Habiter la cité

L’idée que je propose aujourd’hui, comme une idée critique, mais qui voudrait aussi donner à agir, se situe à l’intersection de deux préoccupations. La première, pour moi ancienne, porte sur l’habiter: si nous sommes des sujets corporels, avant que d’être des consciences, nous sommes d’abord des habitants, inséparables de nos habitats([1]). La seconde, plus récente pour moi, porte sur l’urbanité: il y a une crise de civilité et de citoyenneté, aujourd’hui, avec une plus grande diversité des liens sociaux mais aussi leur éclatement. Mon hypothèse consiste à chercher dans l’habitat une condition de l’urbanité et de la citoyenneté.

Il faut le dire, les protestants que sont un certain d’entre nous viennent d’une culture où l’on a beaucoup insisté sur la secondarité de l’habitat: « Le Fils de l’Homme n’a pas de lieu où poser sa tête », répétons nous en fils d’exilés, fiers comme Abraham d’avoir quitté nos pays; et si la « nature » est un emplacement, notre prédication existentialiste nous chassait de toute place, de toute nature, de tout lieu. Tout cela était très bien et très libérateur en d’autres temps, et notamment par rapport à une psychologie du « servage » qui survécut largement à son institution légale. Mais aujourd’hui, qui osera dire à un SDF: « Quitte tout »? Cela serait dérisoire, comme le luxe de ceux qui ont tellement de « chez soi », de « quant à soi », de « racines » et d' »identité », qu’ils peuvent sans crainte en perdre un peu. Quand on a beaucoup d’habitat, on peut beaucoup se « promener » et voyager: mais qu’est–ce que se déplacer, pour quelqu’un qui n’a pas de demeure, pas de pays?

Ainsi, ceux qui n’ont rien d’autre, pas de travail, pas de capital, pas de relations, pas de mémoire ni de promesses, etc, on peut comprendre qu’ils s’accrochent à ce qui leur reste de lieu, de place sociale, de prise. Un sujet, un habitant, a plusieurs prises possibles dans le monde: travail, amis, citoyenneté, famille, une appartenance religieuse peut– être, ou au cortège de ceux qui aiment la même musique, un « pays », etc. Pour vivre, certes, pour avancer, on peut et parfois on doit lâcher une ou deux prises, mais on ne peut pas lâcher toutes les prises à la fois. L’habitat, c’est à la fois une de ces prises (je ne veux pas en faire Le Lieu), mais aussi le lieu et la condition du reprendre prise, pour ceux qui ont lâché prise. Ce n’est pas une condition suffisante, mais c’est une condition nécessaire pour reprendre pied dans l’espace commun, pour maintenir un minimum d’identification, de « maintien » de soi, non pas même dans la propriété, mais simplement dans la propreté. On y reviendra. C’est l’axe de l’identification de l’habitant.

On discernera un deuxième axe, portant davantage sur la citoyenneté et l’urbanité de cet habitant: car en deçà de tous nos échanges économiques, de toutes nos productions, et de toutes nos communications, il y a cette condition de toute économie et de toute politique, qu’il existe des habitants. Cette condition, qui critique et déplace l’espace économique, critique et déplace d’ailleurs aussi l’espace juridique: l’habitat proposé ici n’est pas un droit social parmi d’autres, au sens du droit au logement. On peut le traduire en termes de droit social, de redistribution, de transfert et des surplus. Mais plus radicalement il faut aussi le prendre comme un droit civique, un droit politique, un droit éthique. Quelque chose comme le fondement ou la condition de tous les autres droits. Sans ce droit constitutif de l’espace civique et politique qu’est le droit d’habiter, les autres droits, on le voit aujourd’hui, sont des chimères.

La totale dissolution de l’habitat aurait des conséquences sociales, morales, politiques, si profondes qu’on peut les dramatiser comme le conflit entre une mégapole qui veut la vitesse, la circulation, l’échange et la communication généralisée, et qui à la limite n’a pas besoin de nos corps (nos cerveaux lui suffisent, s’ils sont bien branchés), et de l’autre côté nos corps, qui demeurent bêtement plantés ici ou là, obligés d’être là où ils sont, interdits d’ubiquité. Eux, nos corps, résistent à cette circulation généralisée, gardent des attachements, des affinités et des fidélités tragiques pour certains autres corps. Car la demeure familiale notamment reste le lieu des grandes tragédies fondamentales, qui nous déchirent mais qui structurent nos vies.

