« Le Pacs après la bataille »

Les pro et les anti Pacs ayant à peu près épuisé les variations polémiques dont ils étaient capables, on commence à discerner le paysage après les combats. Les tranchées sont installées, probablement pour longtemps. La guerre ne se terminera pas à cette première bataille. Le débat a repris les chères bonnes vieilles ornières qui interdisent en fait toute discussion et toute perplexité véritables. En obligeant les uns à dire « oui » en gros, confusément, sans poser la question frontale de la reconnaissance d’une conjugalité homosexuelle, qui soulève aussi celle de la conjugalité en général dans une société libérale. Et les autres à dire « non » en bloc, en ne pensant qu’à la filiation et à la place de l’enfant, qui soulève aussi la question de la durabilité dans une société ultra-mobile. Dans l’état actuel d’éclatement et de confusion de l’opinion publique, il aurait été prudent d’élargir rapidement le concubinage en général, pour tenir sobrement compte de la demande d’un encadrement juridique de toutes les formes de couples, y compris homosexuels, car ceux-ci ont déjà trop éprouvé la douleur de liens purement privés que rien ne protège. Peut-être même est-il possible que, dans l’état actuel de polarisation de l’opinion, le PACS soit un pire-aller acceptable par les uns comme par les autres: serait-il possible de faire accepter un véritable mariage des homosexuels? Mais serait-il possible, sauf à désirer sur eux le châtiment de Sodome, de les laisser sans statut ptotecteur? Il est pourtant évident que l’on aurait pu faire beaucoup mieux, et que le sujet le méritait. Est-il encore permis de recommencer plus doucement, en essayant de comprendre ce que nous avons dit, pour faire éventuellement bifurquer le débat vers des points de vue un peu plus plausibles? Après avoir tenté vainement de faire entendre des réserves sur la problématique entière du PACS, je voudrais ici proposer quelques lignes pour de tels débats, comme on étale des cartes après coup, pour voir où la partie a été mal jouée, puisque personne ne s’y reconnaît vraiment.

Il serait d’abord judicieux, au plan général, de distinguer un peu plus la conjugalité de la filiation; non pour les séparer complètement mais au contraire pour les articuler de telle sorte que l’une ne soit plus subordonnée à l’autre. C’est un problème particulièrement délicat. D’une part nous avons l’exigence d’établir une véritable égalité des sexes, et d’autre part celle de respecter une irréductible différence de génération. L’une suppose le travail de la symétrie et l’autre la prise en compte de l’asymétrie. Cela supposerait de distinguer et d’articuler deux dimensions de l’institution de la société: l’une plus horizontale, dans l’accord des égaux, leur conflit possible et leur alliance toujours à réinterpréter; et l’autre plus verticale, dans la durée et la protection du « petit » que demande la filiation, qui n’est pas contractualisable. Pour n’avoir pas distingué les deux plans, les uns s’écrient: au secours, on attaque la famille (sous-entendu la filiation), et les autres répliquent: le Pacs n’a aucun rapport avec la famille (sous-entendu la filiation). C’est ce présupposé commun qu’il faut examiner, car d’une part il occulte la possibilité d’une conjugalité non-soumise à la filiation (comprise comme l’obligation et la primauté de faire et d’éduquer des enfants), et d’autre part il réduit la famille à l’axe de la filiation, les couples restant de l’ordre de l’arrangement libre entre individus au fond solitaires. Et puis le gouvernement, qui nous a dit que le débat sur la famille aurait lieu après, nous dira bientôt que le débat sur le mariage a eu lieu avant!

