L’indépassable dissensus

Mon propos dans ces lignes est de désigner brièvement quelques unes des interrogations que La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli m’a suggérées, comme en bordure de l’ouvrage. Mon propos est cependant aussi d’en approfondir brièvement deux. La première (§3-4) touche à la question de la crédibilité, qui me semble être l’un des thèmes les plus profonds du livre, avec l’idée que notre époque se caractérise davantage par un excès d’incrédulité et de méfiance que par un excès de crédulité, notamment dans le témoignage de la mémoire. La seconde (§5-6-7) touche à l’épilogue sur le pardon, où certains ont voulu voir le fin mot d’un sens ou d’un sujet “chrétien” de l’histoire [1] . Avant d’en venir à cette place du pardon dans l’économie du livre je voudrais mobiliser dans le thème central de la représentation du passé tout ce qui touche au problème des politiques de la mémoire et de l’oubli, et qui culmine dans la question de la crédibilité du témoin. Au passage j’essaierai de replacer La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli dans l’horizon plus large des autres travaux de Paul Ricoeur.

1. Le passé représenté

Je dirais tout de suite qu’en distinguant le problème cognitif (on se souvient de quoi, comment ?) du problème pragmatique (qui se souvient et pourquoi ?), Ricoeur reprend un geste ancien chez lui, celui de la séparation-articulation des registres (sémiotique, sémantique, herméneutique dans La métaphore vive ; ou sémantique, pragmatique, narratologique, éthique, dans Soi-même comme un autre). Au pouvoir de parler, d’agir, de s’imputer des actions, s’ajoute ici celui de faire mémoire (p.450) ou de se souvenir (p.68). Dans cette gigantesque variation eidétique sur le sujet que constitue l’œuvre de Ricoeur, nous devons avec lui renoncer à chercher un “idem-invariant”, et nous intéresser aux variations elles-mêmes, dont les écarts désignent une ipséité jamais entièrement reconnue. S’introduit par là le thème toujours déjà à la fois épistémique et éthique de la reconnaissance, reconnaissance d’un visage par exemple, de l’odeur d’un être ou d’un moment : expérience ordinaire, et cependant petit miracle de la réminiscence. Ricoeur parle significativement à la fin du livre d’une odyssée de l’esprit du pardon, et des “incognitos du pardon” (p.637 et p.640), pour désigner justement jusque dans le pardon ce grand thème de la reconnaissance — paradoxale ici et négative, non par liaison d’un sujet à son histoire, à ses actes, mais par déliaison.

Dans la représentation du passé, Ricoeur privilégiera donc les variations d’échelle, de points de vue, de genres de représentance (au sens quasi littéraire, p.267 et p.369). D’une part parce que la variation même “fait voir” ce que sinon l’on ne percevrait pas, dans une vision en quelque sorte stéréoscopique qui donne soudain relief à une forme jusque-là inaperçue. D’autre part parce que c’est l’écart lui-même qui est représentatif et l’anomalie langagière normale, comme Ricoeur l’avait déjà montré dans La métaphore vive et comme il le réaffirme sans cesse :

« Il faut revenir à la méthode bergsonienne de division qui invite à se porter aux extrêmes d’un spectre de phénomènes avant de reconstruire comme un mixte l’expérience quotidienne, dont la complexité et la confusion font obstacle à la description » (p.569).

Parlant de la représentation du passé par l’histoire, il écrit :

« La véhémence assertive de la représentation historienne en tant que représentance ne s’autoriserait de rien d’autre que de la positivité de ‘l’avoir été’ visée à travers la négativité du ‘n’être plus’ » (p.367).

De manière très voisine, dans La métaphore vive, il parlait du « paradoxe indépassable qui s’attache à une conception métaphorique de vérité. Le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du ‘n’est pas’ (littéralement) dans la véhémence ontologique du ‘est’ (métaphoriquement) » (MV p.321). On touche ici à la proximité et à la distance entre représentation historique et fiction poétique : justement parce qu’il ne s’agit pas de la même absence, il ne peut s’agir exactement de la même affirmation, de la même véhémence, de la même attestation. Nous y reviendrons en parlant de la confiance et des formes de la crédibilité.

Pour nous rapprocher maintenant d’un pas vers notre sujet, nous devons remarquer que le geste critique de distinction des registres n’est pas séparé chez Ricoeur, comme on vient de le voir, de leur réarticulation dans une dialectique en quelque sorte brisée ou plutôt dans un zigzag sans fin assignable. En ce sens, le problème historique de la représentation est toujours déjà aussi un problème politique, pragmatique et pratique. Puisqu’il s’agit de “rendre intelligibles les interactions humaines” (p.234), il ne suffit pas de mixer l’ordre externe de leurs causes et l’ordre interne de leurs raisons, il faut comprendre comment leurs liens et leur histoire sont tissés de discordances autant que de concordances [2] , de conflits autant que d’accords :

« Autant la macro-histoire est attentive au poids des contraintes structurelles exercées sur la longue durée, autant la micro-histoire l’est à l’initiative et à la capacité de négociation des agents historiques dans les situations d’incertitude » (p.237).

Ricoeur refuse cependant que l’incertitude devienne à son tour une catégorie à tout expliquer (p.290). C’est pourquoi, après avoir reconnu l’imprévisibilité dans laquelle se meut l’acteur historique[3], fidèle à la polarité arendtienne de la promesse et du pardon, il équilibre l’incertitude et l’imprévisibilité par l’irréparable et l’irréversibilité. À cet endroit il passe peut-être un peu vite sur le différend et le conflit, irréductible à une simple compétition rationnelle entre des choix, au travers duquel ce même acteur a du se débattre, interpréter sa situation et différer des autres. Le conflit historiographique des interprétations et des régimes d’historicité est ainsi fondé sur les différends historiques eux-mêmes. En revanche Ricoeur fait, me semble-t-il, de l’irréparable une catégorie centrale non seulement pour la représentation historique mais pour la compéhension des acteurs de l’histoire, dont on oublie parfois qu’ils portaient avec eux leurs propres deuils, leurs propres irréparables — et leurs propres différends sur l’irréparable.

C’est un des centres de gravité de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, que de tenir avec Michel de Certeau l’écrit historique comme ce qui fait place à la mort (note p.302), à l’irrévocable (p.474), à ce sur quoi on ne peut agir, au non-maniable selon Heidegger. Face à la perte, la mémoire, individuelle ou collective, fait des embardées, et oscille entre le trop de la mélancolie qui perd le sens du présent, ou le trop peu de l’exorcisme facile. Ce n’est pas qu’il y ait un juste milieu, mais en se séparant peu à peu de la mémoire, l’histoire doit trouver pour les morts ces gestes de sépulture, de mise au tombeau, qui accomplissent en détail le travail de mémoire, lequel est aussi un travail de deuil, d’acceptation d’une présence purement intérieure de ce qui ne reviendra jamais (p.476 et p.649).

