Le problème éthique de la proximité

En avant propos, et tout en vous remerciant pour votre aimable accueil, je dirai que j’ai peut-être de la distance avec le contexte ici, et que ce que je vais dire est certainement marqué par mon implication dans le contexte français ; mais justement cela peut nous aider à voir que nous sommes tous impliqués dans des proximités. Et tout en déployant les ambiguïtés et la problématicité éthique de cette magnifique notion de « proximité », je relèverai au passage les 10 questions que l’on me demandait de pointer (elles seront en gras dans le texte). Elles se distribueront autour de 4 moments : 1. Une introduction au problème de la proximité. 2. Une brève éthique de la proximité. 3. Une réflexion sur l’urbanité du proche, qui pense ensemble la proximité et la civilité. 4. Une tentative de discernement de ce que pourrait être une « politique du proche ».

1. Introduction au problème de la proximité.

On peut commencer par faire jouer les ambiguïtés de la notion de proximité à partir de l’idée que le royaume est proche. Parce que longtemps on a entendu cette proximité-là comme l’imminence de ce qui n’est pas encore là, comme une absence dans le temps. C’est alors l’imminence de quelque chose d’extraordinaire. Quelque chose qui approche, quelque chose qui va arriver. Or tout se passe comme si maintenant nous redéployons cette notion de proximité surtout dans l’espace. Non pas dans l’imminence, mais dans l’immanence. Comme quelque chose qui était là et qu’on n’avait pas encore vu, pas encore touché. Non pas quelque chose d’extraordinaire, mais au contraire de tellement ordinaire que l’on ne s’en était pas aperçu. Il y a d’ailleurs aujourd’hui, je le vois tous les jours en philosophie, une sorte de retour au monde ordinaire, au langage ordinaire, chercher dans l’ordinaire, dans les choses de tous les jours. Je pense à un auteur américain comme Thoreau —c’est lui qui a écrit Walden, parce qu’il refusait l’esclavage, il s’était retiré dans une cabane de rondins, propriété de son ami Emerson. Et des auteurs comme Emerson et Thoreau disaient à leurs contemporains de cesser d’aller chercher le grand et le noble dans le lointain et l’ailleurs, et qu’il fallait chercher simplement à nos pieds, sans aller plus loin. Ce que nous cherchons est juste ici, à côté de nous. Commençons par regarder à côté de nous. Et cela me fait penser au fait que Jésus justement, par exemple dans l’histoire de la femme adultère, relance sa question, puis s’accroupit, et se place au niveau des pieds. Jésus parle de la proximité du royaume et dessine dans la poussière au niveau des pieds. Le remarquable, c’est qu’il n’y ait pas de grand discours, pas même de face à face, de vis-à-vis : il y a plutôt un «face à pieds », un « vis à pieds » —je ne sais pas comment il faudrait dire. C’est ce geste-là qui me semble très important, envers les pieds.

Aujourd’hui, cependant, nous prolongeons la vieille opposition entre d’une part ce qui était le grand, le noble, mais aussi le lointain, et l’ailleurs, car le sens noble c’était la vue, ou bien la voix. Et d’autre part le toucher, le goûter, l’odeur, qui étaient en bas dans la hiérarchie de la perception. Car nous avons la télévision, le téléphone…on est dans des télé-n’importe-quoi, si vous voulez, mais justement il y a des choses qu’on ne peut pas télé-choser si facilement, par exemple on ne peut pas goûter un verre de vin à distance, on ne pas manger du pain à distance, on ne peut pas « pisser » à distance,… C’est un vrai problème pour une culture du cyber-spectacle, y compris du spectacle de la souffrance à distance. De la souffrance du lointain, sommes-nous moralement et psychiquement équipés pour cet équipement technique qui nous met à proximité par télé-communication ? Nous avons des passerelles de plus en plus puissantes pour rapprocher le lointain, mais ce serait là ma première question : toutes les passerelles rapprochent-elles de l’autre rive, de l’autre côté ? Toutes nos télé-communications, et nos techniques font que l’on parle d’un village planétaire. Mais qu’est-ce que cette proximité ? Comme le disait l’anthropologue Leroi-Gourhan, lorsqu’on a introduit un outil, un bâton par exemple, entre la main et le monde, cet outil permet certes d’être plus efficace, et le bâton vient combler un écart engendré par la station verticale : c’est parce que la main de l’homme est loin du sol, que l’on peut y mettre un bâton, et la technique vient combler un écart, une absence, une lacune, une distance. Mais ce faisant en même temps elle augmente cette distance. Le développement des techniques est en même temps, à chaque fois, le comblement d’une distance et en même temps l’écartement de cette distance. Et de même que l’outil éloigne du monde, la parole et la communication éloignent des autres. Comme une séparation qui se creuse au fur et à mesure que l’on jette des passerelles vers l’autre rive : l’autre rive s’éloignant à proportion que l’on s’en rapproche artificiellement. C’est peut-être pourquoi nous voulons aujourd’hui revenir au monde proche, arrêter de voir ces rives s’éloigner : les autres, le monde, les choses… Vite essayer de toucher et ce d’autant plus que nous vivons dans un monde où il faut aller vite, être flexible, où il faut savoir larguer les amarres, larguer les proches, savoir larguer les « fidélités alourdissantes » pour multiplier et nouer des liens éphémères lointains, mais tellement plus agréables et tellement plus rentables. Je caricature un peu, mais c’est à peu près le monde dans lequel nous sommes. Nous avons des liens et des engagements choisis, et choisis à l’encontre des engagements lourds et non-choisis. Et je pense que dans tout ce ré-ancrage dans le proche, dans l’idée de proximité, il y a quelque chose comme une charge de protestation contre ce monde de la flexibilité et du larguer tout, du « lâcher du lest », etc.

