Les déliaisons heureuses

« Ellie Andrews échappe à son père ». Cette manchette de journal est présentée par Stanley Cavell comme le résumé de It happened one night (de Frank Capra, 1934, en français New-York Miami). On peut d’ailleurs la mettre en correspondance avec cette autre manchette qui apparaît un peu plus loin dans le film: « Ellen Andrews se remarie aujourd’hui ». L’idée centrale de ce beau commentaire où Cavell éclaire Kant et Capra l’un par l’autre[1] est que « le mariage est toujours un divorce, il entraîne toujours une rupture avec quelque chose » (p.101) Par cette rupture on passe du lien père-fille, c’est à dire de la condition incestueuse ou plutôt narcissique de ne pouvoir connaître quelqu’un d’autre parce qu’on en a une idée inaccessible, au lien libre du mariage[2]. C’est de ce scepticisme que la connaissance amoureuse est la transgression, la fameuse couverture qui tombe à la fin du film comme « les murailles de Jéricho ».

Une telle reconnaissance suppose que l’on ait d’abord accepté qu’il existe un autre « côté », et qu' »il m’est impossible d’atteindre ce domaine tout seul ». Loin de dissocier ce que l’on perçoit de l’autre et ce qu’on en imagine, l’âme et le corps, le bonheur de la reconnaissance, de cette transgression, consiste à éprouver face à l’autre l’union de ces facultés, leur jeu, leur convenance réciproque. Or pour Cavell, c’est ce que l’on cherche à deux, en laissant ensemble les choses arriver, en improvisant, et il n’y a pas de point de vue extérieur au couple d’où le regard puisse plonger des deux côtés. C’est aussi ce que signifie la rupture avec l’ordre généalogique: faire en sorte qu’il n’y ait plus d’obstacle à la liberté de se marier, que les deux puissent se rencontrer sans tiers. Dans ce film, on voit que le père, même très riche, ne peut plus accorder sa fille en mariage: la seule chose qu’il puisse c’est arranger un divorce. Cavell rapproche d’ailleurs cette scène du mot du roi de France au Roi Lear, affirmant que Cordelia est à elle-même sa propre dot, c’est à dire qu’elle a acquis la liberté de se donner. Mais qu’est-ce qui autorise ainsi Cordélia à quitter son père?

À mon tour je voudrais rapprocher le scénario de Capra de l’importante affirmation de la Genèse que puisqu’il n’est pas bon que l’homme soit seul et qu’il lui faut une compagne qui lui soit assortie, « l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme » (Gn.2 24). Il n’y a pas de lien sans la faculté de délier. Ce mythe fondateur, où il est d’ailleurs question de côte ou de côté, puisque la femme en est tirée de l’homme pendant son sommeil, prépare le lecteur à toutes les scènes de promesse, comme le commandement fait à Abraham de quitter son pays, sa famille et la maison de son père pour aller où Dieu le conduira (Gn.12 1). Ou, en poussant un peu le geste, comme les nombreuses invitations de Jésus à quitter sa famille, magnifiquement remises en scène par Pasolini dans la passion selon saint Matthieu[3]; elles sont sans doute ici à entendre dans le prolongement de son éloge du lien électif, un par un, et de son insouci de la filiation, puisque selon Jésus Dieu pourrait faire naître de n’importe quelle pierre une descendance à Abraham[4]. Toute la Bible peut d’ailleurs être lue comme une suite d’alliances rompues, et reprises (c’est le thème de la « nouvelle alliance »). L’alliance est rupture parce qu’elle se présente comme un re-commencement, une « reprise », selon le magnifique titre de Kierkegaard[5]. Il n’est pas inutile de brosser à grands traits l’histoire de cette idée, qui peut nous aider à découvrir la figure de l' »épouse », ni vierge, ni mère, et la figure de l' »époux », figures effondrées dans notre imaginaire[6].

Tout se passe comme si les liens horizontaux et symétriques de la conjugalité, parce qu’ils mettent en oeuvre la différence et la ressemblance des sexes dans le conflit et dans l’alliance, c’est à dire la possibilité de réinterpréter autrement cette ressemblance et cette différence, devaient commencer par s’opposer aux liens verticaux, domestiques et dissymétriques, de la filiation. Nous avons a peu près compris que la filiation n’est pas un contrat, même au sens fort de la philosophie politique moderne, un lien électif que l’on puisse résilier. Mais en retour la conjugalité n’est pas une affaire de famille « entre nous », sinon « entre soi », ou seulement destinée à assurer la filiation, le perpétuel remplacement des générations. Elle n’est pas même destinée à assurer l’endogamie. Parce que tout mariage, dans l’obligation à l’échange, est un mariage « mixte », on y éprouve cette sortie d’un milieu, cette élection d’un autre qui rompt l’entretien ou la reproduction de soi. Milton y voit le modèle de la « conversation », de ce lien entre deux libertés égales qui fonde aussi le lien politique.