Lewis Mumford a montré comment la Rome antique, politiquement, a chuté aussi sur le fait que ceux qui avaient pourtant acquis le titre de citoyens, n’habitaient souvent plus que des espèces d’alcôves à dormir dans des immeubles à étages surbaissés. Ils vivaient dans les thermes et les cirques, mais n’avaient pas d’habitat; et Mumford a souligné l’importance de ce fait dans l’effondrement de Rome([2]).

1. L’habitat premier

Le problème ainsi posé ou situé, je voudrais revenir en amont de cette double question de l’identification de l’habitant et de sa citoyenneté, pour exposer le geste: mettre

ou remettre l’habitat au commencement, faire que l’habitat soit premier. Non pas une prise parmi d’autres, un droit social parmi d’autres, mais une condition a priori, un principe. Le premier postulat, ici, consiste à tenir l’habitat, en amont de tous nos échanges, de nos productions et de nos oeuvres, comme un Don premier, que nous recevons.

On peut entendre de Don sur le registre théologique, au sens d’une théologie de la création selon laquelle le monde nous est d’abord donné à habiter, à cohabiter, et que nous n’avons qu’à le rendre, qu’à le partager. Il ne s’agit certes pas, si l’on entend cette parole mythique de la Genèse, de le rendre tel quel, mais d’en rendre grâce, d’en faire oblation. En ce sens le monde, le sol, l’espace ne sont pas appropriables. C’est encore l’idée du Jubilé qu’il n’y a pas de propriété définitive et que l’espace, au temps d’un pardon si méthodique qu’il en devient justice, doit régulièrement être redistribué. Et nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne une prédication de l’insouciance qui nous rappelle, avec les oiseaux du ciel et les lys des champs, à recevoir d’abord le monde, simplement, avant que de prétendre en faire notre oeuvre.

Pourquoi ce geste, pourquoi sortir de l’oeuvre et des échanges humains? D’abord pour limiter les échanges. Car augmenter les échanges, même les échanges de biens, n’est pas forcément un bien. Il nous faudrait limiter le développement des échanges en les mesurant à leur condition de possibilité, pour les sujets corporels que nous sommes et qui, quoi que nous fassions, ne pouvons pas augmenter tellement notre taille ni notre longévité. Et puis parce que l’échange a longtemps représenté le lieu social de l’identification personnelle et politique. Or l’échange est devenu planétaire, et ne correspond plus à aucune sphère, ni matrimoniale, ni « économique », ni politique, d’identification. Tout le besoin identitaire se porte désormais sur l’inéchangeable: l’ethnique, le génétique, le religieux dans la mesure où il est inéchangeable. Et plutôt que ces irrationnels où l’individu est incarcéré dans une identité, c’est pour endosser cette fonction de l’inéchangeable, condition et mesure des échanges, que je propose l’habitat, l’habiter. Voilà quelque chose dont nous ne sommes producteurs, que nous ne pouvons pas échanger ni aliéner, mais qui est comme une case vide, une place sans qualité. Elle laisse vacante le style d’habitation, de cohabitation par laquelle l’habitant dévoile et invente qui il est. Elle limite par principe la folle expansion du « tout s’échange ».

Dans ce sens premier, l’habitat n’est rien d’autre que l’envers de nos corps. Plus exactement nos corps se rapportent alentour par la différenciation d’un dedans et d’un dehors. Par cette différenciation, qui est agie et signifiée par le sujet, celui–ci confirme sa simple existence physique, sa finitude corporelle, par le tracé d’une limite qui dessine son espace singulier. Cette sphère de proximité au corps est l’endroit par où mon comportement se glisse parmi d’autres comportements, d’autres choses, et les interprète: j’y suis en dialogue avec ces êtres qui sont autour de moi. Cette aire, qui se condense et se dilate au gré de mes actions et de mes distractions, cette surface où mon corps est au contact d’autres corps et s’y mélange, cet habitat–là est irrépressible, inaliénable. Ce n’est pas un système d’objets ni même d’usages, mais la condition pour qu’un objet ou un usage quelconque puisse apparaître.

