Histoire, mémoire, politique (Tarih, Hafiza, Siyaset)

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués [1]. »

Le philosophe Pierre Bayle, en 1686, dans son livre sur la tolérance qui est une critique philosophique du littéralisme biblique, se moquait d’un Pape qui voulait obliger tous ses sujets non seulement à manger mais à aimer le palamut — il se moquait surtout d’un roi de France qui voulait obliger tous ses sujets à adhérer à la foi catholique. Il est des choses que l’on ne saurait forcer. On ne peut pas plus obliger quelqu’un à croire qu’à se souvenir, à aimer qu’à oublier ou à pardonner. C’est le danger de toute politique de la mémoire que d’énoncer un devoir de mémoire, sinon un devoir d’oubli, et de bâtir là-dessus une version officielle de l’histoire. C’est ce que je voudrais commencer par rappeler, protestant ainsi contre un vote « politique » en France qui prétend décréter l’histoire et qui déshonore une démocratie, mais protestant de la même façon contre ce qui a été naguère une certaine politique turque de la mémoire.

Une telle protestation cependant doit s’appuyer sur une conception solide des rapports entre la mémoire et l’histoire, qui ne les confonde pas mais qui ne les dissocie pas non plus. Cette conception, j’irai la chercher chez le philosophe Paul Ricœur, le meilleur penseur que nous ayons aujourd’hui pour nous guider dans ce labyrinthe. Pour découpler les deux notions, il en introduit une troisième, celle de politique. Derrière les conflits de la mémoire et de l’histoire il y a un horizon irréductible à celui de la vérité épistémique de l’histoire : l’horizon de la cité divisée, du dissensus public des mémoires. Comment faire pour que ce différend ne sombre pas dans la guerre civile ? Comment faire pour établir un minimum de confiance historique, de façon à ce que l’histoire ne se réduise pas à un rapport de force ? Cette confiance suppose le crédit fait à la diversité des mémoires, diversité elle-même matrice d’histoire, et de distanciation historique. Elle suppose aussi que la mémoire d’aujourd’hui, quand elle se réapproprie le passé historique, en fasse son passé non dans une revendication d’identité, mais par un travail et un déplacement éthique qui prenne en charge l’ensemble du passé — il faut alors que la charge soit réellement partagée. Elle suppose enfin de faire la différence entre ce qui du passé ne passe pas et n’est pas fini, et ce qui est passé et dont on peut faire sépulture. Tout cela ce sont des questions où la philosophie rencontre l’histoire, dans une mutuelle mise au travail de nos concepts.

Pour finir je voudrais revenir sur une question philosophique qui me travaille depuis des années : le passage d’un régime d’histoire « impérial », celui de l’Empire ottoman, à un régime d’histoire « national », celui de la Turquie kémaliste, ne s’est pas fait d’un coup de baguette magique. De la même façon, ce qui se cherche en Europe et dans le monde c’est un passage délicat entre un régime d’histoire national et un régime post-national, fédéral ou pluri-national, que nous ne connaissons pas encore, mais qu’il faudra bien inventer. Ce passage est le moment de tous les dangers. Comment faire place à un nouveau régime de mémoire, qui sera aussi un nouveau régime de l’accord et du désaccord politique? N’est-ce pas dans cette difficile remémoration et réouverture du passé à d’autres possibilités historiques, que nous sommes pris, et à quoi nous devons ensemble travailler ? Dans la première partie je donnerai ainsi mes sentiments, dans la seconde mes concepts, et dans la dernière mes perplexités.