Or cela n’est pas facile, et nous avons souvent une conception brutale de la déliaison; nous la pratiquons sans la respecter[7]. Ce n’est pas si facile, non seulement parce qu’il n’est pas aisé d’articuler le lien de conjugalité et le lien de filiation de telle sorte que l’un ne soit pas réduit à n’être que l’appendice de l’autre[8]. Mais parce qu’on sait que bien des problèmes insolubles du couple viennent de leurs familles, ou plus généralement de leurs passés, et qu’il n’y a justement pas de recommencement absolu: la rupture avec la famille n’est pas une tabula rasa. Tout lien garde la forme des liens antérieurs, pour le meilleur et pour le pire, et ne peut que chercher à les réinterpréter autrement, au risque de sombrer dans une logique de la suppléance (les suppléants n’étant jamais à la hauteur du rôle). Il y a dans tout sentiment amoureux quelque chose comme une enfance qui revient. Il y a par ailleurs dans toute filiation accomplie une émancipation et une autonomisation, un moment où les jeunes gens quittent leurs parents. Loin que l’on puisse opposer platement la continuité des liens de filiation et la discontinuité du lien conjugal, la généalogie connaît la rupture de la mort et de la naissance, et toute alliance vive se présente comme la réinterprétation d’une ancienne alliance. C’est pourquoi la faculté de délier inhérente à celle de se lier est au noeud de l’affaire, sur les deux versants de la question, celui de la filiation et celui de la conjugalité.

Dans son insistance exclusive sur l’assentiment, un assentiment rompu aussitôt que déçu, c’est un point que notre société a tendance à oublier. Il semble en tout cas, juste pour balayer au passage quelques préjugés, que l’on ait oublié que le christianisme primitif, à la fin de l’Empire romain, illustre parmi d’autres ce grand mouvement de rupture illustrée par le désir de « chasteté », typique des esclaves ou des jeunes romaines de l’aristocratie, et le désir d’une amitié libre entre les sexes, qui les libère à la fois de leur soumission à l’ordre généalogique des dynasties familiales et de leur soumission sexuelle (dans un partage des rôles passif-actif)[9].

Radicalisant ce mouvement, l’éthique puritaine de la conjugalité a paradoxalement marqué une libération de la sexualité, à l’époque insoupçonnable. Elle posait le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n’est plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Dans cette libre-alliance, la subversion de l’Antiquité se poursuit, et la réforme puritaine brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. Elle brise plus généralement la grande hiérarchie des êtres soumis au principe dynastique C’est ce que chantait le grand poète puritain Milton dans son plaidoyer pour le divorce[10]. Car le mariage est autre chose que ce petit consentement très privé auquel nous l’avons réduit: c’est la forme que prend le consentement libre entre deux êtres qui s’aiment; une sorte de « conversation assortie » où la discordance fait partie de la concorde. C’est justement une institution dont la force et la fragilité est d’apparaître en rompant avec le « tiers ».

Le mariage est cet acte moins domestique que proprement politique, l’acceptation de la possibilité du conflit, du désaccord, et l’institution d’un conflit tel que l’un ne puisse laisser l’autre sans contre-pouvoir. La capacité à soutenir un désaccord durable et même heureux. Ici encore il n’y a pas de lien sans la faculté de délier, qui peut être la rupture, le divorce, la séparation, mais aussi le pardon, la faculté de recommencer autrement[11]. Comme le fait dire H.Hawks à Cary Grant au début de La dame du vendredi[12], le divorce aujourd’hui n’est plus qu’un papier devant un maire! Mais penser le mariage suppose de penser le divorce, non seulement comme la déliaison heureuse de deux libertés égales qui trouvent leur bonne distance, mais comme la difficile déliaison où l’on se trouve soudain faible comme un enfant qui ne comprend pas ce qui lui arrive.