En ce sens c’est un irrationnel de l’économie que de traiter l’habitat comme un lieu à échanger et éventuellement un capital. En ce sens également tout le monde, chacun, doit porter son espace à la dignité d’habitat; le riche, malgré tous les objets dont il est propriétaire, doit les rapporter à cet horizon du simple habiter; et le SDF aussi doit porter les quelques dérisoires supports ou objets de son espace propre à la dignité de l’habitat. Entre les liens les plus éphémères du travail et de l’échange humains et les oeuvres les plus durables qui survivent à leurs auteurs, c’est le registre entier de l’action au sens où l’entendait Hannah Arendt, qui forme, qui prend la forme de, l’habitat([3]).

L’habitat est inaliénable, parce qu’il faut rendre à César ce qui est à l’effigie des échanges humains, et rendre à Dieu ce qui est à son image, l’être humain dans sa corporéité complète, créature parmi les créatures, dans la demeure de son monde. Le corollaire de cette affirmation, un peu péremptoire il est vrai, que l’habitat est donné et qu’il est inaliénable, c’est ce que j’appellerai l’équivalence des habitats. Si nos habitats sont moins une addition de biens plus ou moins appropriés que l’horizon d’évaluations auquel nous rapportons ces biens, cet horizon est a priori équivalent pour chacun. C’est ce principe critique que j’appelle l’équivalence des habitats, et permet, parce que l’habitat n’a pas de valeur et que c’est lui qui mesure la valeur des choses, une critique générale des valeurs et des prix. La couverture d’un mendiant, rapportée à cet horizon, peut avoir la même valeur qu’une riche demeure de la banlieue chic pour son propriétaire. Ce que l’équivalence des habitats pointe, c’est l’incompétence de l’économie de marché pour rendre raison de toutes ces valeurs incommensurables à l’équivalent général de la monnaie: le kilo de blé en Beauce et en Somalie, l’impossible « assurance » pour des choses qui n’ont de valeur qu’affective, l’offrande de la pauvre veuve dont Jésus dit qu’elle a mis plus que tous les autres. Ce principe de l’équivalence des habitats ne fonde aucune économie, mais donne un point d’appui extérieur pour critiquer sans fin toute économie.

Il y a donc, dans l’habitat, une part indisponible à l’échange. On peut parler d’une opacité de l’habitat aux échanges. Le droit d’habiter proposé ici, plus politique et plus radical que tout droit social au logement, serait quelque chose comme le droit d’avoir de l’indisponible. Ce serait une réserve inaliénable. Ce ne peut d’ailleurs être vraiment inaliénable que si c’est en don. C’est cette réserve, cet indisponible, que j’estime absolument nécessaire à la fois au maintien de la personne et à sa capacité à entrer dans l’urbanité, cet échange constitutif de la citoyenneté.

Si même l’on accepte les postulats de l’économie de marché, en effet, il faut bien que les acteurs disposent d’une mise de départ ou d’une prise de sortie qui permette au jeu de l’échange de fonctionner librement. Ce jeu suppose que personne ne soit obligé d’entrer dans l’échange, en vendant d’avance sa vie entière jusqu’à ses dernières extrémités, et que pour personne sortir de l’échange ne signifie être exclu de la vie, disparaître sous la faux de la mort. Ce jeu suppose que l’on puisse entrer dans l’activité et l’échange du travail et des oeuvres humaines, et en sortir, parce qu’on a de quoi rester sur la touche sans être jeté de la vie. Ce jeu suppose que l’on puisse être sur la touche des échanges économiques en gardant une place dans l’espace commun. La rationalité de l’économie suppose ainsi, non après–coup par une figure de la redistribution sociale des gains au nom de la solidarité, mais a priori, par établissement d’un droit constitutionnel et politique fondamental, une dotation d’habitat, qui serait la condition pour entrer et sortir des échanges.