Remarques sur les politiques de la mémoire

Je voudrais donc d’emblée dire ma méfiance extrême envers l’idée d’un politique de la mémoire. Elle est dangereuse car on y touche à l’identité, à des attaches affectives qui sont de vrais « explosifs » pour nos sociétés. On est vite dans l’excès de mémoire, jusque sous la forme aujourd’hui répandue des politiques du remords — comme si, ne parvenant plus à faire mémoire des gloires ni des malheurs passés, il ne restait plus qu’à faire valoir cette gloire négative d’avoir beaucoup contribué aux malheurs des autres. On y touche aussi aux manipulations de l’oubli, quand on interdit de faire mémoire et de rappeler un mauvais souvenir. Ou quand on efface du paysage toutes les traces de ce qui devrait n’avoir jamais existé, pour bétonner une paysage tout neuf, méconnaissable, d’où le passé réel soit à jamais banni. C’est ainsi qu’aux politiques de la mémoire, qui sont souvent des politiques du ressentiment (comme le fut celle de la France vis à vis de l’Alsace devenue prussienne de 1871 à 1918), correspondent des politiques de l’oubli, qui sont plutôt des politiques de l’amnésie (comme le fut d’une certaine manière la politique de la langue et du changement d’alphabet sous Mustapha Kemal).

Et pourtant il faut penser ces politiques de la mémoire et de l’oubli, car aucune communauté ne peut exister sans mémoire, et sans oubli. Or il s’est produit une brisure, depuis Verdun et Auschwitz : nous assistons à la fin des Grands Récits, qui donnaient aux humains leur dose d’optimisme, le courage de ne pas se retirer et s’évader de l’histoire, et qui permettaient de jeter un pont entre l’expérience du passé et l’attente de l’avenir — comme écrit Ricœur : « Espace d’expérience et horizon d’attente font mieux que de s’opposer polairement, ils se conditionnent mutuellement [2]. » Et cet effondrement touche aussi l’art de raconter, si important pour la mémoire et l’art de suivre et de reprendre le fil d’un récit, le fil de l’histoire. Cette crise est désormais politique : derrière ses interminables démêlés avec sa propre identité, la France, comme bien d’autres pays pris dans le cyclone de la mondialisation, et notamment comme bien des pays européens, a un problème avec la mémoire, un problème avec l’histoire. Sont elles si fragiles, si incertaines, si peu dignes de confiance, qu’il y ait sans cesse besoin de légiférer ? Pourquoi ce trouble dans notre rapport à l’histoire ?

Après ses tentatives malheureuses à propos des « effets positifs » de la colonisation, l’Assemblée Nationale française a eu l’imprudence de voter la pénalisation de tous ceux qui contesteraient l’existence du génocide arménien. Certes cela a déterminé une véhémente réaction tant de la plupart des historiens et de beaucoup de politiques, qui ont estimé que l’Assemblée Nationale avait débordé son champ de compétence. Mais il reste un symptôme inquiétant. Est-il du ressort de la loi d’arrêter la vérité historique ? C’était le cas jadis, à l’âge du nationalisme le plus exacerbé, quand chaque Nation veillait jalousement sur sa version officielle des faits. Mais suite à la destruction mutuelle des Nations européennes, ce fut l’un des acquis de la démocratisation, de la sécularisation du politique, que d’obtenir une certaine séparation de l’Histoire et de l’État. Pourquoi donc aujourd’hui ces législations qui mettent hors la loi, c’est à dire en dehors du possible débat public, certaines questions, certains termes, certains interlocuteurs ?

Mon propos n’est pas de réserver les débats autour de l’esclavage ou de la colonisation, du génocide arménien ou de la guerre d’Algérie, à la seule corporation des historiens de métier. L’histoire est sans doute une chose trop grave pour être confiée aux seuls historiens. Elle porte bien une charge politique et morale, dès lors qu’il s’agit de faire un travail de mémoire qui nous déplace, les uns et les autres, sous l’exigence politique non d’assumer une culpabilité mais de prendre en charge la responsabilité du passé commun. Mais alors il nous faut également mesurer nos responsabilités française, et ne pas pointer seulement la paille qui est dans l’œil du voisin : dans la question du génocide arménien, de quelque terme qu’on l’appelle, c’est aussi nous, européens de l’ouest, qui avons jeté dans le monde ottoman la bombe de l’idée nationaliste, avec le nationalisme grec, puis arabe, et une guerre civile qui dure de 1912 à 1921. C’est nous qui avons orchestré la purification ethnique par le traité de Sèvres.

