti proche de comprendre l’approbation obstinée qui ponctue la Genèse, à chaque grande page du livre des créatures : Dieu vit que cela était bon !

Quel est ce Dieu qui peut voir le pigeon avec le regard qui dit « c’est bon », sinon la pigeonne ? Quel est ce Dieu qui peut voir la pigeonne avec le regard qui dit « c’est si bon », sinon le pigeon ? Quel est ce Dieu dont la bénédiction s’en remet en toute confiance au fait que chaque créature en cherche une autre, pour le pur plaisir se s’approuver mutuellement d’exister ? N’est-ce pas encore ce Dieu du Cantique des cantiques, qui s’efface du texte pour laisser chanter le déploiement de cet appel mutuel par lequel l’Amante et l’Amant se cherchent au détour du grand texte biblique ? Non seulement Dieu n’y est même pas nommé, mais il n’est question ni d’enfants ni de mariage. Comment se fait-il que ce poème d’amour à deux voix ait pu devenir l’un des grands livres liturgiques de la tradition juive ?

C’est peut-être qu’il ne faut pas chercher les sources du sentiment amoureux sur les sommets les plus rares : elles se trouvent dans les replis les plus profonds, les plus immémoriaux, mais aussi les plus communs, des simples vivants que nous sommes, parmi d’autres. C’est sans doute aussi que le couple amoureux est la métaphore toujours vive de toutes les alliances, de toutes les arches, de tous les pactes qui font ce perpétuel entretien mutuel qu’est le monde, depuis la différence des sexes jusqu’à la conversation spirituelle — mais ici tout se chevauche et se renverse l’un dans l’autre, dans un désordre heureux qui jamais n’abolit les écarts, la distance d’être deux.

C’est aussi, pour reprendre la suite du grand poème de la Genèse, qu’au départ il y a bien un ordre du monde, une différenciation des espèces, une nomenclature, mais pas encore de parole. Le logos n’est pas une Raison monarchique, mais un dialogue souverain. Adam n’est rien tout seul. Tout commence vraiment avec Adam et Eve. Et si l’on reprend le commentaire biblique de Calvin, qui approuve la nuptialité pour elle-même, pour le plaisir, ou le Paradis perdu de Milton, on comprend combien « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2-18), pas plus qu’il n’était bon que Dieu fût seul ! On comprend comment c’est à la conversation amoureuse, dans son adorable incertitude, qu’a été dévolu le rôle de commencer l’histoire humaine. De la recommencer à chaque fois.

Olivier Abel

publié dans Dimitri Andronicos,
Céline Ehrwein Nihan et Mathias Nebel éd.,
Le courage et la grâce. L’éthique à l’épreuve des réalités humaines,
Genève, Labor et Fides, 2013.

Notes :

[1] Ce texte est la reprise tardive d’un exposé donné à l’Université de Lausanne, en octobre 2010, lors d’une journée d’étude sur les « Nouvelles approches de l’herméneutique biblique ». Cette occasion est bonne pour en faire un amical hommage à Denis Müller. Le titre initial était « Penser le couple. Au bonheur des décalages », sans qu’il soit précisé si les décalages étaient ici constitutifs de l’herméneutique ou de la conjugalité. Nous détaillerons les deux genres de décalages, qui ne sont pas sans affinités.

[2] Que Ricœur a donné comme cours à la Faculté protestante de Paris à l’automne 1990, pendant un congé sabbatique qui m’avait été accordé après mon décanat.

[3] Dans la Métaphore vive déjà il parlait de la métaphore comme de l’idylle entre un sujet et un prédicat qui « cède en protestant ».

[4] De même qu’il s’est battu contre l’opposition typique de l’époque de Cullmann entre le temps grec et le temps biblique, trop sommaire et massive.

[5] Voir la Critique du jugement, lorsqu’il définit le plaisir esthétique comme l’expérience d’une finalité sans fin, le sentiment partageable (mais non imposable) que cela a un sens sans que l’on sache lequel.

[6] Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1964, collection Points essais p. 236.

[7] Heptameron, édition de poche Garnier-Flammarion, p.414.

[8] Y compris cette scène où elle raconte de façon anonyme son jeune frère de roi, retrouvant en cachette son amoureuse (mariée à un vieux barbon), et décrit « combien que les deux plus belles images qui y fussent étaient lui et elle, en quelque habillement qu’ils se voulussent mettre » (ibid. p.255).

[9] C’est l’une des origines de la controverse initiale entre Calvin et Castellion : ce dernier estime que le Cantique des cantiques n’a rien à faire dans le canon, et Calvin y voit au contraire un livre important.

[10] Ici cité dans la traduction de Chateaubriand de l’édition bilingue chez Belin, 1990.

[11] Pierre Bayle dans l’article Eve de son Dictionnaire historique et critique, inverse les protagonistes : c’est Eve qui préfère la cabane de son mari exilé à une solitude superbe en Eden.

[12] Même horreur de l’adultère et de l’insincérité, même préférence pour le divorce quand il n’y a plus d’amour, ou pour la séparation des amants quand l’amour est impossible.

[13] La nouvelle Heloïse, VIème partie Lettre VIII.

[14] Ici cité dans l’édition chez Payot-Rivages poche.

[15] Simmel estimait dans « Quelques réflexions sur la prostitution dans le présent et l’avenir » (texte de 1892, publié dans Philosophie de l’amour, Rivages-poche, 1988) qu’« un accroissement de culture amène un besoin accru de prostitution » (19), à cause du décalage entre la maturité physiologique et la maturité sociale, et que « tant que le mariage existera, la prostitution existera aussi » (22). Seule l’égalisation des sexes amènera à la fois une plus grande liberté anonyme et une individualisation plus fine des rapports homme-femme (24 et 30). Cf. également les excellentes Pensées sur la prostitution de Claude Habib (Belin 1994).

[16] Kant, La philosophie de l’histoire, textes rassemblés pour une édition chez Gonthier, p.109.

[17] p.108 de l’édition de poche Garnier-Flammarion.

[18] Kierkegaard, La reprise (trad.N.Viallaneix), Paris Garnier Flammarion 1990, p.109-110. Mais n’est ce pas aussi une figure subtile du scepticisme que cette manière de signifier, selon le mot repris par Emerson et Nietzsche : « si je t’aime, que t’importe ? »

[19] Liberté à deux, Genève : Labor et fides, 1967, p.28-31.

[20] M.Feher, « L’amour conjugal chez Denis de Rougemont, ou la gracieuse absurdité du mariage », Esprit 1997 8/9, p.51.

[21] Rougemont emprunte ses catégories aux Étapes sur le chemin de la vie de Kierkegaard.

[22] Feher, ibid.

[23] Editions des Cahiers du cinéma, 1993.

[24] Le titre de ce film de 1940, observe S.Cavell (p.160), est une allusion à Robinson Crusoé, et c’est l’histoire d’un couple de rescapés dans la tempête, rescapés non dans une île verte mais dans un monde noir où la question du retour à l’autre ne trouve de réponse que dans la fragilité du sursis, du temporaire accepté.

[25] Paul Ricœur, Histoire et Vérité, 1964, ed de poche points-Essais.