Si la ressemblance, la reconnaissance ou la réminiscence portent sur une sorte de présence de l’absent, l’absence du deuil n’est pas l’absence de fiction. C’est la grande différence de perspective entre Temps et récit et La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli : ce dernier exerce un véritable découplage de l’imagination et de la mémoire. Ricoeur ne renonce pas au travail des variations imaginatives (TR3, p.198 sq.) par lesquelles, et sur la foi de quelques traces, l’historien se figure le passé (p.269) et cherche à le comprendre. Il tente ainsi d’en configurer l’intrigue, reprenant de l’invention littéraire les formes qui font le mieux voir la réalité passée et absente qu’il cherche à rendre. Ricoeur écrit d’ailleurs de la fiction :

« La véritable mimésis de l’action est à chercher dans les œuvres d’art les moins soucieuses de refléter leur époque. L’imitation, au sens vulgaire du terme, est ici l’ennemi par excellence de la mimésis. C’est précisément lorsqu’une œuvre d’art rompt avec cette sorte de vraisemblance qu’elle déploie sa véritable fonction mimétique (…) S’il est vrai qu’une des fonctions de la fiction mêlée à l’histoire est de libérer rétrospectivement certaines possibilités non effectuées du passé historique, c’est à la faveur de son caractère quasi-historique que la fiction elle-même peut exercer après coup sa fonction libératrice. Le quasi-passé de la fiction devient ainsi le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif » (TR3, p.278).

Dans ces pages de Temps et récit, Tome III, Ricoeur pousse la pointe jusqu’à confier à l’imagination la difficile tâche de faire place, dans l’histoire qui explique et relit, à l’horreur qui s’attache à des événements uniques, incomparables, qu’il est nécessaire de ne jamais oublier et que la fiction désigne et réserve :

« En fusionnant ainsi avec l’histoire, la fiction ramène celle-ci à leur origine commune dans l’épopée. Plus exactement ce que l’épopée avait fait dans la dimension de l’admirable, la légende des victimes le fait dans celle de l’horrible. Cette épopée en quelque sorte négative préserve la mémoire de la souffrance à l’échelle des peuples comme l’épopée et l’histoire à ses débuts avaient transformé la gloire éphémère des héros en renommée durable ; dans les deux cas la fiction se met au service de l’inoubliable (…) il y a peut-être des crimes qu’il ne faut pas oublier, des victimes dont la souffrance crie moins vengeance que récit. Seule la volonté de ne pas oublier peut faire que ces crimes ne reviennent plus jamais » (TR3, p.274-275).

Tout cela reste acquis au terme de Temps et récit, mais je pense que dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Ricoeur repart des limites de l’identité narrative et de la narration, dont il écrivait qu’elle doit se joindre aux composantes non narratives de la formation du sujet agissant, souffrant, etc [4] . Quelles sont ces composantes non narratives ? On pourrait introduire ici, pour faire voir une autre direction travaillée ailleurs par Ricoeur, l’ample variation des genres littéraires qui constitue la Bible : mythes, codes de règles ou de lois, romans, prophéties, psaumes, chroniques, proverbes, lettres, drames dialogués, élargissent considérablement les figures et les postures du sujet. Pour la mémoire et l’histoire, c’est comme si l’absence du deuil ne pouvait se satisfaire d’une représentation seulement narrative. Il s’agit dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, de reclasser la narration parmi d’autres procédés de représentation du passé :

« en reclassant la narrativité de la façon qu’on dira, je veux mettre fin à un malentendu suscité par les tenants de l’école narrativiste, et assumé par ses détracteurs, malentendu selon lequel l’acte configurant qui caractérise la mise en intrigue constituerait en tant que tel une alternative à l’explication principalement causale » (p.236).

Ce n’est pas que l’explication causale historique soit un bloc de positivité irréductible à toute intrigue. C’est au contraire qu’elle comporte autant d’interprétation que la narration. Ricoeur vise ainsi à montrer que l’interprétation joue, mais sur des registres critiques différents, à tous les plans, de la recherche des documents jusqu’à la représentation historiographique, en passant par les diverses hypothèses qui permettent de rendre intelligibles les interactions humaines. Et que la narration est une figure parmi d’autres de la représentation de l’absent. C’est peut-être que l’épopée, que d’autres racontent de nous à la troisième personne, doit parfois laisser place à la tragédie, où le témoin et l’acteur même s’avancent en personne, qui peuvent dire : “j’y étais”, même s’ils n’y sont plus, et partager la responsabilité de rendre au passé ce qui lui est dû.

2. La juste mémoire

Nous avancerons maintenant encore d’un pas dans notre sujet, même si depuis le début nous ne le quittons pas des yeux. J’ai parlé du problème politique de la juste mémoire, comme de la ligne non secondaire mais seconde qui traverse La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. C’est sur cette ligne que Ricoeur s’est jusqu’à présent attiré le plus de lectures critiques, à propos de la notion de “devoir de mémoire”. Non qu’il la rejette catégoriquement comme Todorov. Le devoir de mémoire a pour lui son importance, et relève d’un projet de justice, impératif s’il s’agit de rendre justice à autre que soi (p.105-111). On remarquera d’ailleurs qu’il n’y a pour Ricoeur pas de symétrie entre la mémoire et l’oubli, et qu’il récuse l’idée d’un “devoir d’oubli”, non seulement à propos de l’amnistie (p.650-656), mais même dans le projet politique de rétablissement de la paix civile.

Pour ma part, je remarquerai au passage qu’il existe pourtant quelque chose comme un devoir d’oublier, mentionné au début du texte de l’Édit de Nantes, qui sort la France des guerres de religions, ou dans le serment de ne pas rappeler les malheurs, qui sort Athènes de la guerre civile [5] . Ce sont deux temps différents qui sont dans un ordre inverse de ce que l’on croit: il y a d’abord un temps pour oublier, pour sortir de la logique de guerre et de représailles; il y a ensuite un temps pour rouvrir la mémoire et formuler le plus entièrement possible les malheurs passés pour qu’ils ne se reproduisent pas. Ceci dit il n’y a pas de société politique sans prescription, et l’imprescriptible est une notion moins juridique qu’éthique, la tâche infinie de nous rendre sans cesse contemporain de ce qui n’est plus — un imprescriptible juridicisé est un leurre ou un mensonge. C’est pourquoi, dans une conception proprement politique, que je distinguerais d’une conception métapolitique ou même antipolitique propre au tragique, je proposerais volontiers un plaidoyer modéré de l’amnistie, en dépit de la critique que lui adresse Paul Ricoeur.

Mais ce dernier préfère ici mettre en avant l’acceptation de la citée divisée, sinon même le dissensus civique, un dissensus généralisé. On y reviendra. D’où alors cette polémique au sujet du devoir de mémoire, au-delà du fait que la plupart des détracteurs n’ont pas lu le livre et se sont bornés à des allusions? C’est que Ricoeur exprime une réserve à l’égard du devoir de mémoire, lorsqu’il est abusivement étendu au-delà de la sphère que nous venons de designer : cette réserve tient à la difficulté de commander la mémoire, et au danger de mettre en œuvre une politique de la mémoire (au sens où certains régimes ont tenté des politiques de la langue) qui l’inscrive en terme d’obligations, de droits et d’interdits. C’est pourquoi il n’y a pas seulement des abus d’oubli mais des abus de mémoire. Il y a des fausses mémoires, des mémoires en carton-pâte. Et c’est pourquoi il préfère parler d’un “travail de mémoire”, où la mémoire du malheur, loin d’assourdir au malheur des autres, nous y ouvre[6]. C’est ainsi que la mémoire indispensable et vitale ne court-circuite pas l’histoire et la distanciation critique, mais au contraire rouvre à son contact des mémoires refoulées.