Et puis si l’histoire concerne tout le monde, il y a quand même des règles du métier, une certaine impartialité et indépendance, un libre accès aux documents et aux témoignages : l’histoire n’est pas un complot occulte à la Da Vinci code, ni une foire arbitraire d’opinions ou de mémoires communautaires. Il ne faut pas laisser dénigrer la complexité de la recherche et la prudence critique, ni nous réfugier dans des votes unanimes et démagogiques. Il y a dans tous nos pays un populisme inquiétant, qui s’adresse à ce qui dans l’électorat ne supporte pas la complexité, ni la conflictualité démocratique ordinaire. On a dit en France qu’une loi permettrait de faire l’économie des grands procès qui troublent l’ordre public et où le juge serait seul à trancher : mais justement les procès et débats peuvent aussi avoir une fonction de dissensus pédagogique et civique qui permet d’approfondir à la fois les connaissances historiques, l’esprit critique et la confiance dans la capacité de rouvrir ensemble les mémoires.

On dira qu’il ne s’agit pas de passé historique lointain, mais de mémoires encore vivantes et douloureuses, qui demandent à être reconnues. Certes, les descendants des victimes sont encore des victimes, quand les descendants des coupables ne sont pas coupables — si cela est vrai pour les uns il faut que cela le soit aussi pour les autres. Est-il cependant du ressort de la loi de commander à la mémoire, et d’énoncer le passé à la place de ceux à qui l’on voudrait le faire reconnaître ? Le souvenir ne vient pas aisément sur commande et se force mal. La question, comme le dit Ricœur, n’est pas de déterminer abstraitement où sont les devoirs de mémoire, mais de faire un travail de mémoire qui déplace les points de vue des uns et des autres sur les versions figées de l’histoire officielle. L’énoncé officiel d’une mémoire obligée ne fait il pas l’impasse sur ce travail, et sur ce que l’on peut en attendre ?

Tel a été le sens constant de mes interventions dans le débat français : est-ce le moment de faire chez nous ce que nous reprochions naguère à la Turquie, une histoire trop soumise aux intérêts nationaux de l’Etat ? N’est-il pas politiquement irresponsable de renforcer la pente nationaliste de tous nos pays ? Ne voit-on pas que rien n’est fini, que l’histoire continue, que les guerres sont encore possibles. La pluralité des mémoires, leur obligation à cohabiter dans l’espace public, à se déplacer pour prendre en charge la possibilité d’autres mémoires, n’est-elle pas au cœur de l’esprit démocratique ? Pour cela cependant, il faut que chaque mémoire ait assez de confiance en soi pour ne pas se cacher derrière le rempart mortel d’un interdit ou d’une obligation légale. Mais quelles sont les conditions de ces rapports confiants entre la mémoire et l’histoire ? La protestation civique doit céder ici la place à la réflexion philosophique.

Histoire et mémoire selon Paul Ricœur

Paul Ricœur a beaucoup travaillé sur le temps, sur l’histoire, sur le droit et sur la mémoire. L’intérêt de sa recherche est de montrer que l’on ne peut se contenter d’opposer une science silencieuse et sérieuse, mais inattaquable, repliée dans les cloisonnements du partage du savoir, et une foire démagogique de mémoires monumentalisées, ou d’opinions émues et médiatisées. Il y a un entre-deux, l’espace du débat qui fait place à la séparation de l’histoire et de l’État, mais aussi à la séparation de l’histoire et de la mémoire. Car cette séparation n’est pas une désarticulation, bien au contraire, c’est un travail d’articulation patiente, de formulation prudente. Et ce débat a sa rationalité propre, qui n’est ni celle des sciences dures, ni celle du jeu des opinions subjectives. Il suppose de créer un espace historique où la pluralité des récits soit autorisée.

a) une articulation délicate

Dans un livre mondialement célèbre, Temps et Récit1, après avoir posé le problème de la réalité du passé historique (qui n’est plus mais qui a été), et avant de « renoncer à Hegel » (à toute narration totalisante), Paul Ricœur avait traité l’histoire et la littérature comme des récits susceptibles de représenter conjointement le passé. Il s’agissait que la fiction se mette au service de l’inoubliable (dans l’horrible ou l’admirable) et « libère rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique », pour que l’historiographie s’égale à la mémoire. La littérature est ainsi pour l’histoire une réserve de refigurations possibles du temps. Et le travail historiographique s’effectue au travers d’une mise en intrigue narrative qui suppose la mise en jeu d’une pluralité de points de vue narratifs eux-mêmes situés dans le temps et l’histoire.