Commençons donc par la conjugalité: c’est le véritable point sensible du débat, car personne n’y croit vraiment. Pour ne pas mettre nos noms au bas d’un parchemin, et par méfiance envers un mariage républicain perçu comme un sacrement quasi-religieux qui nous incarcère dans une morale qui n’est plus la nôtre, nous nous sommes adonnés à l’union libre, au concubinage par consentement mutuel et privé sans institution publique de ce lien. Il fallait probablement en passer par là pour opérer une véritable émancipation de la femme, car cette libre-alliance brise l’assujettissement des femmes à leur rôle dans l’économie de la filiation. Elle refuse la subordination de la conjugalité à la filiation. Remarquons au passage que c’est ce que chantait il y a plus de trois siècles Milton, le grand poète de la révolution puritaine (qui n’a rien à voir avec sa caricature actuelle dans la pudibonderie américaine), quand il développait son plaidoyer pour le divorce: le mariage est une alliance entre individus égaux, qui peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres. Mais ce que ne voient pas les concubins qui refusent le mariage, c’est que leur union libre est probablement issue de la grande libéralisation issue de 68, qui n’est pas sans effet sur la solitude et la précarisation générale des conjugalités dans une société où tout se contractualise par consentement privé. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui aujourd’hui veulent quand même un peu plus de « père », de « loi », et un encadrement juridique de la filiation; ils manifestent bien par là leur inscription dans une culture papiste! Certains de ceux qui ont argumenté pour le Pacs (F. de Singly, par exemple) ont développé des arguments très voisins de ceux de l’épiscopat: la loi et l’Etat doivent encadrer la filiation et la parentalité, mais ils ne doivent pas se mêler des liaisons conjugales très individuelles et très privées. La seule différence avec l’épiscopat est que ce dernier soustrait aux liaisons privées celles qui assurent la filiation, pour leur donner la place institutionnelle unique que l’on connaît. Bref, des deux côtés on étouffe la question de la conjugalité dans une société individualiste; des deux côtés on estime que l’institution n’a de sens que verticalement, pour assurer la filiation et le remplacement des générations, et non horizontalement pour réguler la possible conflictualité entre des égaux qui, en s’alliant, savent qu’ils pourront avoir des différends. On sous-estime d’ailleurs sans doute le fait que des relations différentes définissent des conflits de types différents, qui méritent un cadre institutionnel spécifique.

On manque ainsi non seulement le sens du mariage (qui après tout pourrait être réformé, repensé ensemble, pour mieux reconnaître les moeurs réelles), mais celui de la conjugalité. Car l’institutionnalité conjugale est autre chose que ce petit consentement très privé: c’est l’acceptation de la possibilité du conflit, du désaccord. La conjugalité n’est pas faite que de consentement, et le divorce doit être institué si l’on ne veut pas, sous couvert de consensus, ouvrir une carrière immense à toutes les formes de la vengeance et à un détournement vindicatif du droit. La conjugalité est un travail continuel sur les désaccords eux-mêmes, qui fait de l’amour une courtoisie, une intrigue où les discordances au départ acceptées font partie de l’accord, de sa durabilité même, de sa capacité à se réinterpréter dans les circonstances de la vie. La fidélité elle-même tient à cet enchevêtrement narratif, et ne saurait être cantonnée à la figure qu’elle avait prise dans une forme d’ailleurs récente de la famille « traditionnelle ». À cet égard, il faut cesser d’opposer les « conquêtes » progressistes aux résistances réactionnaires, car comme pour l’école, l’État ou l’Europe, ce genre de positionnement noie d’emblée la réflexion. Là où le consentement mutuel ne suffit pas pour une résiliation du « contrat » ou une mutuelle répudiation, c’est quand la séparation fait conflit, et c’est pourquoi le divorce doit être institué. Ce ne sont pas les « chiens domestiques » dont parlait Dominique Fernandez qui ont besoin de règles et d’institutions: ce sont les loups. Cette déficience dans notre culture du conflit ne frappe d’ailleurs pas seulement nos conjugalités, mais notre culture politique entière qui n’est à l’aise que dans l’unanimité. Redisons-le: le mariage n’est pas un sacrement religieux accompagné de dragées, c’est une conquête fondamentale du pluralisme au moment de la Révolution française, et c’est un acte politique et civique fondamental, l’apprentissage par excellence du lien social, le lieu où l’on apprend qu’un contrat (non au sens précaire et utilitaire qu’il a pris, mais au sens qu’il a dans la philosophie politique, de Calvin à Hobbes et Rousseau) doit pouvoir supporter des conflits, des discordances. Tout ceux qui ont fait l’expérience d’un mariage mixte (bi-national, bi-lingue, bi-religieux) ont découvert cette dimension politique du mariage: mais n’existe-elle pas également pour tous ceux qui croient rester « entre nous », dans cette endogamie consentante généralisée où l’on n’a plus besoin du contrat politique, avec les dérives démagogiques que l’on connait? Il nous faut refuser la séparation entre des passions désinstituées et une institution réduite à l’utilitaire, qui pareillement nient le temps et la possibilité des conflits conjugaux. Et ce qui est gênant dans le PACS, ce n’est pas seulement qu’il noie le poisson de la sexualité, mais plutôt et surtout qu’il liquide le problème de la conjugalité dans une société « libérale ».

