La juste mémoire – Avant-propos

« Conversation entre un point de vue historique et un point de vue philosophique »

La conversation entre l’histoire et la philosophie n’a pas toujours été des plus aisées. Aussi bien les sujets à mécompréhension réciproque sont nombreux, d’autant que l’histoire comme la philosophie vient au débat en ordre dispersé, sous des figures et des démarches différentes. Dans une œuvre où Ricœur a rencontré l’histoire à plusieurs reprises, et tout particulièrement dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, nous avons finalement adopté une entrée en matière d’ordre éthique, par l’idée ou la question d’une « juste mémoire », qui nous touche autant comme historiens que comme philosophes.

Ricœur en effet cherchait à désigner cette juste mémoire par excès et défaut, entre un trop de mémoire et un trop peu de mémoire. Il nous semble que ce diagnostic a été malheureusement confirmé par ce que François Hartog a appelé le présentisme. Hartog a parlé de montée rapide de la catégorie du présent jusqu’à ce que s’impose l’évidence d’un présent omniprésent : tout se passe comme s’il n’y avait plus que du présent, « sorte de vaste étendue d’eau qu’agite un incessant clapot »[1]. Cette question relative à un contexte historiographique donné peut aussi être posée sur un mode plus absolu.L’idée centrale du livre de Ricœur pointe la nécessité ou l’urgence de sortir du délire d’une réflexion totale : impossibilité de la mémoire totale, impossibilité de l’histoire totale, mais aussi impossibilité de l’oubli total. Contre une prétention véritative et définitive, on trouve chez Ricœur l’éloge de l’inachèvement.

Ces questions ne sauraient être l’affaire exclusive et professionnelle des historiens, et le passé ne peut pas être leur monopole. Comme l’a écrit Krzysztof Pomian, « il serait facile de se draper dans sa toge professorale et de proclamer que seules les publications des professionnels relèvent de l’histoire, le reste n’étant que du journalisme ou de la littérature, à traiter avec condescendance, si ce n’est avec mépris ». Toutefois ce serait un acte à la fois vain et impossible : « l’opinion publique a son mot à dire sur ce sujet et ses rapports avec les professionnels de l’histoire sont ceux d’une négociation permanente »[2]. Ces questions demandent donc un effort collectif. Et dans cette perspective, parmi d’autres, il est important qu’un dialogue entre les philosophes et les historiens puisse s’installer, dialogue qui ne saurait connaître de conclusion lui non plus, tant ce qui importe est d’ouvrir la conversation dans l’histoire autant qu’à son sujet. Aussi ce volume restera-t-il sans clôture.

Les circonstances de l’ouvrage

En décembre 2000, juste deux mois après la sortie de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Giovanni Lévi, Maurizio Gribaudi et nous-mêmes organisions un colloque entre la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris et le Laboratoire de Démographie Historique de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, autour du livre, sur le thème « Temps, mémoire, histoire »[3]. Le fil rouge de cette semaine de travail, à le relire maintenant, était sans doute l’oubli. Nous en avons traité tantôt en lien avec les politiques de la mémoire, tantôt avec les tâches de l’historien se confiant à la mémoire ou s’en défiant, tantôt comme thème ontologique du présent oublieux — du don oublié. Un certain nombre des textes ici réunis avaient fait l’objet de communications à ce moment-là.

Dans les quatre années qui ont suivi, avec Enrico Gattinara et Isabelle Ullern-Weité, nous avons poursuivi à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales la recherche alors amorcée, en cherchant des points d’appui dans d’autres œuvres : les réflexions de Hannah Arendt sur le temps, la culture et l’histoire, par exemple, ou celles de Siegfried Kracauer sur le temps, l’histoire et les choses avant dernières. Ou sur d’autres supports, comme le traitement de la mémoire de l’histoire dans les grands procès “politiques” : Nuremberg, Eichman, Papon.

On trouvera ici également la trace remaniée de certains des exposés donnés dans le cadre de ces séminaires successifs, jusqu’à ceux que nous faisons actuellement sur l’expérience de la contemporanéité et de l’anachronisme dans l’étude du passé. Car cette expérience mêle encore la question historiographique de savoir comment se rendre contemporains des êtres du passé et la question éthique de la compréhension d’autrui.

Ce n’est sans doute pas un hasard si ces études croisées nous ont encore conduits dans les parages du récent Parcours de la reconnaissance de Paul Ricœur. C’est ainsi que le travail de réception et de relecture assez libre de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli se poursuit dans notre petit groupe. Il ne nous semble pas inutile de rappeler ici les grandes lignes de cet ouvrage avant d’en présenter notre travail de lecture.