Dans son dernier ouvrage sur ce thème, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Ricœur a cherché à découpler méthodiquement l’imagination et la mémoire, la fiction de ce qui aurait pu être et la réalité de ce qui « a été ». Et à découpler méthodiquement la mémoire et l’histoire, sous le travail de deux questions. Qu’est ce que la représentation du passé ? Et y a-t-il une juste mémoire ? Ces deux lignes, entre un pôle épistémologique et un pôle éthique, doivent être distinguées, mais non désarticulées : il ne faut donc pas que la question quasi-politique de l’abus de mémoire ou de l’abus d’oubli soit traitée séparément de la question primordiale de la représentance. Je voudrais seulement signaler ici quelques points de cette juste articulation, où l’histoire reconnaît sa dépendance à l’égard des témoignages crédibles de la mémoire, mais où la mémoire accepte une certaine distanciation critique, comparative, une autonomisation de l’histoire vis à vis des mémoires.

b) le travail de mémoire

Ricœur a été critiqué par un certain nombre d’intellectuels juifs, mais parfois arméniens ou d’autres communautés, pour avoir exprimé une réserve à l’égard du devoir de mémoire. En effet il a montré la difficulté de commander la mémoire, le danger de mettre en œuvre une politique de la mémoire (au sens où certains régimes ont tenté des politiques de la langue) qui l’inscrive en terme d’obligations, de droits et d’interdits. Pour lui il n’y a pas seulement des abus d’oubli mais des abus de mémoire. Il y a des fausses mémoires, des mémoires en carton. Et c’est pourquoi il préfère parler d’un « travail de mémoire », où la mémoire du malheur, loin d’assourdir au malheur des autres, nous y ouvre. C’est ainsi que la mémoire indispensable et vitale ne court-circuite pas l’histoire et la distanciation critique, mais au contraire rouvre à son contact des mémoires refoulées. Il existe cependant pour Ricœur un devoir de mémoire, si on peut l’inscrire sous l’impératif de rendre justice à autre que soi[3].

On remarquera d’ailleurs qu’il n’y a pour Ricœur pas de symétrie entre la mémoire et l’oubli, et qu’il récuse de toute façon l’idée d’un « devoir d’oubli ». Je crois pourtant qu’il existe quelque chose comme un devoir d’oublier, mentionné dans le serment de ne pas rappeler les malheurs passés, qui sort Athènes de la guerre civile, et la France de la guerre de religion[4]. Ce sont deux temps différents qui sont dans un ordre inverse de ce que l’on croit : il y a d’abord un temps pour oublier, pour sortir de la logique de guerre et de représailles ; il y a ensuite un temps pour rouvrir la mémoire et formuler le plus entièrement possible les malheurs passés pour qu’ils ne se reproduisent pas. En ce sens j’ajouterais que je comprends assez bien la politique de l’oubli pratiquée par Mustapha Kemal, car il fallait prendre l’initiative d’une République neuve et sortir du deuil et des ressentiments issus du démantèlement de l’Empire Ottoman. Mais je ne comprends pas bien la politique de l’oubli pratiquée par un certain néo-kémalisme actuel : cette politique irresponsable me semble porteuse d’un néo-nationalisme assez éloigné du réalisme politique d’Atatürk.