Toutefois, pour augmenter encore le problème, il y a des limites dans l’autre sens aussi. Et justement j’y viens, il y a une très grande ambiguïté de la notion de proximité, comme on le voit sur l’exemple politique, en France, du Front National, qui s’est développé avec un discours de la proximité : « d’abord les proches ». C’est aussi le problème du piston, que de faire jouer les proches, les relations. Et c’est donc un problème très global, pour nos sociétés. Les ultramodernes mafias sont exemplaires de cette logique du proche : « les proches des proches sont nos proches ». Les amis de nos amis sont nos amis. Il faut donc bien voir tout de suite le côté très ambigu de cette notion de proximité. Quelqu’un comme Hannah Arendt, philosophe juive émigrée en Amérique pendant la seconde guerre mondiale, nous rend sensible au fait que trop souvent aujourd’hui, la proximité ne s’établisse que dans le retrait du monde. Elle écrit qu’un nombre sans cesse croissant d’hommes dans les pays du monde occidental, où depuis la fin de l’antiquité, la liberté de ne pas faire de la politique a été pensée comme une des libertés fondamentales, a fait usage de cette liberté en se retirant du monde et de ses obligations. Ce retrait hors du monde n’est pas nécessairement un mal, mais avec chaque retrait de ce genre se produit une perte en monde presque démontrable. Et ce qui est perdu, c’est l’intervalle irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables (Vies politiques, Paris : Gallimard coll TEL, p12-13 puis p.25). L’intervalle, c’est à dire aussi la distance, la bonne distance. Et elle écrit aussi un peu plus loin que dans les sombres temps, la chaleur qui pour les parias est le substitut de la lumière, exerce une grande fascination sur tous ceux qui ont honte du monde tel qu’il est. Au point de vouloir se réfugier dans l’obscurité et dans l’invisibilité. Dans l’invisibilité, et dans cette obscurité où étant soi-même caché, on n’a plus besoin de voir le monde visible, seules la chaleur et la fraternité d’hommes étroitement serrés, les uns contre les autres, peuvent compenser l’irréalité qui affecte les relations humaines chaque fois qu’elles se développent dans une acosmie. Alors on sort du monde, on est sorti du monde, on a la chaleur de la proximité, mais on est sorti du monde commun. Il n’y a plus de monde commun, il n’y a plus de monde politique, il n’y a plus de monde dans lequel nous vivons ensemble en acceptant nos différences.

C’est pour cela que je poserai une deuxième question : y a-t-il une proximité sans distanciation ? Car l’espace proprement politique, l’espace de la cité humaine, et plus généralement le monde, même le monde vivant, la planète, suppose une pluralité de points de vue. Il ne peut pas y avoir de monde, ni de cité, si tous les points de vue sont trop proches les uns des autres. Il faut une réelle pluralité et un vrai écart des points de vue pour qu’il y ait monde. Il n’y a pas de proximité sans distance. Il n’y a pas de rapprochement sans éloignement. Je dirais presque « chorégraphiquement » que pour pouvoir se rapprocher de quelqu’un, il faut de la distance. On ne peut pas toujours se rapprocher de quelqu’un. Il faut s’éloigner pour se rapprocher. C’est important dans un couple. On ne peut pas tout le temps se rapprocher. Il n’y a pas de proximité sans séparation. C’est le sens de la justice. La justice commence par séparer avant de chercher à rapprocher. Il faut commencer par arrêter, par re-séparer les gens, et quand ils sont en train de se battre, on les sépare. On tranche, on arrête. On re-sépare les parts. Ensuite, plus tard, on envisagera leur commune participation. Il n’y a pas non plus de ressemblance sans faculté de différer les uns des autres, sans faculté de se distinguer. Et peut-être que c’est une sorte de double travail. On diffère d’autant plus qu’on sait qu’on se ressemble. Ou on se ressemble d’autant plus qu’on accepte d’être différents les uns des autres. Pour moi, c’est tout ce travail qui fait l’espace proprement civique, politique, mais aussi l’espace ecclésial, et jusqu’à l’espace commun et le fait qu’il y ait un monde. Donc je parlerais volontiers d’une chorégraphie de la proximité, d’une chorégraphie de la proximité comme bonne distance. Comme jeu entre le rapprochement et l’éloignement. Ma petite fille, l’autre jour, me disait : « —éloigne-toi que je te parle ! ». Finalement, pour qu’il y ait cette espèce de flambée étonnante qu’est la parole et la conversation, il faut qu’il y ait entre les corps, comme entre les bûches dans le feu, une certaine distance. Si vous les mettez trop proches, cela ne brûle pas bien, mais si vous les mettez trop loin, le feu ne marche pas non plus. Il faut trouver la bonne distance, qui évolue d’ailleurs, et n’est pas toujours la même.

Et pour enfoncer le clou, je dirais que l’on se permet parfois avec des proches des choses que l’on ne se permettrait pas avec d’autres. Il faut se méfier, il ne faut pas croire que la morale du proche, la morale de la proximité, soit toujours mieux. Parfois on manque d’admiration pour ses proches, de respect pour ses proches. Du sentiment du mystère, du sentiment de l’absence justement. Dans la proximité, il y a quelque chose, c’est là mais on ne le sait pas. On ne l’avait pas vu. Il y a quelque chose comme une reprise du regard à effectuer. Je dirais aussi qu’il y a un certain manque de courtoisie, dans les relations les plus proches, comme il y a un certain manque de courtoisie dans les relations anonymes entre lointains. Remettre de la courtoisie, ce serait donc remettre un sentiment d’étrange distance dans la proximité, et remettre un sentiment d’étrange proximité dans la distance. Et cela sans oublier qu’il faut être deux pour être proche ou distant. Paul Ricoeur me faisait une petite boutade en forme de dialogue : « ­— je suis proche de vous ! —pas moi ! » On peut donc se sentir proche de manière dissymétrique les uns des autres. Et parfois, on ne parvient plus à sentir ses proches. C’est très curieux, justement, on sent plus les lointains que les proches et ces moments-là sont des moments très troubles. Il y a peut-être des moments où il faut accepter de ne pas sentir ses proches. Je parle là, notamment, dans les relations intimes, dans les relations conjugales par exemple, de ne pas insister désespérément pour toucher ou pour être touché, car justement à ce moment là, ce n’est plus de la tendresse et cela peut tourner à la violence. On force, on se force. La violence est une des formes importantes de la proximité. Et donc, il faut accepter au contraire de remettre de la distance, de suspendre le contact et de le reprendre doucement, je dirais, dans le trouble.