C’est ici un thème ancien chez Ricoeur, et le cœur de son herméneutique critique (p.373, voir Du texte à l’action, p.101-117 et p.362 sq.), que de dire en même temps, contre une herméneutique romantique ou ontologique, l’autonomie de l’histoire par rapport à la mémoire, et contre un positivisme critique, la dépendance irréductible de l’histoire à la mémoire (La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, p.106). Ce double foyer d’appartenance et de distance rend délicate toute discussion de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli qui prendrait pour cible unique et supposée immobile l’un des deux versants (p.458). L’autonomie de l’histoire par rapport à la mémoire (p.168 et p.231) poursuit l’autonomisation des traces écrites et textuelles, qui sont comme “le paradigme de la distanciation dans la communication” (Du texte à l’action, p.102 et p.193). C’est par là qu’un texte orphelin de son auteur cesse de répondre à des questions éteintes et sédimentées, et s’ouvre à des nouvelles questions — nous sommes peut-être ici de nouveau très proches de la dialectique du deuil et de la naissance, lorsqu’elle prépare une dialectique de l’émancipation et de l’attachement. D’autre part cependant la dépendance de l’histoire à l’égard de la mémoire ne saurait être entièrement abolie :

« Arrivés à ce point extrême de réduction historiographique de la mémoire, nous avons fait entendre la protestation dans laquelle se réfugie la puissance d’attestation de la mémoire concernant le passé. L’histoire peut élargir, compléter, corriger, voire réfuter le témoignage de la mémoire sur le passé, elle ne saurait l’abolir » (p.647).

L’émancipation jamais n’abolit l’enfance, et ce qui n’est plus mais qui a été demande toujours à être raconté.

On le voit, ce double empiétement mutuel de l’histoire et de la mémoire, cette double articulation, tient au soin extrême que Ricoeur met sans cesse à maintenir la continuité et la discontinuité des problèmes. Non seulement le problème de la fidélité et celui de la vérité sont irréductibles, mais ils sont indissociables. C’est cette exigence qui refuse la synthèse dogmatique comme la juxtaposition relativiste, et qui soutient le thème du “dissensus civique”. Il est temps de nous attarder sur ce thème superbe.

Pour bien situer cette notion, il faut me semble-t-il remonter à ce que Ricoeur appelle la constitution croisée de la mémoire individuelle et de la mémoire collective : d’une part on ne se souvient pas tout seul (p.148), mais d’autre part il n’existe que des points de vue singuliers sur la mémoire collective (p.151). La catégorie intermédiaire et centrale est ici celle de la mémoire des proches, ceux à l’égard desquels je peux apporter mon témoignage, ceux qui peuvent attester de moi, ceux qui peuvent déplorer ma mort, et ceux dont je peux déplorer la mort — comme ils ont pu se réjouir de ma naissance ou dont je peux m’être réjoui de la naissance. Mais les proches ne sont pas seulement une catégorie sociologique d’êtres intermédiaires entre le propre et le lointain. C’est une dynamique quasi-ontologique du rapprochement et de l’éloignement possible : le proche est celui qui se fait proche, ou qui est subitement rendu proche par quelque événement. La proximité indique un élan vital, éthique, ou contemplatif. Un peu au sens de ce que Kierkegaard appelle le contemporain, les proches sont ceux qui peuvent se rendre contemporains, alors même que leur coexistence semble anachronique et qu’ils appartiennent mondes de langage et à des cercles de générations différents. Ricoeur va jusqu’à les qualifier comme ceux qui peuvent désapprouver mes actes mais non mon existence (p.162-163). Dans cette attestation mutuelle se glisse une pluralité, et d’abord d’accepter que mon histoire puisse être diversement racontée, représentée par d’autres (p.395 sq.). Les mêmes événements seront interprétés et rendus différemment par les uns et les autres. C’est d’ailleurs sur ce temps intermédiaire et comme indirect du rapport aux proches que se forme l’éventail de nos différences de réactions et de points de vue par rapport à un événement, écart qui est la forme même de notre temporalité : ce qui nous rend contemporains les uns des autres peut aussi nous rendre anachroniques – et le « petit miracle de la reconnaissance » ou de la réminiscence est peut-être une telle expérience de la contemporanéité anachronique.

Le dissensus civique apparaît alors, comme le fait même des contemporains, quelque part dans entre le juge et l’historien, dans un espace rhétorique commun ouvert à la discussion. Une discussion qui travaille sans relâche la mémoire, l’argumentation, l’imaginaire même, et dont on sait seulement que les règles, l’enceinte et l’auditoire ne sont pas les mêmes selon les sphères. Les historiens et les juges doivent certes les uns et les autres prendre appui à la fois sur l’irrévocabilité des faits et sur cette perspective pratique selon laquelle l’histoire n’est pas finie; mais ils le font différemment. Et il n’y a pas de tiers absolu qui permette de trancher (p.413 sq.).

Or c’est justement ce dissensus qui forme des citoyens capables de se tenir en l’absence d’un jugement dernier, capables de tenir la tension dans le partage de la responsabilité entre l’imputation singulière de la faute aux individus coupables, et son imputation politique à une communauté consentante. Le citoyen apparaît dans le refus que la culpabilité soit tellement singularisée que tous les autres puissant se décharger sur quelques “coupables émissaires”. Mais il apparaît aussi dans le refus que les responsabilités soient à ce point diluées, expliquées, comparées et relativisées que personne ne soit plus responsable de rien (p.433). Le citoyen se déplace pour prendre sur lui et partager la responsabilité. C’est pourquoi il me semble important de noter qu’à la différence de Marc Osiel, Ricoeur ne réduit pas la fonction du dissensus à l’action pédagogique, cérémoniale et d’une certaine manière exceptionnelle des grands procès médiatisés : ce qui l’intéresse, me semble-t-il, c’est le dissensus généralisé, un dissensus ordinaire et qui se diffuse à tous les plans de la conflictualité démocratique. J’irai jusqu’à dire que le politique est ici bordé par un plan tragique, éventuellement antipolitique, qui autorise la plainte, et même la vengeance et le pardon que le politique ne saurait comprendre.

3. Crédibilité et discordance des témoins

Nous allons revenir à ce point en repartant de tout à fait ailleurs, et ce sera notre première longue digression. L’un des problèmes principaux que rencontre Paul Ricœur dans ce livre, et que l’on retrouve autant sur le versant majeur de la représentation du passé que sur celui, mineur, de la juste mémoire (ni trop ni trop peu), est celui de la crédibilité. Il rejoint par là l’alternative qui effraye Giovanni Levi, que les hommes croient pouvoir tout connaître, tout représenter, tout dire, et basculent alors dans le scepticisme général, soit par impossibilité, soit, ce qui est pire, avec le sentiment que n’importe quelle hypothèse, si elle est assez puissamment équipée, peut se vérifier. Ricœur écrit :

« Ce qui finalement fait la crise du témoignage, c’est que son irruption jure avec la conquête inaugurée par Lorenzo Valla dans La donation de Constantin : il s’agissait alors de lutter contre la crédulité et l’imposture ; il s’agit maintenant de lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier » (p. 223).