c) le dissensus civique

Mais ce que Ricœur préfère mettre en avant c’est l’acceptation d’une citée divisée, ce qu’il appelle aussi le dissensus civique. Le conflit historiographique des interprétations et des régimes d’historicité est ainsi fondé sur les différends historiques eux-mêmes. J’appelle « différend » un conflit où l’on n’est pas même d’accord sur l’objet et les termes du désaccord. Et où il n’y a donc pas de tiers capable de trancher. C’est que le procès judiciaire suppose une forme de tiers, et le récit historiographique aussi, certes. Mais ces différentes figures du « tiers » ne font pas système : « On devra ainsi placer le vœu d’impartialité sous le signe de l’impossibilité du tiers absolu »[5]. C’est justement ce dissensus qui forme des citoyens capables de se tenir en l’absence d’un jugement dernier, capables de tenir la tension dans le partage de la responsabilité entre l’imputation singulière de la faute aux individus coupables, et son imputation politique à une communauté consentante ou bénéficiaire. Le citoyen apparaît dans le refus que la culpabilité soit tellement singularisée que tous les autres puissant se décharger sur quelques « coupables émissaires ». Mais il apparaît aussi dans le refus que les responsabilités soient à ce point diluées, expliquées, comparées et relativisées que personne ne soit plus responsable de rien. Le citoyen se déplace pour prendre sur lui et partager la responsabilité. Et le vrai homme d’Etat, justement parce qu’il est capable de déplacer l’opinion publique qui l’a porté au pouvoir, est celui qui, comme Willy Brandt, alors qu’il n’est évidemment coupable de rien, va prendre sur lui la responsabilité politique de changer la donne. En ce sens c’est celui qui a assez d’autorité pour trahir, mais au nom d’une fidélité supérieure qu’il dévoile par ce déplacement. La crédibilité du citoyen et de l’homme politique, comme celle de l’historien, apparaît dès lors comme indissociablement liée à l’épreuve acceptée et à l’exercice du dissensus, du sentiment d’une discordance réglée des voix. Cette discordance peut être repérée au plan des grands procès historiques :

Osiel s’attache au dissensus suscité par la tenue publique des procès et à la fonction éducative exercée par ce dissensus même au plan de l’opinion publique et de la mémoire collective qui tout à la fois s’exprime et se forme à ce plan. La confiance placée dans les bienfaits attendus d’une telle culture de la controverse se rattache au credo moral et politique de l’auteur quant à l’instauration d’une société libérale, au sens politique que les anglo-saxons donnent au terme libéral.[6]

Mais à la différence de Marc Osiel, Ricœur ne réduit pas la fonction du dissensus à l’action pédagogique, cérémoniale et d’une certaine manière exceptionnelle des grands procès médiatisés : ce qui l’intéresse, me semble-t-il, c’est le dissensus généralisé, un dissensus ordinaire et qui se diffuse à tous les plans de la conflictualité démocratique.

d) le tragique et le deuil

Au fond, il nous faut reconnaître que le politique est ici bordé par un plan tragique, éventuellement antipolitique, qui autorise la plainte, mais aussi la vengeance et le pardon, que le politique ne saurait comprendre. C’est le tragique du dissensus et du différend, quand les acteurs et les témoins ne parviennent pas à donner une version unique, et ce même en toute sincérité (voir le film Rashomon de Kurosawa). Mais c’est aussi le tragique du deuil, de l’irréparable, de l’irréversibilité du passé.

Les acteurs du passé, ont montré les historiens italiens de l’école dite de la microstoria, étaient face à l’incertitude de leur futur, et une grande partie de leur conduite se comprend mieux si on voit qu’ils cherchaient à réduire cette imprévisibilité, à tenter de la contenir. Ricœur montre que les acteurs du passé, à leur tour, portaient avec eux leurs propres deuils, leurs propres irréparables, qui ne sont pas les nôtres. S’attacher à comprendre le passé comme ouvert à d’autres possibilités que celles qui ont été le cas, et à tenir ces autres possibilités comme agissant sur le passé, s’attacher à comprendre le passé comme soumis au poids de deuil irrémédiables et aujourd’hui oubliés, c’est une double opération capitale.