Pour récapituler cette première partie introductive, je dirai qu’il s’est agi de brouiller la problématique. Pour brouiller, il fallait dire en même temps l’importance de la proximité et en même temps ses périls, ses dangers. En gros, je voudrais mettre de la proximité et de l’attachement dans un système économique où il faut être flexible, aller vite, lâcher les relations encombrantes, et cela touche aussi aux relations intimes, soumises à cet impératif de flexibilité. Mais je voudrais aussi mettre de la pluralité, du différent, du désaccord, de la distance dans le monde politique et mettre de la distance, de la réserve, du respect, de la pudeur dans les relations courtes, dans les relations chaudes.

2. Brève éthique de la proximité.

Puisque la proximité n’est pas la panacée, et qu’il faut la doser, trouver la bonne distance, il est donc besoin de développer une éthique de la proximité. Le noyau de mon exposé partira de la lecture d’un texte des années 50, de Paul Ricoeur, justement, intitulé « le socius et le prochain ». Ce texte, comme d’autres parus dans diverses revues comme celle du Christianisme social (maintenant Autres temps), a été repris dans Histoire et vérité (Paris : Le Seuil, 1964 —il existe aujourd’hui en collection de poche) et c’est un texte d’un grand intérêt ecclésial. Il part d’une lecture de la parabole du Bon Samaritain, et c’est un texte témoin. Il est témoin parce que, comme vous allez le voir, il date d’une problématique qui est déjà très différente de celle qui prévaut aujourd’hui ; et parce que sa protestation reste néanmoins d’une grande actualité, contre une certaine nostalgie de proximité devenue trop prégnante chez nous. Je commence par redire ce magnifique texte à peu près tel quel. Il commence lui-même par raconter la parabole du bon samaritain.

« Un homme descendit de Jérusalem à Jéricho, il tomba dans les mains de brigands qui le dépouillèrent… Or il se trouva qu’un prêtre descendait par ce chemin là… Un lévite aussi vint… Mais un samaritain qui était en voyage, arriva près de lui, et l’ayant vu, il fut touché de compassion… Lequel de ces trois te paraît avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains de brigands ? ».

Un récit singulier, et une question au ras du récit ; tel est l’aliment biblique de la réflexion et de la méditation. Ce qui d’abord est étonnant, c’est que Jésus répond à une question par une question. Mais par une question qui s’est inversée par la vertu corrective du récit.

Le récit a permis de déplacer la question, de retourner la question.

Le visiteur demandait : qui est mon prochain, quelle espèce de vis-à-vis est mon prochain ? Jésus retourne la question en ces termes : lequel de ces hommes s’est comporté comme prochain ? (loc.cit. p.99 sq.)

Ce retournement de la question est une chose que vous connaissez tous, et nous pouvons prendre cela comme notre troisième question repère : de qui me suis-je fait le prochain ? Mais le contexte du débat dans lequel Ricœur intervient portait alors sur le problème de la sociologie du prochain, de la définition sociologique du « prochain ». L’interlocuteur faisait une enquête sociologique sur un certain objet social, sur une catégorie sociologique éventuelle, susceptible de définition, d’explication, d’observation. Il lui est répondu que le prochain n’est pas un objet social, fût-il issu de la deuxième personne, mais un comportement en première personne. Le prochain, c’est la conduite-même de se rendre présent. C’est pourquoi le prochain est de l’ordre du récit : il était une fois… et le récit raconte une chaîne d’événements, une suite de rencontres manquées ou réussies. Enfin le récit de la rencontre réussie mûrit dans un ordre : — va, et fait de même ! Ainsi la parabole a converti l’histoire racontée en paradigme d’action. Il n’y a donc pas de sociologie du prochain, la science du prochain est tout de suite barrée par une praxis du prochain.

Ce que fait Ricoeur c’est de reprendre l’idée centrale de la lecture pragmatique de Calvin, dans son commentaire biblique : qu’est ce que le texte fait faire ou empêche de laisser faire à son lecteur. Ricoeur rapproche ensuite cette éthique de la proximité de l’intention profonde de la prophétie : ­— Seigneur, quand t’avons-nous vu avoir faim ou soif et t’avons-nous donné à boire ? Et le Roi leur répondra : — En vérité, je vous le déclare, toutes les fois où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous l’avez fait à moi-même. Le commentaire qu’en fait Ricoeur est alors le suivant : le sens de l’histoire, tel du moins qu’il est déchiffré par les acteurs eux-mêmes, passe par des événements importants, par des hommes importants. Les «petits» sont tous ceux qui ne sont pas récupérés dans ce sens de l’histoire. Ici Ricoeur se débat dans un contexte hégélien, et souvent marxiste, où ce qui compte, c’est le sens de l’histoire. Et il observe qu’il y a un autre « sens » qui rassemble toutes les minuscules rencontres laissées pour compte par l’histoire des « grands ». Qu’il y a une autre histoire, une histoire des actes, des événements, des compassions personnelles tissées dans l’histoire des structures, des événements, des institutions ; mais que ce sens et ces histoires sont cachés. C’est ici la pointe de la prophétie : les «petits» étaient la figure du Christ. Et ni les justes, ni les injustes ne le savaient. Le dernier jour les surprend.