C’est l’honneur des couples homosexuels d’avoir posé ce problème. Venant de personnes longtemps frappées d’ostracisme, puis décimées par une épidémie qui leur a fait éprouver la mort et la question de la durabilité des liens, leur demande n’est pas seulement « utilitaire »: ils veulent une véritable reconnaissance symbolique et institutionnelle, et ils ont raison. J’avais tenté de le dire dès l’été 1995: ils ont compris que dans une société précaire la fidélité est un bien inestimable, sans cesse menacé et qui doit être protégé. Ils savent que cela n’a rien à voir avec un petit consentement privé et rétractable, comme voulaient le faire croire certains évêques, et ils savent que le problème de la fidélité (non tant l’exclusivité que la durabilité, le maintien de l’engagement) n’est pas le monopole de la morale traditionnelle. C’est pourquoi je suis convaincu qu’il faut faire une place à la conjugalité homosexuelle, plus frontalement, plus courageusement, et non pas par une compassion oblique qui l’accepte en gros, au milieu d’autres formes de concubinage ou de partenariat. Il faut créditer les homosexuels d’un désir de vivre-ensemble heureux et durable, où l’attachement mutuel des personnes va au-delà de leurs différences sexuelles. Notons au passage que les Églises pourraient après Pasolini relire dans la passion selon saint Matthieu les vitupérations de Jésus contre la famille, et son éloge du lien électif, un par un. Cela les aiderait à mieux comprendre l’histoire occidentale, et le fait que pendant de longs siècles le Christianisme se soit battu contre la loi de la famille et pour l’émancipation des individus, notamment des femmes. Cela les aiderait aussi à comprendre que la forme prise par l’homosexualité dans l’imaginaire occidental n’a rien à voir par exemple avec la pédérastie de la Grèce ancienne, pour autant que l’on sache ce que c’était vraiment: quand Jésus parlant de la résurrection dit que nous ne serons ni hommes ni femmes, que nous serons « comme des anges », il ouvre la voie à ce que l’on peut considérer comme une hérésie théologique mais qui appartient aux variations de l’imaginaire chrétien, qu’on le veuille ou non. Au fond la théologie chrétienne a peut-être trop bien réussi. Comme si la différence des sexes était encore une différence trop générale face à la singularité infinie dans laquelle nos verrons Dieu face à face! Mais Paul ou Jésus parlaient de résurrection. Quand à nous, en attendant la mort de chacun, nous sommes encore masculins et féminins, portant chacun les deux moitiés, quoique l’une en nous porte seulement le désir de l’autre, de ce qu’il ne comprend pas.

Mon désir de proposer une institution spécifique de la conjugalité homosexuelle rencontre d’ailleurs ici une difficulté que je ne veux pas taire: il ne faudrait pas incarcérer les homosexuels dans un statut spécifique. Non pas tellement à cause du caractère discriminatoire d’une telle institution, mais parce que cela ne fait pas droit au caractère indécis et incertain d’une sexualité qui ne saurait entrer aisément sous une catégorie ainsi durcie. On peut ne pas être « homosexuel » et avoir un attachement amoureux envers une personne tellement singulière que l’on a oublié de considérer son sexe (et qui se trouve par hasard être du même sexe). Ce débat sur le droit à la différence, le droit à l’indifférence, ou le droit à une différence toute-autre traversant les homosexuels eux-mêmes, il vaudrait alors mieux laisser ces couples et ces personnes choisir entre l’union libre (en réglementant le régime fiscal et la communauté des biens ou des solidarités), qui rejoint alors les autres concubins dans la sphère des consentements privés, et un contrat ou un engagement public et institutionnalisé.