C’est cette remarque que je voudrais méditer dans les lignes qui suivent, parce que Ricœur y touche à un point sensible de la condition contemporaine, non seulement la condition historique, mais langagière et politique en général. Et je crois important de pointer tout ce qui s’y rapporte dans le livre, parce que je crois que c’est une des principales questions que le livre nous laisse, une question commune qu’il ouvre.

Dans le passage cité Ricœur parlait des archives. Mais plus largement il s’agit bien sûr de la crédibilité des témoignages, qui demandent, par-delà la confrontation critique, un minimum d’approbation mutuelle, l’acceptation qu’il puisse y avoir pour chacun quelque chose d’indubitable : « Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé » (p. 182). C’est la thèse de fond du livre.

Je dis d’abord approbation mutuelle, car le tissu de confiance dans cette institution des institutions qu’est la parole, dans la possibilité de parler et d’agir, est comme nourri par une confiance mutuelle et fondamentale dans la simple existence les uns des autres.

« L’approbation mutuelle exprime le partage de l’assertion que chacun fait de ses pouvoirs et de ses non-pouvoirs, ce que j’appelle attestation dans Soi-même comme un autre. Ce que j’attends de mes proches, c’est qu’ils approuvent ce que j’atteste: que je puis parler, agir, raconter, m’imputer à moi-même la responsabilité de mes actions (…) À mon tour j’inclus parmi mes proches ceux qui désapprouvent mes actions, mais non mon existence » (p.162-163).

Le témoignage suppose cette attestation mutuelle. Cette confiance ne désarme pas la pensée critique, au contraire elle l’autorise : on ne peut critiquer vraiment que sur un fond de confiance. Cette confiance est alimentée par deux indices jamais vraiment remplis : le premier est la cohérence interne des témoignages, le second est leur pluralisme, le fait qu’ils se poussent pour laisser place à d’autres témoins  :

« Avant de souligner les oppositions les plus manifestes qui distinguent l’usage du témoignage au tribunal et son usage aux archives, il est permis de s’attarder sur les traits communs aux deux usages: le souci de la preuve et l’examen critique de la crédibilité des témoins » (p.416)

Ce qui est commun au juge et à l’historien, c’est donc bien sûr leur pratique de la confrontation et leur maniement réglé du soupçon, mais aussi l’installation d’un espace rhétorique commun, mêmes si les règles et l’institution ici et là ne prennent pas du tout la même forme. Les tribunaux en effet ne peuvent édicter la vérité historique, et l’histoire, aussi portée qu’elle soit à rendre à chacun ce qui lui est dû, n’est pas un tribunal obligé de trancher.

En ce qui concerne la crédibilité du témoin, il faut porter le doute au cœur du témoin et du témoignage lui-même, si l’on veut toucher le sentiment de certitude indubitable que porte avec elle l’expérience de la reconnaissance du passé :

« C’est sur cet acte que converge le faisceau de présomptions de fiabilité ou de non-fiabilité pointé sur le souvenir. Peut-être avons-nous mis le pied sur la mauvaise empreinte, ou avons nous saisi le mauvais ramier dans la volière. Peut-être avons nous été victime d’une fausse reconnaissance, tel celui qui de loin prend un arbre pour un personnage connu. Et pourtant qui pourrait ébranler, par des soupçons adressés du dehors, la certitude attachée au bonheur d’une telle reconnaissance, que nous tenons en notre coeur pour indubitable? Qui peut prétendre n’avoir jamais fait confiance à de telles retrouvailles de la mémoire? » (p.557)

Ce n’est pas un hasard si Ricœur commence ce chapitre sur « l’oubli et la persistance des traces », et sur le petit miracle de la reconnaissance (p.555), par un long développement sur la confiance et la méfiance dans les possibilités de la mémoire, qui s’accompagnent et s’autorisent mutuellement sans que l’une prenne le pas définitif sur l’autre. Non, Ricoeur ne réduit pas la mémoire à la « bonne » mémoire.

Et même le thème de la reconnaissance est bordé par celui de la méconnaissance, qui suit « ce petit miracle de la mémoire heureuse, (…) ce petit bonheur de la perception » comme son ombre, à la page suivante[8] . C’est ici que se greffe le futur Parcours de la reconnaissance, sous la forme d’une encore brève variation à propos de la pluralité des types de reconnaissance, prenant appui sur Platon et les tragiques grecs, sur Kant et Husserl insistant plutôt sur la recognition, et bien évidemment sur Hegel qui place la reconnaissance au coeur de sa dialectique, la lutte contre la méconnaissance ou pour se faire reconnaître étant ce qui fait avancer les choses. Ricoeur d’abord insiste sur le fait qu’il s’agit avec la remémoration d’expériences d’une présence de l’absent. Commentant Bergson, Deleuze écrit que le paradoxe de la mémoire est que le passé y est contemporain du présent qu’il a été. La mémoire est un passé qui ne passe pas, qui est encore là, dont nous pouvons nous rendre contemporains. Cet anachronisme de la reconnaissance comme réminiscence, également cher à Walter Benjamin, doit être rapproché, dans la lecture de Ricoeur, des confessions d’Augustin où les configurations du temps apparaissent comme une distorsion de l’âme qui constitue sa temporalité. Nous avons ainsi une expérience du « même » au travers du temps, de l’altération. Qui suis-je ? Qui es-tu ? La configuration en est alors du genre : « Je suis le même qui… et qui… ». On se demande parfois comment cela est possible, on a du mal à superposer les figures, à tirer une ligne d’identité. L’expérience de la reconnaissance rapproche des expériences éloignées dans le temps, et éprouve la résistance des distances, des intimes étrangetés, et des épaisseurs traversées. Elle opère ce travail de la ressemblance dont Ricoeur parlait pour la métaphore, qui fait voir le semblable, rouvre des ressemblances inaccessibles et des dissemblances inédites.

Et puis il y a une véritable inquiétude car il n’y a pas de reconnaissance qui n’ait à se frayer la voie au travers d’une méconnaissance, jusqu’au bout. Celui qui devrait être reconnu, le soldat qui revient de la guerre, Ulysse ou le Messie, sera-t-il rejeté par mégarde à la rue ? Ou bien celui dont le retour est acclamé, n’est-ce pas justement lui l’usurpateur ? L’usurpation, la méprise, toujours sont possibles. Le doute peut faire volte-face : et si j’étais, moi, l’usurpateur ? Et si le moment de la reconnaissance était le triomphe d’un mensonge que plus rien ne conteste parce que toutes les voix sont à l’unisson ? Rien n’est plus périlleux que les larmes de la réconciliation, lorsqu’on croit enfin s’être complètement et définitivement reconnus. La reconnaissance véritable ne s’avance pas sans pudeur, sans trembler un peu. Je pense à la figure de Cordélia dans Le roi Lear, qui indique assez que la vraie reconnaissance, la reconnaissance sincère, peut être manquée et méconnue. Il lui faut alors traverser une tempête, et il n’est pas sûr que l’on ne sorte pas fou d’avoir manqué la reconnaissance. On ne peut donc forcer la reconnaissance, ni par la lutte, ni par le travail ni par l’échange ni par le mérite. La reconnaissance comporte une part de grâce, cela arrive : il faut simplement alors savoir en être surpris, et la reconnaître. La vraie reconnaissance comporte une émotion parce qu’elle comporte une incertitude. Il n’est jamais certain, même quand on le veut de part et d’autre, que l’on parvienne à transgresser ensemble la solitude, à attester mutuellement nos existences. Mais quand cela arrive, par je ne sais quel zigzag,, il y a toujours l’émotion de l’altérité traversée. Seule une reconnaissance qui fait voir son manque d’assurance [9] peut attester à l’autre qu’il est vraiment reconnu. C’est en portant le trouble de la non assurance que la reconnaissance peut combattre le scepticisme à l’égard du témoignage d’autrui, le scepticisme de croire la reconnaissance soit garantie soit impossible[10].