Ricoeur poursuit par l’observation que nous nous vivons de moins en moins dans le monde du prochain, mais de plus en plus dans le monde du socius. Le socius est celui que j’atteins dans sa fonction sociale. Le droit romain, l’évolution des institutions politiques, les grands États, l’organisation sociale du travail, ont forgé peu à peu un type de relations humaines toujours plus étendu, toujours plus complexe, toujours plus abstrait : le facteur, le marchand, la caissière de l’hypermarché… Nous avons des relations de plus en plus anonymes et Ricoeur observe que nous avons de plus en plus aussi, en même temps, une tension éthique et politique entre ceux qui estiment que ce qui compte c’est le rapport au prochain , et ceux qui estiment que ce qui compte c’est le rapport au socius. Le thème du prochain peut nourrir une attitude radicalement anti-moderne. L’évangile annoncerait la condamnation globale du monde moderne, elle le dénoncerait comme un monde sans prochain, le monde déshumanisé des relations abstraites, anonymes et lointaines. Le monde du socius ne serait pour un certain eschatologisme chrétien que la monstrueuse conjonction de l’usine, de la caserne et du camp de concentration. Le rêve du prochain est dès lors contraint de se chercher des signes en marge de l’histoire, de se réfugier dans des petites communautés non-techniques et prophétiques, en attendant que le monde se détruise lui-même et opère son propre suicide — ce serait la colère de Dieu. De l’autre côté, du côté du socius, ceux qui ont opté pour le socius ne reconnaissent plus dans la parabole du samaritain et dans la prophétie du jugement dernier que des phénomènes de survivance de mentalité. La catégorie du prochain, serait une catégorie « périmée ». Le petit drame de la parabole le montrerait assez : il a, pour point de départ, un désordre de la société (le brigandage). Le rabbi qui conte la fable ne s’élève pas à une analyse économico-sociale des causes du désordre, il reste au niveau du particulier et du fortuit. Le pittoresque du récit maintient sa réflexion à un stade pré-scientifique. Si bien que la leçon de morale qu’il tire égare l’action des justes dans une compassion en ordre dispersé qui éternise l’exploitation humaine.

L’ironie de Ricoeur campant ces deux attitudes me semblent aujourd’hui encore tout à fait précieuse. Et Ricoeur continue en affirmant que cette opposition est absurde. Il faut tenter de comprendre ensemble le socius et le prochain comme les deux dimensions de la même histoire, les deux faces de la même charité. Et que tantôt la relation personnelle du prochain passe par la relation au socius, tantôt elle s’élabore en marge, et tantôt même peut-être elle se dresse contre la relation au sociusRicoeur affirme ainsi que la voie longue de l’institution (mais aussi concrètement le courrier, les transports en commun, la justice distributive)sont des éléments essentiels du rapport au prochain. Il faut même aller plus loin, l’objet de la charité n’apparaît souvent que quand j’atteins dans l’autre homme une condition commune, qui prend la forme d’un malheur collectif (salariat, exploitation coloniale, discrimination raciale) : alors mon prochain est concret au pluriel et abstrait au singulier. La charité n’atteint son objet qu’en embrassant un corps souffrant beaucoup plus large. Il faut dire que Ricoeur, en écrivant ce texte, sort juste de la seconde guerre mondiale, où l’on a fait l’expérience que le mal n’est pas réductible à une petite affaire privée ! Le mal peut avoir une dimension politique, une dimension systémique. Mais il est vrai que, d’autres fois, la relation au prochain s’élabore en marge, dans les interstices des relations au socius.

Et c’est ainsi que le thème du prochain opère une critique permanente du lien social. À la mesure de l’amour du prochain, écrit Ricœur, le lien social n’est jamais assez intime ni jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi (c’est le problème de l’action humanitaire). Le prochain, c’est la double exigence du proche et du lointain. Tel était le Samaritain, proche parce qu’il s’approcha, lointain parce qu’il demeura le non judéen qui un jour ramassa un inconnu sur la route. Pour ma part, donc, je retiens pour notre propos cette idée centrale, dans ce texte, que se faire proche c’est à la fois se faire proche dans une relation qui n’est jamais assez intime et se faire proche dans une relation qui n’est jamais assez vaste. Et qu’il faut tenir l’éthique de la proximité entre ces deux limites. La tension entre ces limites exige d’ouvrir largement cette gamme d’attitudes diverses sinon contradictoires. De qui est-ce que je me suis fait le prochain? Cela, nous ne le savons pas. C’est un jugement eschatologique. Nous ne savons pas quand nous nous sommes vraiment fait proches, il y a quelque chose qui nous échappe, quelque chose que nous ne maîtrisons pas. Donc, il y a dans les relations courtes, dans le visage du proche, du toi (au sens levinassien), comme dans les relations longues, le eux, le on, ou le il (dans l’apparemment abstrait, l’anonyme, les relations longues, les relations sociales), quelques chose comme l’écart fondamental de la proximité, du «se faire prochain».

On a changé complètement de problématique aujourd’hui, parce que nous ne sommes plus dans la valorisation, à laquelle Ricoeur nous encourageait, de l’engagement institutionnel, de la responsabilité politique, de l’éthique de responsabilité. Les temps sont plutôt à l’engagement humanitaire ou aux associations de quartier. Les formes de l’engagement politique même ont changé, on insistera plutôt sur le droit au logement, par exemple, et on réinscrit maintenant le politique dans le proche. Je pourrais à cet égard reprendre rapidement la lecture de notre société que propose un sociologue, Luc Boltanski, dans un livre qui s’intitule « La souffrance à distance ». Il y fait une critique de la télé-compassion, mais il cherche aussi à exposer les justifications de cet engament de proximité, ou de ces engagements humanitaires (la Croix-Rouge, Médecins du Monde), en montrant que ce qui est remarquable dans le discours de ces associations, c’est que le prochain n’est pas qualifié. Justement, il n’est ni un juif, ni un samaritain, ni un prêtre. Ce n’est pas cela qui est pertinent. Ni un prêtre, ni un marchand, ni un riche, ni un pauvre, ni un Pachtoune, ni un Ouzbek, ni un musulman, ni un athée. Il est là, est tombé à terre, est en chair et en os. Il est présent. Et on pourrait dire : c’est un arrangement ponctuel, voilà il est là. On ne va pas chercher, se laisser entraîner dans le terrain de l’éthique de responsabilité, calculer les antécédents, ni tenter d’envisager les conséquences —si on le soigne, il va retourner à son combat et tuer encore plein de gens. Non, on traite immédiatement le présent, sans se soucier du passé ni du futur. On affaire là à une éthique de l’action humanitaire. Une éthique au présent, et qui prend le prochain sans qualités. Cela suppose la présence de l’être souffrant, cela suppose d’agir sur place, d’agir en personne. Apparaît ici notre quatrième question : faut-il qualifier le proche ? Qu’est-ce qu’un prochain sans qualités ? —un peu comme dans l’homme sans qualités de Musil, accepter que le prochain soit sans qualités, cela me semble un bon condensé de l’approche de Boltanski.