Ce débat est en tous cas le lieu d’une vraie perplexité, qui touche aussi à la tristesse de la condition féminine dans une société où trop de mecs sont machos, puérils, ou homos, et à la tristesse de la condition masculine dans une société où trop de nanas « assument » avec indifférence tous les rôles. Si par exemple on pense avec Pierre Legendre l’homme dans la filiation mais non dans la conjugalité, on en fait soit des pères soit des enfants: où sont passés les hommes capables de conjugalité? N’est ce pas de ce trouble sur l’image masculine que jouent nos démagogues? Et pour revenir sur l’argument anti-discriminatoire, c’est aussi ce qui gêne, dans la forme du Pacs, cette juxtaposition de statuts différents, dans une sorte de libre-concurrence des formes de conjugalité: pourquoi pas bientôt un mariage musulman ou africain pour augmenter encore notre communautarisme, d’autant plus fort qu’il est dénié? Les homosexuels, si tant est qu’on puisse les nommer ainsi en vrac, ont d’ailleurs ici droit au PACS, mais non à l’union libre ni au mariage. Quant à ceux que l’on nomme « hétérosexuels » (mais l’hétérosexualité est peut-être plus problématique que l’homosexualité), on peut certes penser que le PACS soit pour un eux un statut transitoire entre l’union libre et le mariage, un engagement à responsabilité limitée: c’est probablement ce que les moeurs en feront. Mais n’aura-t-on pas fait au passge d’autres dégats? Ne vaudrait-il pas mieux repenser ensemble le mariage, comme un contrat social renouvellé qui permette de formuler ensemble la diversité des moeurs, de les articuler, et de protéger les plus vulnérables, plutôt que de laisser croire qu’il relève d’une seule tradition? Ne voit-on pas que les traditionalistes les plus cyniques se frottent déjà les mains, entrevoyant de récupérer pour leur usage exclusif le mariage que la Révolution française leur avait arraché, et trop contents de se dire que ceux qui ne se marient pas ne se reproduisent culturellement pas?

Venons-en maintenant au plan de la filiation. La famille a longtemps obligé la conjugalité à se soumettre à la filiation, ce qui incarcérait la femme dans son rôle de mère. La conjugalité s’est ensuite émancipée, notamment par la dissociation de la sexualité et de la procréation, et cela n’est pas sans de grandes implications sur notre conception du lien politique, comme je le montrais tout à l’heure. Toutefois, avant que nous ayons vraiment pris le temps de comprendre ces implications, et contrairement à ce qu’on croit, aujourd’hui c’est le retour de la filiation qui domine, sous la figure du retour aux traditions, à la loi, à la place du Père. Pourquoi pas. Mais il ne faudrait pas exagérer à nouveau dans l’autre sens. Nous avons aussi entendu cette parole d’évangile selon laquelle Dieu pouvait faire naître de n’importe quelle pierre une descendance à Abraham, et cela n’est pas sans jeter un peu de sérénité dans nos débats sur la filiation! Réfléchissons. Est-ce parce que nous sommes allés jusqu’à l’excès dans la subordination inverse de la filiation à la conjugalité (« si je suis bien dans ma peau, mes enfants aussi iront bien »), c’est à dire à l’éventualité du divorce? Pas seulement: dans une société où tout est précaire, flexible et jetable, tout le poids du désir de stabilité et de durabilité s’est investi dans le désir d’enfant. Avec un autre ou pas, ce désir subjugue les conjugalités, d’autant plus que personne ne croit à leur durabilité, je veux dire à la possibilité d’une fidélité capable de tenir tête au temps, à la multiplicité des relations, au conflit, aux discontinuités mêmes. La filiation est devenue le seul lieu de notre assurance face au temps, et c’est cette charge effrayante qui pèse sur les frêles épaules de nos enfants. Si nous trouvions le sens d’une conjugalité qui sache faire place au temps et au désaccord, nous aurions moins besoin de la filiation.