C’est un des centres de gravité de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, que de tenir avec Michel de Certeau l’écrit historique comme ce qui fait place à la mort, à l’irrévocable, à ce sur quoi on ne peut agir, au non-maniable selon Heidegger. Face à la perte, la mémoire, individuelle ou collective, fait des embardées, et oscille entre le trop de la mélancolie qui perd le sens du présent, ou le trop peu de l’exorcisme facile. Ce n’est pas qu’il y ait un juste milieu, mais en se séparant peu à peu de la mémoire, l’histoire doit trouver pour les morts ces gestes de sépulture, de mise au tombeau, qui accomplissent en détail le travail de mémoire, lequel est aussi un travail de deuil, d’acceptation d’une présence purement intérieure de ce qui ne reviendra jamais. Et tant que ce travail n’a pas été fait, le problème est simplement transmis aux générations suivantes, mais avec une indissolubilité chaque fois multipliée.

Le problème du deuil, c’est que son acceptation est essentiel au travail de mémoire, et que sans cela on peut sombrer dans un scepticisme tant à l’égard du passé que du futur ou du présent : on n’a plus confiance en rien, il n’y a plus rien de solide. Où est la réalité ? Tant que l’on n’a pas accepté la disparition du passé, on prend le tombeau pour le passé, au fond on ne croit pas au passé lui-même, mais seulement au monument que nous en avons reconstruit. Où est la vérité ? On prend la trace pour la chose même, et c’est ainsi que le dogmatisme fait le lit du scepticisme.

e) fragilité de la réception

C’est ici l’un des cœurs philosophiques du livre de Ricœur que cette question quasi-wittgensteinienne du scepticisme en histoire : « Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé »[7]. Je rapprocherais volontiers cela du mot fameux de John L. Austin, dans Quand dire c’est faire[8] : « Notre parole est notre engagement ». Ce n’est qu’une parole, mais qu’avons nous d’autre ? Ricœur écrit : « C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des “témoins historiques” dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne, ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre[9] ».

C’est que l’histoire la plus distanciée, la plus travaillée, est reçue aujourd’hui par des « récepteurs » qui se l’approprient et en font leur mémoire actuelle. Le problème n’est donc pas seulement celui d’une écriture de l’histoire, une écriture qui sache à la fois ne pas être trop crédule à l’égard des montages de la mémoire collective, et qui fasse cependant fond sur la crédibilité des témoignages, en faisant la part de leurs recoupements et de leurs non-recoupements. Le grand problème c’est surtout aujourd’hui la réception de l’histoire par le public, la réappropriation du passé historique par une mémoire que l’histoire a instruite et bien souvent blessée.

Je pense ici à l’accent mis par Kant, dans La critique du jugement, comme par le philosophe américain contemporain Stanley Cavell, ce grand lecteur de Wittgenstein, sur les questions de réceptivité. Ce n’est pas seulement qu’en l’absence de tiers nous pouvons faire place en nous à la possibilité d’un autre point de vue, dans une sorte d’élargissement de l’imagination[10]. C’est le fait que mes jugements, ma mémoire, mon témoignage, ne peuvent pas être forcés, obligés, commandés, ni imposés, et que leur crédibilité et leur communicabilité même reposent, fragiles, sur la manière dont ils se confient à leurs récepteurs, dans un dialogue qui accepte la possibilité du désaccord. C’est un élément fondamental de la fragilité des mémoires.

Le conflit des mémoires

Revenons à nous maintenant. Mon propos ici s’appuie sur un travail antérieur plus long auquel le lecteur peut se reporter[11]. Chaque époque et chaque régime politique a son « régime d’historicité », sa manière spécifique de se rapporter au passé, d’en faire le travail de deuil. Chacun d’eux également a sa « politique de la mémoire », sa manière de rapporter le passé à un présent qui n’est pas fini, sous la forme de promesses non tenues — et d’en faire un travail d’enfantement. On peut ranger cette remarque sous le problème plutôt synchronique de la pluralité des régimes d’histoire et leur cohabitation politique. On peut aussi la ranger sous le problème plutôt diachronique du passage d’un régime à un autre.