4. Le dissensus historique

La confiance est inséparable du soupçon, et cette « question de confiance » (p.172) est liée à la possibilité effrayante mais incontournable, non seulement du mensonge, mais de l’impuissance à témoigner, à se faire entendre :

« Ce que la confiance dans la parole d’autrui renforce, ce n’est pas seulement l’interdépendance, mais la similitude en humanité des membres de la communauté. L’échange des confiances spécifie le lien entre des êtres semblables. Cela doit être dit in fine pour compenser l’excès d’accentuation du thème de la différence dans maintes théories contemporaines de la constitution du lien social. La réciprocité corrige l’insubstituabilité des acteurs. L’échange réciproque consolide le sentiment d’exister au milieu d’autres hommes —inter homines esse—, comme aime à dire Hannah Arendt. Cet entre-deux ouvre le champ au dissensus autant qu’au consensus. C’est même le dissensus que la critique des témoignages potentiellement divergents va introduire sur le chemin du témoignage à l’archive. En conclusion, c’est de la fiabilité, donc de l’attestation biographique, de chaque témoin pris un par un que dépend en dernier ressort le niveau moyen de sécurité langagière d’une société. C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des « témoins historiques » dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne, ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre » (p. 208).

Je pense que nous tenons ici le point proprement d’angoisse, qui tient en haleine et exige la riposte courageuse de l’attestation : témoigner en dépit du sentiment que cela n’est pas entendu. A cela il me semble qu’il faudrait ajouter que l’attestation exige et appelle non moins le courage d’entendre, d’écouter. Et il faut aussi que les auditeurs soient crédibles, capables de reconstruire leur cohérence existentielle d’auditeurs en tenant vraiment compte de ce qu’ils ont entendu, et capables de faire en sorte que cette expérience, loin de les fermer, les ouvre à la possibilité d’autres expériences d’écoute. La réception du témoignage est un élément critique aussi important que sa fiabilité. Toute la question est d’augmenter la faculté publique à recevoir vraiment le témoignage. Ce point me semble tout à fait important, et il me semble légitime d’estimer que Ricoeur le suggère implicitement.

Dans l’angoisse solitaire que nous venons de pointer, se glisse une question philosophique tout à fait terrible, la question du scepticisme, qui est aussi celle du solipsisme. On se rapproche ici de Wittgenstein, et de la question du scepticisme, c’est-à-dire du retrait de chacun dans sa langue privée, dans le doute que quoi que ce soit puisse vraiment être connu ou communiqué. Il ne faut pas croire que nous puissions si facilement partager nos expériences, et encore moins les imposer aux autres. Cependant on ne se souvient pas tout seul, et l’histoire est une œuvre à plusieurs.

« À cet égard les premiers souvenirs rencontrés sur ce chemin sont les souvenirs partagés, les souvenirs communs (ceux que Casey place sous le titre « Reminiscing »). Ils nous permettent d’affirmer qu’en réalité nous ne sommes jamais seuls; se trouve ainsi écartée d’entrée de jeu, même à titre d’hypothèse de pensée, la thèse du solipsisme (…) Autrement dit on ne se souvient pas tout seul » (p.147-148).

C’est justement dans la partie sur l’extériorité de la mémoire selon Maurice Halbwachs qu’intervient cette formule. Ricoeur poursuit par cette remarque importante que « c’est à la cohésion du souvenir chère à Dilthey qu’il faut renoncer », et par l’idée quasi-leibnizienne que « chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, et que ce point de vue change selon la place que j’y occupe » (p.149 et 151).

La crédibilité apparaît dès lors comme indissociablement liée à l’épreuve et à l’exercice du dissensus, du sentiment d’une discordance des voix. Cette discordance peut être repérée au plan des grands procès historiques :

« Osiel s’attache au dissensus suscité par la tenue publique des procès et à la fonction éducative exercée par ce dissensus même au plan de l’opinion publique et de la mémoire collective qui tout à la fois s’exprime et se forme à ce plan. La confiance placée dans les bienfaits attendus d’une telle culture de la controverse se rattache au credo moral et politique de l’auteur quant à l’instauration d’une société libérale, au sens politique que les anglo-saxons donnent au terme libéral » (p.424).

Il ne s’agit cependant pas que de la crédibilité des témoignages dans l’espace juridique du procès, mais aussi plus largement de la crédibilité (et de l’incrédulité) réciproque de l’histoire et de la mémoire. On retrouve à cet égard l’oscillation classique chez Paul Ricœur entre un pôle herméneutique d’appartenance au monde déjà là et un pôle critique de distance et de pluralisme — avec ce double rapport d’autonomie de l’histoire critique et comparative par rapport à la mémoire, et de dépendance de l’histoire à l’égard de la mémoire de l’incomparable, de ce qui a été et « demande à être raconté ». La réhabilitation de la mémoire dans l’histoire suppose de trouver un point d’équilibre, avant que l’excès de crédulité dans l’une entraîne le total scepticisme quant à l’autre. Au passage on comprend, pour compléter la citation précédente, qu’il faut rétablir l’équilibre entre le libéralisme de la confiance et la critique des dissensus refoulés :

« Certes tout l’historique ne se laisse pas enfermer dans les situations de conflit ou de dénonciation. Il ne se laisse pas non plus réduire aux situations de restauration de la confiance par la création de nouvelles règles, par l’établissement de nouveaux usages ou la rénovation d’usages anciens. Ces situations n’illustrent que l’appropriation réussie du passé. L’inadaptation contraire à l’acte qui convient relève elle aussi du présent de l’histoire, au sens du présent des agents de l’histoire. Appropriation et déni de pertinence sont là pour attester que le présent de l’histoire comporte lui aussi une structure dialectique » (p.291)

C’est à cause de ce délicat équilibre entre confiance et dissensus que l’historien est obligé de déployer la gamme et ce que Ricoeur appelle « l’échelle des aspects non quantitatifs des temps sociaux ». Il cite alors des auteurs comme Bernard Lepetit, pour montrer comment la lente continuité et discontinuité des changements, en ce qui concerne les accords et les désaccords profonds d’une société, sont à traiter comme les pôles opposés d’un même spectre.

La structure dialectique du présent de l’histoire, qui est davantage un présent pratique de l’initiative qu’une représentation théorique, sert d’échangeur entre l’horizon d’attente et l’espace d’expérience chers à Koselleck, mais sans que l’on puisse jamais désigner, à l’intersection du juridique et de l’historique, de tiers absolu. Le procès judiciaire suppose une forme de tiers, et le récit historiographique aussi, certes. Pour reprendre et poursuivre les quatre catégories de responsabilité que Ricoeur jadis empruntait à Jaspers, il y aurait aussi le récit fait à l’ami, et la responsabilité en quelque sorte métaphysique des « survivants » devant Dieu. Mais ces différentes figures du « tiers » ne font pas système : « On devra ainsi placer le voeu d’impartialité sous le signe de l’impossibilité du tiers absolu » (p.414).