Notre éthique de proximité est ainsi tendue entre deux absences : l’absence d’un prochain qui n’est pas qualifié, qui est simplement là, comme ce qui arrive et qui est là, en chair et en os, en deçà de tout discours, de toute parole, de toute catégorie… et l’absence de celui, n’importe qui, mais capable d’imaginer, de se vider assez de soi pour se mettre à la place d’autrui, et qui peut se faire le prochain de n’importe qui, sans avoir besoin de le qualifier et éventuellement dans ce que nous avons appelé une relation longue, apparemment impersonnelle. Ce qui nous chasse de l’installation tranquille dans l’une de ces attitudes, celle plus politique dont nous parlions plus haut ou celle plus humanitaire dont nous venons de parler, c’est peut-être, d’ailleurs, là aussi, des paradoxes comiques ou terrifiants. Car le Samaritain laisse le voyageur dans l’hôtellerie avec de l’argent, et en annonçant qu’il reviendra voir plus tard où il en est : il y a des limites à l’investissement total et immédiat dans le présent. Je pense à ce film horrible, «Les nouveaux monstres» avec Mastroiani je crois, dans lequel on voit quelqu’un dans une belle voiture qui s’arrête un soir dans la banlieue de Rome au feu rouge ; il y a là quelqu’un qui a eu un accident et le premier ne veut pas ouvrir la porte au blessé. Mais, ce dernier parvient à ouvrir la porte et se hisse tout sanguinolent dans la voiture. A contre-cœur le conducteur le conduit à l’hôpital, mais il n’y a pas de place ! Alors, il fait le tour de toutes les cliniques de Rome et, à chaque fois, on le fait attendre, on l’adresse à un autre service…il n’y a pas de place… Au bout de quelques séquences de cette mise en échec, il revient au carrefour initial. Et en s’excusant de n’avoir rien trouvé, il repose l’autre à moitié inconscient sur le bord de la route.

3. L’urbanité du proche.

Nous avons fait jouer théologiquement les ambiguïtés et les richesses de la notion de proximité ; nous avons tenté de régler une éthique de la proximité oscillant entre une théologie de la charité simplement présente, et une théologie du retournement de ce que c’est que se faire proche, éventuellement même au travers des figures anonymes de la proximité. Mon sujet maintenant est de tenter de penser une civilité, une cité qui fasse place aux proches. Qui accepte qu’il y ait des attachements, des proximités et de la chair. Mais il y a aussi de penser une proximité qui fasse place à la cité. Une proximité qui fasse place à la distance, au désaccord, à la pluralité. Je refuse, vous avez compris que c’est mon idée maîtresse ici, d’opposer d’un côté une civilité anonyme qui refuse tout attahcement, et de l’autre côté, une proximité sans désaccord, sans distance, sans pluralité.

Le problème, c’est que nous sommes pris dans un changement complet de paradigme urbain. Et que le changement d’époque aperçu entre les textes de Ricoeur et Boltanski, peut se retrouver par rapport à la ville. Nous sommes ici aussi pris dans une sorte d’oscillation. La ville moderne, c’est à dire la ville d’autrefois, était un lieu anonyme. Un lieu où l’on était en quelque sorte pris sous une espèce de voile protecteur, le voile de l’anonymat. On quittait son terroir, on quittait son village et on venait à la ville qui était, comme le disait Victor Hugo dans les Misérables, un lieu de perdition, mais aussi un lieu de pardon. Ce n’est pas un hasard, si par exemple, tout le Réveil, le mouvement revivaliste, insistait tellement sur le fait que l’on est tous pécheurs, mais que l’on est tous pardonnés. Une telle prédication avait alors la vertu urbaine de laver, et permettait de se détacher du passé, de tourner une page. Faut-il avoir peur de la ville anonyme ? Telle est la cinquième question.

De toute façon, peur ou pas, ces gens-là étaient obligés. L’exode rural les obligeait à tourner une page. On n’imagine pas, sans doute, à quel point ces mouvements de trajectoire étaient forcément accompagnés de troubles moraux. Changement de formes de famille, de formes de lien conjugal, etc. Il fallait donc tourner une page, pour recommencer sur de nouvelles bases. On quitte père et mère, on quitte le pays natal, le terroir, les appartenances. Ça veut dire aussi que l’on quitter les traditions. On accepte la conversion, l’abjuration, la trahison d’une certaine manière. On rompt les attaches avec la communauté, on brise les solidarités d’ailleurs non choisies. On rompt avec les liens de naissance.

Ceci est très bien démontré dans les travaux de ce qu’on appelle l’Ecole de Chicago. Ce groupe de journalistes qui sont devenus des sociologues de l’urbanisation, et qui ont été très inspirés par un philosophe et sociologue allemand, Georg Simmel, et son petit article sur « l’étranger dans la ville ». Mans ce magnifique texte, qui date de 1900-1902 environ, il montre que l’étranger dans la ville est comme un enfant, au sens où il est comme une page blanche, et qu’on ne sait pas ce qu’il va devenir. Voilà un étranger qui arrive, on est à New-York ou à Chicago, et peut-être qu’il va devenir quelqu’un de très important… peut-être va-t-il devenir le maire de la ville ? Ou simplement devenir un très bon ami ? L’étranger c’est quelqu’un à qui on fait crédit. Il faut lui laisser cette case vide, cette possibilité de bouger, le droit de se placer au départ comme derrière un voile d’ignorance. Là aussi, il y a un grand avantage sociologique des mouvements puritains puis revivalistes. Cet avantage du calvinisme aux Etats-Unis, c’est que, justement, avec la prédestination, il y a quelque chose comme un voile d’ignorance : qu’on le veuille ou non, il y a quelque chose en nous qui est anonyme, et que Dieu seul connaît. Même nous, nous ne le connaissons pas. La prédestination, c’est l’idée que puisque nous ne savons pas, il faut redonner toujours une chance à quelqu’un. Il peut être de toute façon choisi par Dieu. Et nous ne le savons pas, jusqu’au dernier moment, jusqu’à la onzième heure. Et même encore non, après encore on ne le sait pas. Jusqu’à minuit on ne le sait pas. Et cela veut dire qu’on peut tranquillement laisser les attaches, les appartenances, les traditions au vestiaire, pour entrer dans le melting-pot.