2. Identité et urbanité de l’habitant

Cet habitat premier, cet envers du corps où je partage ma finitude singulière avec d’autres habitants, cette condition de possibilité indisponible, en creux, cette case vide peut–on dire, il nous faut maintenant examiner comment, d’une configuration de désirs et de style de vie ou d’agir, il se traduit en habitats concrets qui s’inscrivent à la fois dans le durable et dans l’éphémère. Les habitats durables ne sont pas forcément des logements: ce peut être des affections, des oeuvres, des idées. Les habitats éphémères sont toutes les choses périssables, consommables, produites ou non par le travail, et le logement peut éventuellement être placé sur ce pôle éphémère de l’habitat: on n’est pas forcément incarcéré dans une demeure.

2.1 l’identification de l’habitant

Par schématisation, pour exposer les termes du problème, c’est sur l’axe de la durée que j’inscrirai le thème de l’identification de l’habitant. Une des difficultés de l’identification de soi, aujourd’hui, réside dans la diversité et l’éclatement des paramètres d’identification: travail, éducation et formation, famille, milieu, réputation, état– civil, nationalité, religion, talents sportifs ou artistiques, toutes ces « prises » supposent, pour que le sujet puisse jouer entre elles, un axe, une colonne vertébrale sur lesquelles ces différentes surfaces d’identification puissent s’articuler.

Il peut arriver que peu à peu tous ces liens lâchent, que le sujet finisse par lâcher prise, et par préférer la rue: c’est que chez lui n’est plus chez lui, et que la rue lui est moins étrangère et moins hostile qu’un espace qui ne représente plus qu’une dette impayable ou une promesse brisée. Le problème alors c’est la fin et l’effacement de la structure entre le dedans et le dehors. L’enquête de terrain raconte le « grand célibataire » qui finit par être jeté par sa famille parce qu’il apporte trop du dehors au dedans da famille (des dettes, des problèmes, etc.)([4]). Sa condition est marquée par l’obsession de l’odeur et de la propreté. Le SDF, parce qu’il n’a pas d’intimité possible, ou plutôt parce que son intimité est dehors, parce qu’il n’y a plus de séparation possible pour lui entre le dedans et le dehors, ne peut pas être propre. Quand il se lave, doit–il remettre les mêmes vêtements, doit– il les jeter et s’en procurer de nouveaux? Cette destructuration de la différence entre le dehors et le dedans est fondamentale pour comprendre la défaite du maintien de soi, et le chemin d’une possible réidentification de soi. L’identité et le maintien de soi, la simple propreté, supposent un espace inaliénable et indisponible, qui forme le dedans, ou plus exactement la surface différenciée à partir de laquelle les différentes sortes d’échanges, de liens, et d’identification deviennent possibles.

Si l’habitat est reçu, on le reçoit comme quelque chose de plus durable que soi, parce que par naissance on appartient au monde des vivants (soumis à la gravitation et à l’insubstituabilité, à la nutrition et à la reproduction sexuelle, à la mortalité) et à un monde humain (de langue, de paysage, de moeurs, etc.). On reçoit toujours déjà une place, l’emplacement d’une demeure qui excède notre finitude: une maison peut–être, ou bien un paysage, un livre, une idée, une institution ainsi peuvent être habitables. Mais parce que cet habitat est reçu et nous excède, nul n’habite pour soi, n’habite tout seul. On habite par autrui, avec une dette infinie envers nos prédécesseurs, et envers bien de nos contemporains. Et on habite pour autrui, pour recevoir ceux qu’on aime ou les étrangers, pour partager nos styles, nos singularités; pour recevoir finalement un enfant à venir, la génération suivante. C’est ce rapport de l’habitat à une durée excédant le moi, en amont et en aval, qui structure le maintien de soi, non plus ici dans la différence entre dedans et dehors, entre le propre et l’autre, mais dans la différence irréductible entre ce que je reçois et ce que je donne, et qui de part et d’autre excède dans le temps la stricte réciprocité des échanges.