Quelques lignes d’appui pour nos questions

Dans un livre précédent, à savoir Temps et Récit1, après avoir posé le problème de la réalité du passé historique (qui n’est plus mais qui a été), et avant de « renoncer à Hegel » (à toute narration totalisante), Paul Ricœur avait traité l’histoire et la littérature comme récits susceptibles de représenter conjointement le passé. Il s’agissait que la fiction se mette au service de l’inoubliable (dans l’horrible ou l’admirable) et « libère rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique », pour que l’historiographie s’égale à la mémoire. La littérature était ainsi pour l’histoire une réserve de refigurations possibles du temps. Il faut rappeler cela, car l’objection qui a été faite à La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli de présenter une vision trop positiviste de la vérité historique comme exactitude factuelle, manque l’articulation avec ce travail antérieur sur lequel Ricœur ne revient pas. Le travail historiographique s’effectue au travers d’une mise en intrigue narrative qui suppose la mise en jeu de points de vue narratifs eux-mêmes situés dans le temps et l’histoire.

Revenant sur un sujet déjà très travaillé, Paul Ricœur semblait dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli prendre un malin plaisir à montrer la discontinuité des problèmes, à les reprendre à rebours. Il cherchait désormais à découpler méthodiquement l’imagination et la mémoire, la fiction de ce qui aurait pu être et la réalité de ce qui « a été ». Et à découpler méthodiquement la mémoire, capable de « reconnaissance » (c’est bien lui, c’est bien elle !), et l’histoire qui ne saurait trouver de représentation heureuse. Ces dissociations s’accomplissaient sur les trois plans d’une sorte de phénoménologie pluraliste de la mémoire, d’une épistémologie discontinue de l’histoire et d’une herméneutique de la condition historique qui culmine dans une réflexion de style bergsonien sur l’oubli. Il faut remarquer à cet égard que, si Ricœur avoue plus de complicité avec Bergson qu’avec Heidegger, ce n’est pas seulement parce qu’il reproche à ce dernier de liquider les problèmes de critique historique, c’est au contraire que, trop aristotélicien pour mépriser le temps « vulgaire », il cherche à prendre appui sur la diversité des figures de la temporalité, entre le pur temps vécu et le simple temps cosmique.

Il faut rappeler tout cela pour montrer la diversité des plans sur lesquels Ricœur recherche la vérité de la mémoire et de l’histoire, la vérité rendue aux êtres passés : aucun de ces plans ne peut résumer ou récapituler les autres, et la vérité historique est ainsi placée dans une tension telle que jamais elle n’est achevée. On peut signaler au passage que le reproche à Ricœur de vouloir « faire passer le passé » est d’autant plus mal venu qu’il n’en parle, lui, que pour le reprocher à Ernst Nolte, et que tout son livre est d’abord un plaidoyer pour la mémoire.

L’enchevêtrement de toutes ces problématiques n’empêche pas deux d’entre elles de s’imposer, dans un ordre syntaxique qui reste celui du livre : Qu’est ce que la représentation du passé ? Et y a-t-il une juste mémoire ? Ces deux lignes, entre un pôle épistémologique et un pôle éthique, doivent être distinguées : mais l’apprentissage même de la distinction méthodique entre s’informer et juger n’est pas sans horizon politique et moral. Il ne faut donc pas non plus que cette question quasi-politique de l’abus de mémoire ou de l’abus d’oubli soit traitée séparément de la question primordiale de la représentance. Contrairement à ce que des discussions hâtives et parfois malveillantes ont laissé entendre, l’idée d’un devoir de mémoire est pour Ricœur tout à fait légitime dans une perspective de justice[4], mais ce devoir s’adosse à un travail de recognition inaccessible à l’impératif.

Si l’on peut discerner ces deux lignes de lectures dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, la majeure portant sur le problème de la représentation du passé, la mineure portant sur la politique de la juste mémoire, les travaux rassemblés pour le présent ouvrage prennent donc ces deux lignes en diagonale, sous l’angle de la question de l’oubli. Ils tracent une ample variation non tant autour du livre de Paul Ricœur, dont ils s’écartent parfois beaucoup, qu’autour des questions mêmes que ce livre indique et offre en partage.

Organisation de l’ouvrage

Nous avons finalement décidé d’ouvrir ce volume par la mise en conversation de nos deux textes, qui resserrent la question autour de la dimension éthique, au sens large, du rapport historique à la mémoire. D’un côté, la question de la juste mémoire rencontre celle de la crédibilité du témoignage, et de la mise en œuvre d’un indépassable dissensus civique, sur le fond d’un horizon de pardon qui ne soit pas une fusion ni une réconciliation, mais une déliaison antipolitique sans laquelle la liaison ne peut se faire, la reconnaissance du passé. De l’autre, c’est dans le détail du métier et de la tâche de l’historien que se manifeste un souci à la fois critique et éthique vis à vis de la vulnérabilité même de la mémoire, et qui oblige à élargir la notion de vérité historique, à la rendre à nouveau « inquiète », et politiquement inquiétante.