Comme dans la philosophie du langage ordinaire, l’issue du problème n’est pas dans une certitude assurée, mais dans l’acceptation confiante de cette situation incertaine, de cette inquiétante étrangeté de l’ordinaire, dans l’étonnement que l’on parvienne si souvent quand même à s’entendre, à se faire confiance, sans jamais pouvoir s’y obliger. Rappelons la formule : « Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé » (p.182). Je rapprocherais volontiers cela du mot fameux de J.L.Austin, dans Quand dire c’est faire : « Notre parole est notre engagement ». Comment faire confiance au langage, mais comment ne pas lui faire confiance ? Ce ne sont que des mots mais nous n’avons pas mieux. Comment ne pas faire crédit à la capacité des acteurs, locuteurs, narrateurs ordinaires à exprimer à peu près ce qu’ils font et éprouvent, et à comprendre et vouloir ce qu’ils disent ?

D’où, peut-être, la place du pardon pour arrêter l’inflation de paroles inutiles, recommencer en faisant fond à nouveau sur la possibilité de parler. Ici le pardon ne présente aucune connotation religieuse, mais appartient de droit, comme le reproche ou la gratitude, à la pragmatique de l’action et de la parole :

« Le pardon pose une question principiellement distincte de celle qui a motivé notre entreprise entière, celle de la représentation du passé (…) c’est d’une part l’énigme d’une faute qui paralyserait la puissance d’agir de cet « homme capable » que nous sommes; et c’est, en réplique, celle de l’éventuelle levée de cette incapacité existentielle, que désigne le terme de pardon. Cette double énigme traverse de biais celle de la représentation du passé » (p.593).

5. L’horizon du pardon

Pouvons-nous faire un dernier pas vers notre sujet sans que celui-ci, se retournant brusquement vers nous, nous renvoie au pied du mur, nous obligeant à tout recommencer autrement ? Nous allons revenir au point où nous étions en repartant cette fois encore de tout à fait ailleurs, et ce sera notre seconde digression. La place accordée au pardon difficile en épilogue de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli touche de très près à des préoccupations chez moi anciennes[11], et je suis très sensible à la remarquable équivoque dans laquelle Ricoeur place le pardon, car il le situe bien à l’intérieur de son livre comme quelque chose qui descend de sa hauteur inconditionnelle pour traverser l’ensemble des institutions (imprescriptibilité juridique, citoyenneté de la responsabilité historique) et des échanges (rétablissement d’une possible réciprocité) avant de revenir à soi dans ce que j’appelais la reconnaissance négative de la déliaison : « Pour se lier par la promesse, le sujet de l’action devait aussi pouvoir se délier par le pardon » (p.595). Dans cette traversée, le pardon doit aussi passer par l’épreuve de la justice, et non la court-circuiter (p.612), et Ricoeur parle de la “conditionnalité de la demande de pardon”, face à l’inconditionnalité du pardon accordé.

Mais justement dans le même temps, il parle du pardon comme d’un “il y a” exceptionnel, inconditionnel, extraordinaire, impossible parce que s’adressant à l’impardonnable (p.605 sq). Il parle de “gestes incapables de se transformer en institution” (p.594), et il parle d’abus du pardon comme il y a des abus de mémoire (p.607). Le lien de l’épilogue avec le reste du livre est alors très incertain, comme un supplément dont on ne sait pas si et comment il se rattache à l’ensemble : Ricoeur annonce tout de suite qu’il s’agit d’une autre question que celle de la représentation du passé qui motivait l’ensemble du livre : si le pardon donne le ton de l’épilogue, c’est plutôt comme une figure de la sagesse tragique ou comme

« une eschatologie de la représentation du passé. Le pardon, s’il a un sens et s’il existe, constitue l’horizon commun de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Toujours en retrait, l’horizon fuit la prise. Il rend le pardon difficile : ni facile, ni impossible. Il met le sceau de l’inachèvement sur l’entreprise entière » (p. 593)[12].

Ricoeur d’ailleurs annonçait plus haut qu’il fallait placer le pardon “hors texte”[13] . Dans l’optique du livre, la profondeur de “la faute relève des parerga, des à-côtés.” (p. 597-598), comme toutes les situations limites sur lesquelles il se penche en épilogue. On objectera que s’il ne s’agit plus de la question majeure de la représentation du passé absent, nous sommes bien quand même dans l’autre grande question, celle d’une juste politique de la mémoire et de l’oubli. Mais Ricoeur récuse l’idée d’une politique du pardon : les peuples sont incapables de pardonner, de sortir de la relation ami-ennemi (p. 617-618). Et puis sans doute y a-t-il des choses qui ne se décident pas ainsi, et sur laquelle la coercition n’a pas de prise.

Pour bien comprendre ce point, il importe de mesurer l’extrême méfiance de Ricoeur à l’égard de l’amour, et plus exactement à l’égard de toute synthèse prématurée entre l’éthique religieuse de la réconciliation ou même simplement de l’agapè compatissante, et l’éthique du magistrat[14]. S’il n’y a pas de politique du pardon, c’est que “l’amour s’avère étranger au monde et pour cette raison, non seulement apolitique mais antipolitique” (p. 635). Ricoeur, par un autre chemin comme toujours, converge ici avec Hannah Arendt, dans cette méfiance à l’égard de la compassion qui ne laisse pas de place au débat, à la distance, à la pluralité, au conflit même — et donc à ses règles. Mais d’un autre côté il ne s’agit pas non plus tout uniment de ramener le curseur de la synthèse dans l’histoire ou la justice ; justement il y a différentes formes d’impartialité, il n’y a pas de tiers absolu, comme s’il était important justement de laisser place pour une marge antipolitique [15] . Le décalage est irréductible, et c’est peut-être cet anachronisme qui fait le temps humain.

J’estime, et c’est ce que je voudrais déployer dans les pages qui viennent, que le mot parerga, parergon, peut nous aider à penser cette place équivoque du pardon et de l’amour en épilogue. Un épilogue n’est pas une conclusion. Ricoeur parle d’inachèvement. J’ajouterai qu’il s’agit moins d’un pas de plus dans la même direction ou une reconnexion qui permet de consolider tous les acquis du parcours, que d’une sorte de “détotalisation”, d’un renvoi au commencement — mais bien sûr alors, on ne recommence pas pareil. Le terme de parerga[16] est employé par Kant dans la note finale qui achève la première des quatre remarques générales qui terminent les quatre parties de La religion dans les limites de la simple raison (Paris : Vrin, 1965, p. 76-77). Ces quatre remarques portent sur la grâce entendue comme ce qui confine à la religion et lui donne son cadre mais ne saurait en devenir partie intégrante. Le désœuvrement de la grâce doit rester une limite extérieure à la religion[17]. De la même manière, il me semble que Ricoeur place son épilogue sous le titre du pardon (et d’une économie du don et de la perte), pour le situer sur cette marge qui n’est ni dedans ni dehors.