Même les homosexuels veulent des enfants, ne le nions pas, et ce que je viens de dire est valable pour eux aussi: ils en auraient probablement moins le désir si leur conjugalité était mieux reconnue et instituée. Pourquoi cependant leur refuser la parentalité et la filiation? C’est encore un autre débat, qu’il ne faut pas confondre trop vite avec le précédent. On demandera si l’institution que je propose de leur conjugalité n’est pas un mariage bis. Mais de même que la sexualité homosexuelle est un « léger écart » sur la sexualité hétérosexuelle (sinon, pourquoi deux? pourquoi pas trois?) je ne sais pas penser une institution qui ne soit pas la réinterprétation d’une institution existante. La différence que je crois discerner ne se laisse pas impressionner par de telles menaces terminologiques. Si l’on dit que le mariage tisse le lien social en articulant la différence des sexes et le différence de générations, ou que le mariage est une alliance conjugale qui comporte la possibilité de la filiation, qu’a-t-on dit? Ce n’est pas une question de stérilité ou de fécondité. Ce n’est pas non plus une question de différence des sexes, au sens où chacun de nous est masculin et féminin, se souvenant d’avoir été fille et garçon, comme disait Empédocle, portant chacun les deux moitiés, quoique l’une en nous porte seulement le désir de l’autre; dans sa Poétique de la rêverie, Bachelard a de belles pages sur ce dédoublement intime. C’est principalement que le contrat conjugal, dans le mariage, est une alliance qui comporte la possibilité d’un lien non-résiliable, qui n’est pas du tout un contrat et qui ne saurait être pensé selon la logique du consentement mutuel. C’est pourquoi nous sommes choqués par le déni de paternité là où il est patent, et plus généralement par la facilité à vrai dire « puérile » avec laquelle certains parents démissionnent de leur responsabilité parentale. Allons plus loin: dans le mariage tel que je le développe ici, l’articulation institutionnelle doit être telle que la possibilité de divorcer, de rompre le lien conjugal, serait distinguée du lien parental qui ne peut être dénié aussi aisément. Un enfant n’est pas un adulte miniature, auquel on demande de « consentir ». Pour qu’un enfant puisse se distinguer de ce que les autres disent qu’il est, ne faut-il pas qu’il ait des parents qui, dans leur différence généalogique, aient l’autorité de lui dire ce qu’il est pour eux? La justice ici travaille à contresens de l’égalité: elle doit interdire la symétrie, rappeler la différence des générations. Elle doit protéger le plus petit du consentement ou du contrat auquel pourrait l’amener le plus grand. C’est cette institution de la filiation qui permettra d’échapper à l’alternative ruineuse entre la réduction de la généalogie à la génétique, et sa dissolution dans le modèle du libre-consentement.

Ma conviction, certainement discutable, est que la conjugalité homosexuelle ne peut déborder de la logique du contrat électif, c’est à dire de l’obligation et du consentement mutuels. Non que les homosexuels n’aient d’autre rapport à la durée que celle de leurs conjugalités. Eux aussi ont un rapport à l’enfance (et aussi à leur propre enfance), un rapport très particulier que le procès panique de la pédophilie a occulté, et que je crois porteur d’un rapport spécifique à la créativité. Leur investissement éventuel dans le désir d’enfant, comme celui des personnes seules, résulte non seulement de la précarité des conjugalités et des sentiments amoureux, mais de notre incapacité collective à trouver de la durée dans les engagements politiques, dans les convictions religieuses, dans la recherche scientifique ou dans les oeuvres artistiques. Ma conviction est aussi que les enfants, qu’on le veuille ou non, naîtront toujours d’un homme et d’une femme; et que les rêves techniques autour de la procréation médicalement assistée ne peuvent nous libérer de la condition terrestre d’être nés, et d’être nés sexués. C’est pourquoi l’institution de la filiation suppose deux parents de sexes différents, et l’on ne saurait par des procréations artificielles brouiller durablement cette réalité élémentaire; cela n’exclut pas qu’il existe des situations où la garde d’un enfant ou même son adoption puisse être dévolue à une personne seule ou à un couple du même sexe: mais cela devrait rester de l’ordre du choix singulier et justifié à chaque fois, et non devenir un nouvel ordre. Il est assez inutile d’entrer dans une confrontation anthropologique interminable qui permettrait, d’un côté ou de l’autre, aux « experts » de clore ce qui relève pourtant d’abord du débat politique. C’est ce que j’ai tenté de rappeler depuis le début de la querelle. Mais justement parce qu’il ne s’agit pas d’un ordre « naturel », et que toute l’histoire de la condition humaine montre qu’elle est en notre mains, nous devons accepter d’en être responsables, ensemble, et maintenant. Dans tous les cas ces débats ne sauraient être épargnés à l’opinion publique, ni abrégés par des procédures d’urgence. Ils ne font que commencer. Honneur à la perplexité! Et ne croyons tout de même pas que nos décisions vont changer la face du monde.

Note: Ce texte, envoyé début-novembre au Monde et non paru, a circulé sous diverses formes photocopiées depuis; je préfère ici le faire paraître plus publiquement.

Olivier Abel

Publié dans Esprit 1999/5 p.220-226.