Un second ensemble, plus épistémologique ici encore au sens large, s’attache de manière contrastée à l’approche épistémologique de Ricœur. Entre histoire et philosophie, ce sont trois textes qui se démarquent également de la réception franco-française de La mémoire, l’histoire, l’oubli, et de l’éternel procès épistémologique en heideggerianisme que les criticistes des études allemandes font à l’herméneutique française dans laquelle on a tenté d’enfermer Ricœur. La configuration que Giovanni Levi donne à cette question de la vérité historique est originale en ce qu’elle tente à nouveau frais de desserrer l’alternative complice entre le dogmatisme et le scepticisme régnants. Enrico Gattinara construit très solidement l’arrière-plan bergsonien qui est un des apports essentiels de La mémoire, l’histoire, l’oubli, et qui devrait permettre d’ouvrir, à côté des chemins heideggeriens, des passages plus deleuziens. Il marque une vraie ouverture cognitive entre histoire et philosophie, et fait écho aux questions de Sabina sur le rapport à la mémoire comme étrangeté. Isabelle Ullern-Weité, faisant jouer les décalages de générations et de réception, cherche à lire le contemporain de ce débat et de ses enjeux en prenant la réflexion immanente de Ricœur comme celle d’un auteur pris en interaction dans une situation, dans un travail incessant de déconstruction-reconstruction.

Le volume se termine par une troisième conversation, sur les figures fondamentales de la mémoire et de l’oubli, avec Nietzsche en arrière fond. Jeanne-Marie Gagnebin, grande lectrice de Walter Benjamin, relance le fonds philosophique moderne du rapport entre histoire et philosophie, avec une sensibilité littéraire, voire esthétique, qui permet d’éviter certaines impasses épistémologiques ; elle propose ainsi une poétique intempestive de la mémoire. Hans-Christoph Askani, grand lecteur de Rosenzweig, propose une approche herméneutique de la question de l’oubli et de la condition historique qui nous est ainsi donnée, avec en contrepoint une méditation théologique d’une particulière densité interrogative.

On le voit, en dehors du premier texte sur le dissensus qui cherche à déplacer les questions, ces conversations entre les cultures philosophiques et historiographiques italiennes, françaises et allemandes sont restées assez éloignées des controverses médiatisées autour de La mémoire, l’histoire, l’oubli : elles ont voulu prendre au sérieux le défi lancé par le temps et l’oubli conjointement à l’histoire et à la philosophie. Nous tenons à remercier tout particulièrement Isabelle Ullern-Weité pour le travail minutieux qu’elle a fait sur ces textes et sur l’ensemble pour en préparer la publication, ainsi que le Fonds Ricœur[5] et l’École des Hautes Études en Sciences Sociales pour l’accueil offerts à nos travaux. Paul Ricœur, qui avait accepté le principe de rédiger une préface à cet ensemble, est mort cette année 2005 : c’est en reconnaissance de ce qu’il nous a offert que nous laissons ce recueil inachevé.

Table des matières

Avant – propos

  • Sabina Loriga, Olivier Abel,« Conversation entre un point de vue historique et un point de vue philosophique »

1ere partie
La dimension éthique du rapport à la mémoire, en philosophie et en histoire

  • Olivier Abel, Faculté Protestante de Paris, Fonds Ricœur « L’indépassable dissensus »   lire le texte de l’article
  • Sabina Loriga, EHESS« La tâche de l’historien »

2e partie
Ouvertures épistémologiques entre philosophie et histoire : vérité, cognition, interaction contemporaine

  • Giovanni Levi, Université de Venise« les historiens, la psychanalyse et la vérité »
  • Enrico Castelli-Gattinara, revue Aperture, Rome« Les puissances actives et positives de l’oubli : ce à quoi l’histoire ne peut pas dérober »
  • Isabelle Ullern-Weité, Ephe-Cerl, Fonds Ricœur« Entre le tragique et le pardon, entre l’ultime et le rétrospectif, l’effectuation subjective (une affirmation philosophique des chemins malgré tout sensés de l’histoire ?) »

3e partie
Des figures fondamentales de la mémoire et de l’oubli : poétique philosophique et condition historique

  • Jeanne-Marie Gagnebin, Université de Sao Paulo« Les préludes de Paul Ricoeur »
  • Hans-Christoph Askani, Faculté Protestante de Paris« L’oubli fondamental comme don. A propos du livre de Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli »

Olivier Abel

Publié dans La juste mémoire,
Lectures autour de Paul Ricœur,

Genève : Labor et Fides, 2006.

Notes :

[1] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil 2003.

[2]  Le Débat, 1999, réed. in Sur l’histoire, 1999, p. 388.

[3] Par ordre d’apparition, en sus des organisateurs, Olivier Mongin, Myriam Revault d’Allonnes, Michèle Leclerc-Olive, Marianne Carbonnier-Burkard, Laurent Thévenot, Isabelle Ullern-Weité, François Dosse, Enrico Castelli-Gattinara, Hans-Christoph Askani, Jeanne-Marie Gagnebin, le tout suivi d’un débat de Paul Ricœur avec Giovanni Levi.

[4] C’est « un projet de justice qui donne au devoir de mémoire sa forme de futur et d’impératif », et « le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris : Le Seuil, 2000, cité ici MHO, p.107 et 108.

[5] Fondation créée pour la réception et la mise à disposition du public de la bibliothèque de travail et des manuscripts de Paul Ricœur, que le philosophe a décidé de donner, de son vivant, à la Bibliothèque de la Faculté Protestante de Paris. L’acte de naissance de ce Fonds aura donc été ce colloque de décembre 2000.