Dans un petit livre sur l’éthique de Ricoeur, La promesse et la règle (Paris : Michalon, 1996), j’avais moi-même glissé un épilogue sur “Amour et justice” où je cherchais à montrer cet équivoque, la tension vive, la torsion à laquelle il soumet la règle d’or (de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse). Tantôt elle joue du dehors de la justice comme cette vieille promesse qui sans cesse rouvre les règles de la justice procédurale :

« détachée du contexte de la règle d’or, la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel, caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimension historique du sens de la justice, ne sont pas simplement intuitives, mais résultent d’une longue Bildung issue de la tradition juive et chrétienne, aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractérisation éthique » [18].

Tantôt elle formule de l’intérieur un principe de justice et de réciprocité qui, séparé de l’amour, devient pervers à son tour :

« Sans le correctif du commandement d’amour, en effet, la règle d’or serait sans cesse tirée dans le sens d’une maxime utilitaire dont la formule serait do ut des, je donne pour que tu donnes. La règle : donne parce qu’il t’a été donné, corrige le “afin que” de la maxime utilitaire et sauve la règle d’or d’une interprétation perverse toujours possible » [19].

C’est sans doute pourquoi le juste peut tantôt comprendre l’opposition du légal et du bon, tantôt être opposé au bon qui pointerait alors vers l’amour infini[20]. L’amour excède alors de toute part le juste. De la même manière ici le pardon joue tantôt horizontalement comme une demande de réciprocité soumise à des règles et des conditions. Tantôt il joue verticalement comme l’inconditionnel qui peut arriver sans que jamais on puisse non seulement le commander mais le faire — s’en croire capable. Il faut donc à la fois sans cesse se déplacer pour assumer la responsabilité de la demande du pardon, s’en rendre capable (ce qui est soumis à condition), et dans le même temps s’en accepter incapable, impuissant (il faudrait que le pardon soit entièrement désintéressé et on ne sait jamais s’il l’est[21]).

Comme toujours, et un peu comme dans un dialogue platonicien, Ricoeur met en scène cette disproportion à travers les lectures qu’il oppose et conjugue, par lesquelles il se laisse en quelque sorte intriguer avant de les mettre en intrigue et de les plier à son montage. C’est ainsi qu’il emprunte certains éléments de mon analyse des dilemmes moraux du pardon horizontal, et qu’il emprunte à Derrida quelques uns des caractères essentiels de la hauteur du pardon vertical. Et c’est ainsi qu’il construit son cadre, qui est comme l’idée limite du livre entier. C’est une idée kantienne, et c’est comme s’il prenait la défense d’une conception kantienne de l’histoire humaine.

6. Un cadre kantien

Or Derrida avait écrit jadis un très beau texte sur le parerga[22], par laquelle je voudrais faire un dernier détour. Il y analysait la notion de plaisir désintéressé, défendant le désintéressement contre Nietzsche et le plaisir contre Heidegger ; mais aussi il pointait la méfiance de Kant pour le parerga, ce supplément non organique de l’oeuvre, comme le cadre des tableaux ou le vêtement des statues[23], ce supplément superflu. Ce cadre, qui n’est ni intérieur ni extérieur, un peu comme le joueur qui n’est ni dans son jeu, ni hors de son jeu s’il joue vraiment, Derrida le retrouve dans la constitution même de la Critique de la Faculté de juger, où Kant importe dans l’analytique du jugement esthétique la table des jugements issue de la Critique de la Raison pure. Le cadre s’ajuste mal,

« on transpose et fait entrer de force un cadre logique pour l’imposer à une structure non logique, à une structure qui ne concerne plus essentiellement un rapport à l’objet comme objet de connaissance. Le jugement esthétique, Kant y insiste, n’est pas un jugement de connaissance » [24].

Selon Derrida, la seule justification de cette transposition réside dans une hypothétique liaison avec l’entendement. Faisant allusion à la Critique de la faculté de juger (§ 1, p. 49), Derrida commente ainsi :

« Le cadre de cette analytique du beau, avec ses quatre moments, est donc fourni par l’analytique transcendantale pour la seule et mauvaise raison que l’imagination, ressource essentielle du rapport à la beauté, se lie peut-être à l’entendement » (p. 83).

Liaison hypothétique, donc incertaine, embarrassée :

« le rapport à l’entendement, qui n’est ni sûr, ni essentiel, fournit donc le cadre à tout ce discours; et en lui le discours sur le cadre (…) tout le cadre de l’analytique du beau fonctionne, par rapport à ce dont il s’agit de déterminer le contenu ou la structure interne, comme un parergon ».

Le cadre devient à son tour un exemple de ce qu’il permet de considérer comme exemple, un parerga de ce qu’il permet de considérer comme parerga. C’est vers cette composition baroque de cadres en abîme que se dirige Derrida. Pour lui, si Kant ne repousse le cadre supplémentaire qu’à partir d’un cadre supplémentaire, c’est que le jugement de beauté reste fasciné par le modèle d’une présence pure, délivrée de tout supplément, et que cette présence se dérobe — d’où le deuil, c’est-à-dire le désintéressement (le peut-être)[25].

Derrida parle d’une sorte de rapport endeuillé à la beauté — thème longuement développé aux pages 92-94, où l’expérience esthétique, “une tulipe sans couleur et sans parfum”, est déjà par elle-même un travail du deuil. Un peu plus loin, Derrida, observant que le beau ne dépend plus d’aucune existence empirique (ni celle de l’objet, ni celle du sujet), écrit que

« le plaisir suppose non pas la disparition pure et simple, mais la neutralisation, non pas simplement la mise à mort mais la mise en crypte de tout ce qui existe en tant qu’il existe » (p. 54).

On le sait, on vient de le redire, Ricoeur considère la notion de “travail de mémoire” comme plus ample que celle de “devoir de mémoire”. Il la met en rapport avec le travail de deuil, et nous avons vu combien les notions de deuil et de sépulture étaient constantes dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli. Il y aurait ainsi, comme dans La Recherche du temps perdu, une sorte de souvenir qui revient du deuil, un orphisme de la mémoire. On ne retrouve dans sa mémoire que ce qu’on a vraiment perdu. Il y a cependant un autre versant du travail de mémoire, un versant plus vif, inchoatif, un versant de la mémoire naissante, en quelque sorte. Et c’est par là que Ricoeur s’écarte de Derrida: on pourrait en effet rapprocher le travail de mémoire de ce qu’il estime dans La Métaphore vive être le travail de la ressemblance — qui ne semble pas être à son tour très éloigné de ce qu’il appelle “le petit miracle de la reconnaissance”, à cette nuance capitale près que la reconnaissance justement ne travaille plus. On y reviendra.

Qu’est-ce que cette ressemblance qui se cherche ? Dans un texte superbe “Sur un autoportrait de Rembrandt[26] , Ricoeur se demande soudain ce qui l’autorise à penser que le visage représenté est bien celui du peintre lui-même. Car la date et la signature du tableau disent le nom du peintre, mais c’est une légende extérieure qui indique qu’il s’agit d’un autoportrait. La toile représente un absent, l’auteur de la toile est mort, et on nous dit qu’ils sont identiques. Qu’est-ce que cette identité ? Fidèle à son herméneutique, Ricoeur insiste sur le fait qu’en faisant cet “examen de peinture” (en 1660, à un moment difficile de sa vie), Rembrandt propose une interprétation de soi, et que l’oeuvre est désormais orpheline de son auteur et de son contexte. De même que la parole vive a fait place à l’écriture, l’œuvre est décalée, décadrée, et il n’y a rien à chercher à côté ou derrière que l’absence de celui qui a rendu dans ce portrait ce qu’il a vu de son visage, et qui est mort. Et ce portrait, justement parce qu’il est orphelin (je dirais décadré), nous regarde aujourd’hui, fait de nous ses contemporains. Il nous fait voir de nouvelles ressemblances.