Cette double différence ordonne et distingue un certain nombre de problèmes quant à l’identification de soi par l’habitant. C’est par exemple l’ambivalence des relations de voisinage, qui peuvent privilégier les traits de ressemblance avec les voisins, et donner lieu à un sentiment communautaire (de palier, d’immeuble, de rue, de quartier, etc.). Le développement de la conscience ouvrière, au siècle dernier, ne s’est pas seulement fait dans les conflits de travail, mais dans le senitment de ressemblance et de proximité des modes de vie; c’est ce sentiment qui les rassemblait et qui suppose la capacité à se réidentifier autrement que par l’origine (province, communauté…). Mais il peut se produire à l’inverse que le voisinage, la promiscuité, fassent ressortir des différences, le sentiment et le désir de non–ressemblance, l’impossibilité de se reconnaître en autrui, de faire communauté avec lui. L’obligation de partager l’espace et de cohabiter ne peut souvent plus prendre alors que des formes violentes([5]).

Cela n’est pas sans conséquences sur la manière de percevoir autrui dans la ville. De même, en effet, qu’il n’y a plus de « chez autrui » possible pour qui n’a plus de « chez soi », il n’y a plus de perception possible de l’identité d’autrui pour celui qui n’a pas le sentiment ni peut–être même le souci de la cohérence de sa propre identité dans la durée. Si d’ailleurs nous étions capables de détacher les visages rencontrés du contexte où nous les « reconnaissons » (voisin, client, collègue, facteur, vendeur, etc.), pour les réidentifier dans des contextes différents, il est probable que nous rencontrerions sans cesse des gens que nous « connaissons », et que nous ne parvenons pas à « voir » dans la rue, dans le métro, etc. L’identification de soi et d’autrui dans la durée, ce n’est pas seulement la permanence: c’est aussi la métamorphose, percevoir soi et l’autre comme autre (que soi–même et que lui–même).

Un autre problème, qui forme avec la ségrégation sociale et parfois ethnique, une des grosses objections possibles au « logement social », construit en série pour réduire les coûts, c’est la grande diversité anthropologique et culturelle des manières d’habiter. Une famille turque aura du mal à inscrire les divisions élémentaires de son espace (et notamment la réception des non–familiers par le mari ou par la femme) dans le plan d’un HLM de La Courneuve ou de Villeurbanne: la conséquence en sera l’effondrement de la vie sociale, l’enfermement de la femme, la fuite des hommes hors de l’espace familial, etc.

Pour faire pièce à l’éclatement des paramètres d’identification, comment défendre ici l’espace de l’habitation familiale, contre la ressemblance forcée des modes de vie à partir des formes stéréotypées de logement, contre le prix du mètre carré exorbitant dans certaines villes, contre un contrat de logement qui, comme le contrat de travail, s’est individualisé au point de briser, jusque dans la structure actuelle de la propriété, l’idée de « maison » (où se confond la durée de l’habitat et la suite des générations)? Ce n’est pas la nostalgie qui doit nous animer, car cette individualisation, et même cette homogénéisation, ont représenté une formidable libération en leur temps. Mais l’on a ainsi cassé le lieu où la formation de soi, les crises de l’identification et l’acquisition de compétences reconnues par les autres, pouvaient s’inscrire dans la durée.

2.2. L’urbanité de l’habitant

Non moins schématiquement, car on pourrait inverser les polarités, c’est sur l’axe de l’éphémère du provisoire et du fragile que je placerai maintenant l’urbanité de l’habitant, sa capacité à cohabiter, à coexister avec d’autres. L’urbanité semble être, beaucoup plus que l’entreprise désormais, le théâtre des conflits les plus importants. Théâtre ou « non– théâtre » d’ailleurs, elle est le lieu où les fractures sociales sont les plus éclatantes. On peut dire cela du point de vue de la « cité » et du point de vue de la « ville ».

La « cité » c’est la ville comme institution de l’espace et distribution sociale et politique des « places », des emplacements, des rôles. Et il faut bien justifier cette distribution par un principe de répartition de l’espace, qui donne à la fois une règle de communauté de l’espace, et une règle de différenciation acceptée par les sujets qui s’y répartissent. Cette cité, cette institution, est se superpose à la « ville » comme système physique, écologique ou économique: réseaux de voies de communication, de distribution de l’eau, de l’électricité, des télécommunications, des aliments, des objets usuels, et de collecte des déchets, etc. En fait il y a plusieurs systèmes urbains, selon la fonction envisagée; et l’occupation de l’espace et sa valeur sont la résultante de tous ces paramètres en terme d’accessibilité, de centralité, d’agrément, etc.