On voit cela très bien dans la sociologie urbaine à Chicago : on arrive dans le centre ville, près des voies de communication, où on loge provisoirement. Puis on s’installe dans les ghettos, avec ceux qui nous ressemblent un peu, ou qui nous soutiennent. Ensuite, généralement à la génération suivante, si l’on a réussi, on s’intègre, on change de quartier pour s’installer dans des quartiers mélangés. Cela suppose un espace urbain «ouvert», qui a rompu avec les traditions. C’est toute la tradition de Le Corbusier, et c’est bien la ville moderne. C’est la ville contemporaine du texte de Ricoeur. Faut-il avoir peur de la ville anonyme ? Non, dit Ricoeur. Nous avons un rapport au prochain à travers les anonymes. A travers les lointains, à travers les apparemment lointains, à travers les étrangers. – N’ayez pas peur, vous les chrétiens, n’ayez pas peur de cela ! Il n’y a que les païens qui ont peur de cela. Les païens qui sont les paysans, qui sont eux toujours attachés à leur terres, à leurs divinités locales. Nous sommes universels.

La ville post-moderne, c’est nous maintenant. La ville n’est plus ce qu’elle était. Nous demandons à nos villes d’être quand même aussi, non seulement des lieux de liberté anonyme et de simplicité fonctionnelle, des lieux de sécurité, des lieux de solidarité, des lieux de mémoire. Il se développe une sorte de nostalgie des morphologies anciennes des villes, des quartiers fermés. Partout où j’ai vécu, à Paris, j’ai longtemps vécu à Istanbul également, j’ai senti cette évolution. C’est le cas bien sûr des quartiers comme les quartiers chinois ou arabes, mais dans les villes italiennes de jadis aussi, comme dans les vieux quartiers d’Alep, par exemple, il n’y avait pratiquement qu’une porte ou deux pour entrer dans le quartier. Forcément, il ne pouvait pas y avoir de voleur dans une telle forme de quartier, où tout le monde se connaît, tout le monde surveille tout le monde et où, en même temps, tout le monde est solidaire.

Il y a des côtés très positifs dans cette morphologie du quartier proche, et d’abord un sentiment de confiance, et le sentiment que la ville est comme un livre, une immense mémoire qui plonge dans l’immémorial, avec des traces empilées de remaniements successifs dont on ne sait pas bien à quoi ils servent. C’est une autre esthétique urbaine que celle de Le Corbusier, mais c’est aussi une esthétique très intéressante. Surtout dans un temps où l’on demande de l’identité. Il est un point au-delà duquel on en a assez de l’anonymat, du sentiment d’être un numéro anonyme. On demande une identité pour être quelqu’un pour quelques autres, au moins. On demande que le maintien des liens personnels soit favorisé par les espaces, et ne suppose pas un activisme héroïque. On demande que soient pris en compte nos attachements, nos rapports de familiarité, nos habitudes. En ce sens, et ce sera là ma sixième question, à la limite, faut-il être sévère avec les ghettos ? Mais sur cette ligne il faut bien sentir que l’on ne revient pas au solidarités passées. On est plutôt tenté de refaire un village «affinitaire» dans lequel les liens ne sont plus les liens non choisis de la naissance, mais des liens électifs. On choisit ceux à qui on s’attache, près de qui on s’installe. Si on se ressemble assez, alors la confiance revient, le sentiment de sécurité qui est la demande obsessionnelle de notre société (et pas uniquement la sécurité pour soi, cela peut prendre la forme altruiste de la sécurité des enfants, des proches, des vieux, des autres). Bref, une société où tout le monde connaît tout le monde. C’est la logique du lotissement, par exemple, comme on le voit en France, sous laquelle se développe une sorte de ségrégation sociale en fonction des communes. C’est la logique des gated communities, vous le savez, ces espèces de petites villes fermées avec leurs services et leurs polices privées (Brésil, Etats-Unis,…). Et ce sont aussi là des figures de la logique de la proximité. Il faut sentir cela, ce changement dans le paradigme des valeurs, y compris pour l’église. Vous connaissez, peut-être, Frédéric de Coninck, sociologue et mennonite (d’origine réformée). Il estime qu’il faut repenser la ville à partir des appartenances et résister à cette «flexibilisation» générale, à ce larguez les amarres généralisé. Il est assez sévère avec Harvey Cox, l’auteur de la Cité Séculière, cette cité qui est justement la cité moderne que nous décrivions plus haut.

A vrai dire, je pense que. dans toute ville, et de tout temps, il y a toujours eu une tension et comme une tresse entre ces deux pôles, qu’il y avait des formes traditionnelles de l’anonymat (les formes de la discrétion), et qu’il y a des formes ultramodernes de la familiarité (par exemple la fidélisation d’une clientèle marchande). Toute ville a du trouver son équation entre ces entre ces deux tendances. Mais c’est comme un mouvement plus fort du tressage dans l’un ou dans l’autre sens.

4. Les politiques du proche.

Je terminerai, peut-être au-delà de ce qu’était votre souhait initial, en portant la question éthique jusqu’au domaine politique. Peut-il y avoir une proximité civique ? Une civilité du proche ? Est-ce qu’il peut y avoir une politique du proche ? Et je voudrais faire voir, exprès sur le politique, des questions qui sont à mon avis des questions qui touchent les communautés religieuses, et qui ont au moins une valeur analogique pour l’Église. Je me baserai sur des travaux faits avec un ami sociologue, proche de Boltanski dont nous parlions plus haut, qui s’appelle Laurent Thévenot, et qui fait actuellement des études sur ce thème des politiques du proche.

Ici on a d’abord affaire à un problème bien français —vous avez j’imagine une tradition bien différente, et heureusement différente, à cet égard. C’est que dans cette France très jacobine et très centralisée, parler de la politique du proche, c’est vouloir le mariage de l’eau et du feu. Soit on se tient au niveau du politique, du civique, de l’intérêt général avec des exigences de justification élevées par rapport à l’intérêt général —et alors le civique s’oppose au domestique, aux liens personnels, etc. Soit on est dans l’ancrage local, dans le proche, mais du coup il faut se présenter comme apolitique —comme petit, comme victime, comme irresponsable, etc.