Ce qui complique encore l’affaire, c’est que cet acte fondateur de la conjugalité moderne est aussi un acte fondateur de la modernité politique: le droit de partir, le droit de dissidence. La fragilité du lien est alors paradoxalement sa force, car il ne tient que du consentement sans cesse renouvelé, de la possibilité de le rompre. Mais comme l’a joliment suggéré Claude Habib dans Le consentement amoureux[13], n’a-t-on pas, avec Rousseau notamment, trop attendu du couple, trop chargé le couple d’une responsabilité centrale dans le lien social? N’est-ce pas lui donner une obligation sociale qui en fait encore un moyen pour autre chose, ou une oeuvre durable, une sorte d’assurance? N’est-ce pas justement cela qui le brise?

C’est un point qui a été magistralement montré par Michel Feher dans sa lecture de Denis de Rougemont, se demandant pourquoi celui-ci n’a pas répandu « la bonne nouvelle dont il était porteur » sur la possibilité de l’amour conjugal[14]. Car le mariage chez ce dernier n’a ni l’ephémérité esthétique des conquêtes passagères de Don Juan, ni l’éternité passionnée de l’amour impossible de Tristan[15]: il ne sépare d’ailleurs pas le corps et l’âme, et le désir ne peut plus s’y nourrir de l’obstacle que formerait un tiers (père, mari jaloux, interdit, etc.). C’est d’ailleurs tout le problème du mythe hollywoodien de la conjugalité, jusque dans son échec: que mon épouse soit mon amante. Comment fonder quelque chose de durablement heureux sur un sentiment aussi doux et libre mais imprévisible que celui qui anime le consentement amoureux? Il faut se rappeler, selon Rougemont, que

« seuls les époux qui s’engagent sans raison, c’est à dire avec une conscience aiguë de l’absurdité de leur acte, sont susceptible de recevoir, mais au titre de surprises providentielles, l’ardeur passionnée que la jouissance se devait de tuer et le goût du plaisir que l’habitude était censée étouffer. Or, si Denis de Rougemont persuade ses lecteurs du bonheur qui les attend pour peu qu’ils adoptent sa conception du mariage, la plupart d’entre eux risquent alors de s’engager pour cueillir les fruits inattendus de l’amour conjugal, ce qui suffirait à sceller leur disgrâce » (ibid.).

Ce qui m’intéresse n’est pas tant ce renoncement kantien au bonheur qui en est la condition, peut-être parce qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à être heureux, que la réflexion qui se glisse ici sur le lien électif, sur l’affinité élective qui préside au consentement amoureux[16]. L’idée de grâce absurde[17] ou de disgrâce en est l’indice. On ne peut pas produire le bonheur amoureux, il n’y a aucune assurance à cet égard, et sa seule chance réside dans une certaine insouciance à cet égard, une insouciance active. Mais en reconnaissant dans l’être que l’on aime « une personne tout à la fois charnelle et spirituelle, absolument singulière et nécessairement imparfaite »[18], on accepte de quitter une image idéalisée et impossible de l’autre, et on s’attache à une singularité toute ordinaire quoique irremplaçable.

Il reste toutefois une difficulté dans l’hypothèse de Rougemont. C’est que si justement il s’agit de sortir du scepticisme, de penser la possibilité de connaître quelqu’un d’autre et de se lier avec lui, l’amour ne saurait rester une joie incommunicable et absolument privée. C’est ce que Claude Habib a marqué avec force dans sa lecture de Rousseau[19]. Peut-être est-ce parce que, comme le note Kant à propos du plaisir esthétique, une joie n’est pleine qu’à être partagée et communiquée. Le plaidoyer de Bertrand Russell pour des adultères heureuses à condition de rester secrètes (et à ne pas faire d’enfant) échoue sur le même problème.

Et c’est ici que nous devons réinventer quelque chose comme une nouvelle courtoisie, une société capable de conversations et de disputes amoureuses. Il n’est pas bon que les amours privées restent des petits arrangements entre soi, et que les couples « mariés » supposés sans histoires disparaissent de l’espace commun. Comment trouver au contraire cette distance courtoise, cette réciprocité indécise, cette façon à chaque fois unique de rapporter la multiplicité de nos liens à la simplicité du lien conjugal, sans croire qu’elle puisse s’y dissoudre? La conjugalité est elle-même un travail continuel sur les désaccords, qui fait de l’amour une courtoisie, une intrigue où les discordances rencontrées font partie de l’accord, de sa durabilité même, de sa capacité à se réinterpréter dans les circonstances de la vie, de cet enchevêtrement narratif où les deux voix ne coïncident jamais[20]. C’est cette courtoisie qui peut nous apprendre l’art difficile et indispensable de la déliaison comme celui, non moins indispensable et difficile dans notre société, de la fidélité, je veux dire de la confiance en la fidélité de l’autre.