Le problème aujourd’hui, comme le montrent Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur ouvrage sur ces différentes « cités »([6]), et Marcel Roncayolo dans le sien sur les différents

« territoires » de villes([7]), c’est le conflit qui déchire l’urbanité entre plusieurs cités rivales, plusieurs villes rivales, entre plusieurs principes de distribution des places et plusieurs fonctions organisatrices des réseaux urbains. Ce « conflit des interprétations » n’est pas inédit: toute ville– cité développe l’herméneutique d’elle–même, réinterprétant le palimpseste des centralités et des configurations passées de l’espace à travers les conflits contemporains. Mais c’est comme si l’espace urbain était maintenant traversé par des temporalités incommensurables, incoordonnables([8]).

Pour le citadin, cela se traduit d’abord par le sentiment que la friction urbaine ne suffit plus: le fait que l’on se côtoie dans la même urbanité ne parvient plus à engendrer une « politesse », une « civilité », une « citoyenneté » (dans ce sens élémentaire et néanmoins fondamental). Au contraire, nous avons une crise de sociabilité, une crise politique aussi: l’espace politique jusque–là distribué par un principe civique théoriquement soumis à l’intérêt général, se trouve ouvertement contesté par un principe marchand, un principe médiatique, un principe industriel, etc ([9]).

Le problème de l’urbanité et de la citoyenneté, c’est que jadis une ville c’était une cité, un principe ou une fonction centrale. Il y avait dans chaque ville un espace commun, un accès à l' »universalité »: universalité politique de la capitale, universalité industrielle, marchande, universitaire, etc. Mais également « universel urbain » de la grande ville rhénane ou de la grande ville arabe, de la grande ville américaine, etc. L’individu, venant de sa « province », de sa famille, de sa communauté, était alors libéré de son appartenance obligée pour entrer dans un espace plus universel, quitte à recréer une communauté élective, celle de ses choix (bien sûr très différente de la communauté de départ). Dans la ville d’aujourd’hui, on trouve plusieurs villes, plusieurs cités, plusieurs fonctions, plusieurs principes, plusieurs cultures et universaux urbains mêlés et parfois concurrents. Et il n’y a pas de lieu de confrontation entre ces diverses cultures urbaines, entre ces divers universaux, comme si l’on avait peur de cette confrontation et des fractures qu’elle révèlerait. C’est de cette peur que se nourrit l’expansion du marché, soit comme universel minimum, soit comme relativisation de tout dans l’équivalence et l’échange généralisés.

Du même coup les individus oublient leurs « universaux », leurs « cultures urbaines », et se réfugient dans ce que leur culture comporte de plus particulariste, de plus « ethniciste ». Ainsi le parisien, qu’il soit arabe ou français, loin de déployer l’universel urbain de sa culture, voudra reconstituer son village imaginaire, sa tribu. C’est pourquoi l’espace se défait entre la centralité de la circulation et de l’échange mercantile, et la privatisation, sinon la ghettoïsation, d’un espace périphérique réfractaire à toute urbanité.

Face à ce double défi, l’habitat est le lieu où s’articulent les réponses. L’espace de la citoyenneté doit répondre en même temps à une crise d’identité et à une crise d’urbanité: cela signifie qu’il faut trouver une équation délicate entre d’une part de relatifs « isolats », qui autorisent des lieux de narration de soi, d’identification, d’interprétation, de recréation, et d’autre part une certaine « mixité », qui organise la confrontation des universaux, leur fusion ou leurs tensions. Or l’habitat est dans le même temps l’endroit où l’on peut réembrayer, se réancrer dans du durable, et cette intersection variable entre des choses éphémères et des objets polyvalents. Le premier aspect est vital dans une société où rien ne dure, où tout est jetable (les choses, les relations, soi–même!). Le second l’est dans une société qui ne saurait incarcérer ses habitants dans des identités univoques. La liberté ainsi organisée se marque davantage par la multiplicité des liens et de « prises possibles » que par le flottement indifférencié qui caractérise notre libéralisme.