Sous le premier aspect, et comme l’a montré Michael Walzer dans son livre sur la tolérance, les Empires de jadis, les États-nations, les États fédéraux, les sociétés d’immigration comme les USA, n’ont pas le même régime d’histoire ni de mémoire, pas plus qu’ils n’ont le même régime de lien social. Toute société a dû penser, d’une manière ou d’une autre, la cohabitation de mémoires différentes. Or par le jeu complexe de l’histoire et des échanges, les mémoires se chevauchent, et plusieurs régimes d’historicité peuvent être en conflit dans nos sociétés. Nous avons vécu, en France comme en Turquie, et de longues décennies, selon un régime plutôt républicain de l’Etat-Nation où la citoyenneté se marquait à la capacité partagée d’entrer dans une histoire commune, qui était aussi l’histoire d’un progrès et d’un idéal républicain. Or le dégel planétaire des blocs et des représentations, tant par l’effondrement du rideau de fer que par l’explosion du marché, et plus généralement peut-être par le développement technique, est en train de tout changer. On peut appeler cela démocratisation ou post-modernisme, des formes de mémoire liées à des cultures séculaires, à des formes d’habitat et de vie en commun, s’effacent pour toujours. Mais émergent dans le même temps des mémoires fragmentaires, erratiques, ou douloureuses, qui tentent par tous les moyens de résister au relativisme de la mondialisation. Or nous n’avons pas encore trouvé un régime d’histoire, qui serait d’ailleurs en même temps un régime politique, à la hauteur de ce problème, et en attendant ces mémoires vives entrent en compétition et menacent le lien social. On ne comprend pas l’étendue du désastre tant que l’on ne voit pas qu’il s’agit non de conflits résiduels, mais d’une conflictualité toute neuve et inédite, et que la véhémence de cette opposition entre ces formes de mémoire tronquées peut aussi conduire demain à de nouvelles tragédies. C’est bien le défi actuel, non seulement pour l’Europe et pour la Méditerranée, mais pour un monde qui ne peut ni sombrer dans l’amnésie d’un simple développement technique et mercantile, ni dans l’insurrection de mémoires communautaires murées derrière leurs frontières douloureuses.

Sous le second aspect, comme le remarquait Marcel Détienne dans son livre sur la comparaison de l’incomparable et les régimes d’historicité, à propos de la perestroïka, on ne peut changer le présent sans changer de passé. Serif Mardin, dans divers textes[12], a exploré ce délicat passage du régime impérial au régime national, et montré comment c’était, comme toute mue, le moment de tous les dangers, un moment de vulnérabilité et d’agressivité. Car on ne change pas de régime de tolérance et de cohabitation politique par un coup de baguette magique, et il y eut un moment où le régime d’historicité et de lien social impérial continuait à incarcérer les individus dans des communautés (millet), alors que déjà le régime national-républicain, bienveillant aux individus qui adhéraient à ses idéaux, exigeait la disparition de toute communauté et de toute appartenance communautaire. Une fois le régime national-républicain installé, les rapports entretenus par la société turque avec son passé ont été simplifiés par l’omniprésence d’une version officielle et monumentale.

En Turquie comme en France et dans bien de nos pays, c’est cette histoire-mémoire officielle qui est aujourd’hui en cause, ébranlée par la mondialisation et les migrations qui rouvrent des attaches diverses, sapée par la démocratisation et la sécularisation (le pluralisme) de l’histoire, menacée par les à-coups de l’idéologie nationaliste, ses sursauts et ses faiblesses. Il faudrait donc trouver ensemble une autre solution, qui fasse place à un régime d’historicité plus composite que celui de l’uniformité jacobine de l’État-Nation, et plus radicalement libérale et démocratique que l’incarcération impériale dans des communautés plus ou moins étanches. Mais il faudrait le faire prudemment, sans détruire trop vite le cadre national-républicain existant, car l’éclatement de ce cadre pourrait aujourd’hui faire beaucoup de dégâts. Il vaut donc mieux autant que possible envisager son maintien et sa pluralisation interne par les exigences démocratiques.