 

Olivier Abel

Publié dans Esprit 2001 n°3/4 (« L’un et l’autre sexe »), p.237-242.

Notes :

[1] Stanley Cavell, « La connaissance comme transgression », dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage, Paris: Les cahiers du cinéma, 1993, p.73 sq.

[2] Cavell rapproche l’analyse du tabou de l’inceste par Lévi-Strauss et celle du tabou du narcissisme (le langage privé) par Wittgenstein (ibid.p.74), Kant étant évoqué comme le philosophe tutélaire des limites, de la distance qui nous sépare de l’autre côté des êtres. Et pourtant le mal moral réside dans la volonté de s’exempter de la communauté humaine (p.79).

[3] Dans cette série on trouve encore les remarques de R.W.Emerson dans La confiance en soi (Paris: Rivages-poche, 2000): « Je fuis père et mère, femme et frère lorsque mon génie m’appelle. J’écrirais volontiers sur les linteaux de la porte d’entrée: « Caprice ». J’espère du moins que c’est quelque chose de mieux que le caprice, mais nous ne pouvons pas passer la journée en explications » (p.92) Et plus loin: « dis leur: Père, Mère, Épouse, Frère, Ami, jusqu’ici j’ai vécu avec vous selon les apparences » (p.111).

[4] Il faut sentir la force de l’antagonisme qui oppose cette idée de l’alliance élective à celle de la bénédiction généalogique, bibliquement aussi importante (on connaît l’histoire où Tamar, après la mort de ses deux premiers maris, Er et son frère Onan, séduit son beau-père Juda en se déguisant et assure ainsi la progéniture, Gn.38).

[5] S.Kierkegaard, La reprise, Paris: Garnier-Flammarion, 1990. Il s’agit de la reprise de ses fiançailles avec Régine (« l’amour selon la reprise est le seul heureux » p.66, mais la reprise est-elle possible? à quelles conditions?).

[6] Comment aura-t-on des « pères », quand on n’a pas eu des époux? Et comment sortir de l’alternative effrayante entre ces enfants sans enfance, comme déjà émancipés à quelque âge qu’on les prenne, désaffiliés de toute narration, et ces adultes immatures, interminablement emberlificotés dans le récit de leur enfance?

[7] Dans le cas des divorces, leur caractère souvent catastrophique montre que c’est peut-être qu’il y a peu d’occasion dans notre société de détruire, de dilapider, de tout démolir. Et que les humains en ont quand même besoin. Comme si c’était là le maillon faible des obligations, plus faible que les liens verticaux de la filiation.

[8] Voir mon article sur « Le Pacs après la bataille« , Esprit 1999/5 p.220-226.

[9] Voir les travaux de Michel Foucault et Peter Brown sur la sexualité dans l’Antiquité.

[10] John Milton, Traité et discipline du divorce, 1643.

[11] Voir mon article sur « Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire« , dans Esprit 2000 8/9.

[12] Le titre de ce film de 1940, observe S.Cavell (op.cit.p.160), est une allusion à Robinson, et c’est l’histoire d’un couple de rescapés dans la tempête, rescapés non dans une île verte mais dans un monde noir où la question du retour à l’autre ne trouve de réponse que dans la fragilité du sursis, du temporaire accepté.

[13] Paris: Hachette, 1998.

[14] « L’amour conjugal chez Denis de Rougemont, ou la gracieuse absurdité du mariage », Esprit 1997 8/9, p.51.

[15] Rougemont emprunte ses catégories aux « Étapes sur le chemin de la vie » de Kierkegaard.

[16]  La chimie galante dans Les affinités électives de Goethe le montre: que se passe-t-il dans un lien intime quand arrive un troisième élément? La possibilité d’un drame, qui ne peut se résoudre que par l’arrivée d’un quatrième (p.60-64 de l’édition de poche-folio). Mais le remariage seul est en quelque sorte indissoluble (p.108).

[17] « It just happened », comme dit M.Monroe à T.Curtis dans Certains l’aiment chaud.

[18] M.Feher, op.cit.p.50.

[19] C.Habib, « Les lois de l’idylle », Esprit 1997 8/9, p.87 sq.

[20] Ce que Rougemont appelle passion me semble moins une logique de l’amour-passion qu’une logique de la narration amoureuse, et dans son combat contre la passion Rougemont rejette trop vite la narration amoureuse et la courtoisie, sans considérer assez que les humains restent dans un monde ordinaire, où ils sont soumis à une finitude telle qu’ils sont dans l’obligation de parler, de se comparer et de se raconter; et que cela est bon.