Je prendrai un ou deux exemples. Imaginez que vous travaillez dans l’Éducation Nationale ou dans quelque autre grande administration de l’État. On vous demande de changer de poste, dans l’intérêt de votre carrière. Mais vous vous ne voulez pas vous éloigner de votre vieille maman. Il y a des chances que l’administration, et plus encore peut-être votre entreprise, se fiche complètement du fait que vous ne vouliez pas vous éloigner de votre vieille maman. Ou bien imaginez que l’on va faire un tunnel à travers les Alpes pour faire passer les trains, parce que c’est mieux que toutes ces voitures, etc. Et vous vous écriez : —Oui, mais ma vallée ! J’y suis attaché à ma vallée, à ce paysage ; ils vont tout casser.

La question est donc la suivante. Peut-on utiliser un argument d’ancrage dans le proche : ma vieille maman, ma vallée, et le faire monter en généralité, jusqu’à un débat politique portant sur l’intérêt général ? C’est un problème très important, je crois, de penser la proximité dans son rapport au civisme. C’est là ma septième question : peut-on parler d’un civisme local et voir du « public » dans le proche ? Eh bien, curieusement, en France aussi, lentement et difficilement, on a vu surgir de nouvelles formes de l’action politique sans doute aussi, contemporaines d’autres pratiques, dans d’autres pays. En France, c’est la décentralisation qui a été le grand symbole de cette valorisation du proche dans lequel, soudain, le maire d’une petite commune, l’assistante sociale qui a une connaissance personnelle du Rmiste, le directeur ou principal du collège qui connaît les difficultés concrètes des élèves, les associations de riverains, la police de proximité qui est là et donc qui connaît… Tous ceux-là sont des partenaires qui vont être pris en compte. Jusque là, en France, les énarques décidaient tout « d’en haut », comme on dit ; cette protestation commune montre que ces gens très bien formés, mais parachutés directement depuis les grandes écoles dans les ministères, les préfectures ou même les grandes entreprises, ont longtemps décidé de tout sans jamais avoir tenu vraiment compte de l’expérience locale.

Il y a donc eu une sorte de résistance du « proche », affirmant par exemple que l’on ne peut pas faire une politique sans penser justement que le maintien d’une école, alors qu’elle ne se justifie pas administrativement, est peut-être vitale pour l’ensemble du tissu rural de la région. Ou le maintien d’une boulangerie. Des petites choses peuvent ainsi devenir des choses tout à fait capitales politiquement. Mais pour cela il ne suffit pas que la décentralisation, donnant plus de pouvoir aux autorités locales, favorise plus encore le clientélisme, le cartel des plaintes face aux charges communes ou les petites « mafias » qui profitent des biens communs. Il faut élaborer la résistance du proche en politique positive, en faculté de formuler des compromis. Le pêcheur, sans compétence autre que celle de pêcheur, sait dans le détail, par une connaissance empirique longuement formée, que l’aménagement de sa rivière va avoir des incidences catastrophiques sur sa faune. Mais ce savoir-là a un sens pour tout le monde. Il ne doit pas en rester au stade du grognement ou de la plainte (« ils m’ont tout cassé… »). Sa plainte a un sens politique. Et faut retrouver du côté de l’action politique un dispositif et une réelle disposition à favoriser ce travail par lequel la plainte peu à peu se formule, et prend sa part des charges communes.

Car on peut voir, dans le fait que cette résistance prenne moins la forme des anciens partis proprement politiques que la forme de mobilisations pour un environnement de proximité, pour un cadre naturel ou un cadre humain, un quartier, pour des logements, quelque chose d’à la fois très intéressant et très ambigü. Ces mobilisations peuvent aussi mettre en avant des attaches linguistiques, ou ethniques : elles peuvent mobiliser un certain racisme, en disant que ce quartier est un quartier arabe, il y a toujours des problèmes… Et c’est vrai que c’est un quartier arabe, et c’est vrai qu’il y a des difficultés, la question est dans le montage du discours. Alors, comment généraliser, comment partir d’actions locales, est-ce qu’il y a des usages légitimes ou illégitimes de la catégorie du proche ? C’est là ma huitième question. Et c’est une question très importante pour les églises, parce que je pense qu’il faut placer à la clé d’une réflexion sur le proche, également, la possibilité d’un usage illégitime de cette notion.

C’est le cas par exemple en France, avec le Front National, dont je parlais plus haut à propos du racisme, et de la xénophobie. On n’en est pas loin avec des partis plus ou moins « apolitiques » et qui mettent en avant la chasse, ou la nature. Mais il faut bien comprendre que le FN, sa force et je dirais sa part de vérité, c’est justement de faire ce que relevait Boltanski tout à l’heure à propos du samaritain érigé en modèle de l’action humanitaire de proximité : c’est de mettre en avant ce qui est là, c’est-à-dire le corps. J’ai un ami journaliste, qui a fait une très grosse enquête sur le FN à Marseille, et qui observait que les sympathisants du FN mettent toujours en avant une handicap physique, une souffrance. On a là d’abord un corps souffrant qui ne sait pas parler. Qui ne sait parler que sous la forme du refus de la politique. Et cela se traduit par : nous et eux, les proches et les autres, les Français et les étrangers. Les étrangers, ici, c’est tout ce qui va mal —ce discours marche à tous les coups, parce que soit les étrangers vont mal et ils apportent en plus tous leurs problèmes, soit les étrangers vont bien, et c’est pour cela que nous ça va si mal! Ce spectre du racisme est une menace sur la valorisation politique des liens de proximité ou des biens de proximité, surtout en France où le «communautarisme» effraie tout le monde.