Puis–je achever sur quelques remarques plus pratiques? Il s’agirait donc d’une certaine manière de mettre au centre de notre urbanité, de notre communauté, l’habitat. L’habitat, cela veut dire ce par quoi l’espace devient le partage infini de nos singularités: c’est–à–dire la cohabitation de nos formes de vie, dans ce qu’elles ont de mortel et d’immortel. Pratiquement cela implique de diversifier les formes d’habitat, pour tenir compte des différentes cultures et de leur poids dans les moeurs, mais aussi des inventions possibles qui peuvent apparaître à l’intersection de ces cultures, des nouvelles techniques, d’un redéploiement plus radical du territoire. Il faut mieux utiliser le « parc » de logements existants, sans que la réhabilitation à outrance fasse déraper les prix. Il faut se défaire du traumatisme de la qualité médiocre des constructions sociales de naguère, en associant davantage les habitants et usagers en amont, en renouvelant les possibilités d' »auto–construction », et peut– être surtout en diversifiant peu à peu les attentes, l’imaginaire social de l’habitat.

Pratiquement cela veut dire également que le logement n’est pas une marchandise comme une autre, et doit cesser d’être traité comme un bien privatif ordinaire. Il y va de la structure de nos familles, de notre mémoire et de notre créativité. On peut notamment insister sur l’importance des structures de cohabitation, équipements semi–privés, possibilité de contrats à plusieurs foyers, formes d’espaces intermédiaires qui ne soient pas qualifiés de façon trop univoque (comme marchands, sportifs, scolaires, « culturels », sanitaires,…), etc.

Mais je voulais surtout terminer par des considérations sur ce que j’ai appelé plus haut le droit d’habiter. Si la notion de propriété, qui fut pourtant longtemps le vecteur des droits civils et des libertés, s’est totalement détachée de celle d’habitat, peut–être faut–il réinventer l’habitat comme droit civil, liberté fondamentale, l’équivalent aujourd’hui de ce que fut l’habeas corpus dans le droit britannique. Ensuite, si l’APL est devenu un des droits sociaux les plus intouchables dans la société française, c’est que le droit au logement est devenu, sans que l’on en ait bien conscience, l’emblème des droits sociaux: plutôt qu’un revenu minimum d’insertion (travail), et en deçà d’une allocation universelle

de citoyenneté (politique), on pourrait imaginer une allocation universelle de logement et qui serait inaliénable; c’est–à–dire qu’elle serait inconvertible en monnaie générale et serait une dotation garantie, qui ne pourrait être monnayée que dans la sphère du logement.

Enfin le droit d’habiter formerait l’un des principes de base des droits politiques: ceux–ci sont pensés en termes de droit de vote, de participation aux procédures de délibération et de décision publiques, etc. Mais en deçà et au–delà de l’accès à cet espace de discussion, il faut bien que les citoyens aient un « lieu » d’où ils parlent, un emplacement, un corps prenant place parmi d’autres. C’est cette dimension d’inscription dans un lieu, d’implication dans une corporéité qui n’est pas entièrement explicitable par le débat, sur laquelle pourtant repose l’espace politique. Le droit politique d’habiter est d’ailleurs indissociable d’un droit de passer, mais c’est ici une tout autre question, même si essentielle à l’urbanité.

Olivier Abel

Publié dans Autres Temps n°46 Eté 1995
(avec un débat par Laurent Thévenot)

Notes :

[1] – Ce texte reprend les grandes lignes d’un cours sur l’Habiter donné à la Faculté Protestante de Paris au cours de l’hiver 1985, et quelques–unes d’un cours sur l’Urbanité donné au printemps 1993.

[2] – Lewis Mumford, La cité à travers l’histoire, Paris Seuil 1964.

[3] – Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Paris: Presses Pocket.

[4] – Jean–François Laé, Esprit, Juin 1994.

[5] – Coll. (Robert E. Park, E. Burgess, etc.), L’école de Chicago, naissance de l’écologie urbaine, Paris Aubier 1990.

[6] – Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, Essai sur les économies de la grandeur, Paris: Gallimard.

[7] – Marcel Roncayolo, La ville et ses territoires, Paris Folio.

[8] – Joëlle Affichard, Jean–Baptiste de Foucauld ed., Pluralisme et équité, Paris: Esprit, 1995.

[9] – Bernard Lepetit, Denise Pumain ed., Temporalités urbaines, Paris: Anthropos 1993.