Qu’est-ce à dire ? Comment faire place à un nouveau régime de mémoire, qui soit aussi un nouveau régime de l’accord et du désaccord politique? Bien sûr, nous sommes dans un contexte où le retour des mémoires nationales correspond aussi à l’angoisse d’un avenir devenu imprévisible et effrayant. Il s’agira de voir à quelles conditions cette remémoration permet certes une nouvelle historiographie, mais plus encore une véritable libération du passé, dans les deux sens de l’expression. Comment faire place à un nouveau régime de mémoire, qui soit aussi un nouveau régime de l’accord et du désaccord politique?

Que l’on ne s’y trompe pas, je le redis : le passage du régime républicain à un régime démocratique vraiment pluraliste est aussi difficile en France et dans bien d’autres pays d’Europe occidentale qu’en Turquie. D’une part en effet, si nous pouvons demander quelque chose à la Turquie, c’est de mieux découvrir et protéger le trésor de ses minorités religieuses, chrétiennes, juives, musulmanes, qui en font, autant qu’un réservoir d’eau pour le Proche-Orient, une immense réserve de « mémoires » pour l’humanité. Or préserver ces patrimoines, ce n’est pas seulement conserver leur mémoire mise au musée. Cela suppose de favoriser une véritable liberté religieuse et une cohabitation de ces traditions dans ce qu’elles ont de plus vivant, de plus inventif. On pourrait imaginer des initiatives originales en ce sens qui déstabiliseraient la diplomatie européenne, et implanter un lieu de théologie plurielle qui manque autant au proche-Orient qu’à l’Europe elle-même. Et ce serait, à faible coût car le retentissement européen serait immense, une manière de reprendre une initiative géopolitique susceptible de faire de la Turquie une des locomotives de la nouvelle Europe qui se cherche.

D’autre part, il faut regarder en face le caractère problématique de l’Europe : je pense à la définition que donne Patocka de l’Europe en lien avec Platon, mais aussi avec Husserl, comme une communauté qui ne porte en son centre que la seule interrogation, une sorte d’excentricité originaire. Mais je pense aussi à ce que dit Patocka de l’Europe qui s’est auto-détruite et qui a bien failli entraîner le monde entier dans cette auto-destruction. L’Europe, et la France en premier lieu, doit cesser de prétendre donner des leçons au monde. Ceci dit, il reste à penser pour l’Europe une sorte de pluralisme cohérent, son institution politique, juridique, économique.. Comment penser une institution pluraliste, une institution où il n’y aurait pas de centre unique, où nous serions tous sur la marge? Voilà maintenant l’Europe dans l’obligation d’inventer une nouvelle forme politique, et de rouvrir dans le passé des possibilités enfouies. Tentons de faire crédit à ce que disent ceux qui veulent vraiment entrer dans l’Europe. Parce que l’Europe reste une énigme, un mythe à déchiffrer, pour comprendre le passé du monde récent, installer durablement la pluralité des mémoires, et agir enfin sur ce qui vient.

Olivier Abel

Publié Kebikeç n° 23, 2007 Ankara, p.9-21.

Notes :

[1] Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Le Seuil, 2000, p. I.

[2] Ibid., p. 377.

[3] Ibid, p. 105 – 111

[4] Nicole Loraux, La cité divisée, Paris, Payot, 1997, p. 256 et p. 277.

[5] La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, p. 414.

[6] Ibid., p. 424.

[7] Ibid., p. 182.

[8] J. L. Austin, How to do Things with Words, Oxford, Oxford University Press, 1962 (tr. fr. Paris, Le Seuil, 1970).

[9] Ibid., p. 208.

[10] La Mémoire, l’Histoire, l’Oubl, p. 414.

[11] “Le conflit des mémoires”, in Esprit 2001-1.

[12] Et notamment ceux réunis dans Religion, society and modernity in Turkey, Syracuse University Press, 2006.