Mais, à vrai dire, il y a d’autres formes non moins illégitimes de la notion de proximité, et qui se produisent tous les jours. N’est-ce pas un début de mafia qui apparaît chaque fois que l’on dit : —bien sûr je suis pour l’école publique. Mais pour mon enfant, dans mon quartier, ce n’est pas très bien ; je vais donc reprendre mon enfant et le mettre dans une autre école, parce que justement je veux retrouver confiance dans l’école comme lieu essentiel pour l’avenir. Qui jettera la pierre ? Ce geste de la sécurité ou de la sécurisation est un geste essentiel qui fabrique quotidiennenement des liens de proximité électifs, choisis. Mais en même temps, ce petit geste répété défait les liens non-choisis, les liens classiques de proximité et de quartier. Cela fait encore plus de ségrégation, et donc, virtuellement ou potentiellement, des risques de violence. Oui, on peut dire que ce geste de parent d’élève soucieux de l’avenir de son enfant est légitime, mais c’est déjà le geste de la mafia. Il ne faut pas chercher la mafia très très loin, la mafia est là. La mafia c’est : il faut d’abord mettre à l’abri ses proches.

Pour penser l’usage illégitime des « politiques du proches » il faut donc en penser les usages légitimes, et cela dès l’engagement des liens et donc des formes de proximités, jusqu’aux grandeurs civiques les plus générales. Je reprends l’expression de Ricoeur : « —jamais assez intime, jamais assez vaste ». C’est bien ma neuvième question : peut-on penser et vivre un engagement, une forme de lien, qui soit à la fois intime et vaste ? L’exemple que je prendrai est celui du parti des Verts. C’est plus exactement l’idée qu’une écologie politique a quelque chose de remarquable (dont d’ailleurs le parti des Verts n’est pas encore tout à fait à la hauteur, sans doute, mais c’est une tache immense). Car ils doivent tenir en même temps l’ancrage dans une grande proximité (il y a quelque chose chez eux comme une intense démocratie locale, une forme de citoyenneté quotidienne, et de connaissance de voisinage qui est vecteur de démocratie) et en même temps ils le déploient dans la perspective d’une conception mondiale, planétaire où l’intérêt général est plus vaste encore que l’intérêt national. On peut aller plus loin : ce « civisme » au-delà de la cité n’est pas seulement planétaire, mais il s’ouvre aux générations futures. Et non seulement humaines, mais il inclut aussi des êtres non-humains vis à vis desquels aussi nous aurions des devoirs. C’est une conception du politique étonnante : comment arrive-t-elle a tenir en même temps des choses si proches et des choses si universelles. C’est forcément un peu déchirant. Les difficultés à formuler des biens communs «Verts» ne doivent pas être cachées. Il y a là une source énorme de désaccords, de conflits d’échelles, des conflits de biens et presque de style de vie —qui vont jusqu’à des conflits de mots, car le choix des mots peut être décisif.

Or cela me semble très important pour penser ce que j’appelais plus haut une civilité qui fasse place au proche, et aussi une proximité qui fasse place au désaccord, à la distance, à la pluralité. À vrai dire il me semble que ce devrait être justement la grande force de l’Église, si on la prend dans sa plus grande amplitude, que d’être exactement cela. C’est que l’Église, beaucoup plus encore que le parti des Verts, doit être à la fois ce qui est le plus ancré dans ce qui est juste là, à nos pieds, et jamais assez intime dans ses expériences de proximité et, en même temps, ce qui est le plus ouvert à des exigences de très grande universalité, car c’est à nous de nous faire proche du plus lointain. Il ne faut jamais manquer ces deux orientations-là. C’est dans ce sens-là que le texte de Ricoeur maintient le cap d’une bonne éthique de la proximité.

Conclusion

J’achèverai par une dernière remarque. La proximité un peu distante, pluralisée et discrète que je propose, n’est ni une proximité réservée, fermée, protectrice derrière des murs, ni une proximité qui s’impose par une sorte d’enthousiasme, de tutoiement immédiat, de rapprochement universel. Ce n’est pas une proximité du premier coup. Et c’est la raison pour laquelle je m’intéresse à l’expression : de proche en proche. C’est une expression du langage ordinaire — et ce langage ordinaire, déjà, comporte une charge de proximité : je trouve toujours plus de philosophie dans des expressions du langage ordinaire que dans des grands traités philosophiques compliqués. « De proche en proche » indique quelque chose de très important, et que veut dire d’important l’expression « de proche en proche » ? C’est justement que les choses importantes (par exemple les joies, les douleurs, les vrais informations), se communiquent de proche en proche.

Prenons l’exemple d’une joie que je voudrais communiquer — l’Evangile est une telle joie. Et bien, ce n’est pas quelque chose que je puisse garder pour mes proches. C’est à dire que si je la gardais pour moi, ou même juste pour un ami qui me promettrait le secret, quelque part je contiendrais ma joie. Elle ne serait pas vraiment joyeuse : ma joie ne demeure qu’en éclatant, elle ne peut être joyeuse que si elle a envie de se communiquer à toutes les nations, à tout le monde à la limite. Comme la dit Kant en parlant du beau, c’est quelque chose d’universel : c’est beau ! Je ne dis pas que ça me paraît beau. N’importe qui devrait trouver aussi que c’est beau. C’est même pour lui le propre de l’humanité qu’elle « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées; et alors, même si le plaisir (…) ne possède en lui-même aucun intérêt remarquable, I’idée de sa communicabilité universelle en accroît presqu’infiniment la valeur ».

Mais en même temps, et c’est là tout le problème, je sais aussi que l’autre peut refuser. Kant le dit aussi : on ne peut forcer quelqu’un à éprouver un plaisir, et même pour lui il n’est pas très civil que de faire des musiques trop fort pour le voisinage, ni d’imposer le parfum d’un mouchoir à tout l’entourage. Je dois savoir, et montrer que je sais dans ma manière même de communiquer, que ma joie, l’autre peut ne pas la recevoir. Ce n’est pas quelque chose qui s’impose du premier coup à tout le monde. C’est une communication résistible. Avec elle je me désabrite de la proximité parce que je ne sais pas quand je suis le prochain de, et avec elle je m’expose parce que je n epeux pas l’imposer aux autres. C’est une proximité faite de paroles et d’actions singulières et discrètes, qui savent que l’on ne parle et n’agit que sur des singularités discrètes et de proche en proche. Mais je pense que la joie c’est le meilleur exemple, et que l’Evangile c’est l’exemple par excellence de ce que j’ai voulu dire, en parlant de cette proximité qui se communique, justement, de proche en proche, avec ce caractère «résistible» de la proximité.

 

Olivier Abel

Publié dans Annales janv-fév 2002, p.242-244.