Il y a, dans les nombreuses tentatives de Van Gogh, pour peindre des souliers, des paires de chaussures parfois tendrement dépareillées, quelque chose qui est de l’ordre de l’autoportrait. C’est ce qu’estime Jacques Derrida, dans un texte intitulé “Restitution” [27].

« Dans un autoportrait, on se rend soi-même. À soi-même. (…) Mais rendre n’a pas le même sens dans les deux locutions : se rendre en peinture et se rendre quelque chose à soi-même, se payer. (…) et se rendre à quelqu’un serait pour qui se livre dans une reddition, un quatrième sens. Van Gogh a rendu ses chaussures, il s’est rendu dans ses chaussures, il s’est rendu avec ses chaussures, il s’est rendu à ses chaussures, il s’est rendu ses chaussures. »

Quel serait le “différend” entre Derrida et Ricoeur ? Je ne sais pas. Le deuil n’est pas le même, peut-être – mais a-t-on jamais le même deuil, et n’est-ce pas cela même qui le rend irréparable ? Déjà dans La métaphore vive, Ricoeur discutait la déconstruction par laquelle Jacques Derrida, dans La mythologie blanche, voit la métaphysique occidentale travailler l’ensemble du discours philosophique moderne par le biais de métaphores usées, sédimentées, érodées, apparemment abolies, mais qui s’y dissimulent [28] : “le coup de maître, ici, est d’entrer dans le métaphorique, non par la porte de la naissance, mais, si j’ose dire, par la porte de la mort. Le concept d’usure implique tout autre chose que le concept d’abus que nous avons vu opposer à celui d’usage par les auteurs anglo-saxons” (La métaphore vive, p. 362). Mais il ne suffit pas de ranimer la métaphore morte sous un concept, d’en montrer le mécanisme reproductif : d’abord parce que, me semble-t-il, l’usure elle-même a pu produire des significations nouvelles, par l’éboulement des aires sémantiques, ou la mise en relief d’un sens qui emerge de l’usage ordinaire. Et puis il y a ce que Ricoeur, dans une sorte de kantisme second, appelle “le schématisme de l’attribution métaphorique”, la possibilité que des écarts inédits se glissent dans une vieille métaphore pour la rouvrir et lui faire dire quelque chose de tout à fait nouveau ; enfin parce qu’il existe, et sans cesse, prenant toujours déjà appui sur le réseau des metaphores sédimentées, l’invention de nouvelles métaphores vives.

La protestation de Ricoeur serait que l’on ne peut désarticuler le deuil et la naissance, et que sous l’histoire et l’oubli même il y a la vie. On peut ici se souvenir que la naissance est un thème philosophique décisif sur lequel Ricoeur rejoint Arendt et la cite au passage :

« Ne faut-il pas entendre ici une discrète mais obstinée protestation adressée à la philosophie heidegérienne de l’être-pour-la-mort ? ne faut-il pas ‘rappeler constamment que les hommes bien qu’ils doivent mourir ne sont pas nés pour mourir, mais pour innover’? À cet égard, ‘l’action paraît un miracle’. L’évocation du miracle de l’action, à l’origine du miracle du pardon, remet sérieusement en question toute l’analyse de la faculté de pardonner. Comment s’articule la maîtrise sur le temps et le miracle de la natalité ? C’est exactement cette question qui relance toute l’entreprise et invite à conduire l’odyssée de l’esprit du pardon jusqu’au foyer de l’ipséité. Ce qui, à mon avis, manque à l’interprétation politique du pardon, qui assurait sa symétrie avec la promesse au niveau même de l’échange, c’est une réflexion sur l’acte de délier proposé comme condition de celui de lier » (p 636).

7. La faculté de délier

Le pardon introduit à la fois une liaison, un lien de dette et de deuil, et une déliaison, une rupture, la faculté de recommencer [29] . C’est pourquoi il ne faudrait pas majorer la naissance jusqu’à en faire une sorte de triomphe de la vie, comme un incessant processus de renouvellement, ce qui en manquerait complètement le tragique[30]. Le thème de la naissance apparaît dès Le volontaire et l’involontaire comme plus radical encore que celui de la mort, et comprenant à la fois celui de la joie vive du nouveau, et celui du deuil. La naissance aussi est orpheline, elle est un en-deçà nécessaire de toute expérience, une limite fondatrice. Et je dirais volontiers que les dernières pages de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, qui mettent en avant le caractère indécidable de la polarité qui divise l’oubli entre l’entropie endeuillée de l’effacement et la confiance heureuse en ce que Ricoeur appelle l’oubli de réserve, portent cet équivoque à son paroxysme.

Si l’on fait crédit aux compétences des êtres ordinaires face au temps, on ne pensera donc pas le deuil sans penser la naissance, c’est-à-dire le désir d’être — c’est ici que le bergsonisme recèle sans doute un spinozisme discret, une orientation profondément affirmative, approbative de la pensée de Paul Ricœur, qui termine son livre sur la notion de vie, d’inachèvement. Mais cette continuité vivante qu’avec l’idée étonnante d’un oubli de réserve il oppose à l’oubli d’effacement, à la discontinuité des morts et des naissances, comme étant de même force, ne désigne pas quelque chose qui serait à notre disposition (sinon ce ne serait pas de l’ordre de l’oubli) mais quelque chose qui nous dispose. Plus encore : à cet égard, il n’y a pas de représentation du passé qui puisse en être la résurrection, ce que voudrait sans doute un travail de mémoire accompli (p. 649) : le deuil est là pour séparer le passé du présent et pour faire place au futur, c’est-à-dire à l’insouci, à l’oubli de soi.

D’où la note kierkegaardienne finale. Il est en effet un point où l’on peut parler d’un “oubli désœuvré”, et Ricoeur cite alors les pages magnifiques de Kierkegaard sur les lys des chants et les oiseaux du ciel, qui ne travaillent pas, ne comparent pas, s’oublient eux-mêmes[31]. Cette insouciance, cette déliaison du souci de soi, est encore un thème du pardon, non seulement comme place faite à soi-même comme un autre, mais aussi comme effacement de soi-même devant autre que soi[32], et qui vient à naître, à paraître au monde.

C’est justement parce qu’il y a la mélancolie, l’impossibilité même de faire entièrement le deuil, qu’il y a la naissance, qui n’achève ni ne supplée à ce travail, mais le désoeuvre. La difficulté du pardon est de ne céder ni au vertige de l’entropie, de l’oubli d’usure, à l’habituation qui relativise tout et par lequel tout retourne à l’indifférence[33] ; ni de céder au prestige de la néguentropie, de cette entropie négative par laquelle la mémoire voudrait pouvoir tout reprendre, trier et computer jusqu’à ce que rien ne soit jamais perdu, dans une récollection et une rédemption totales du passé entier[34]. Tel est le point jusqu’où il me semble possible de conduire l’idée que l’épilogue sur le pardon en parergon de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, est une limite, un paradoxe, un horizon, le lieu de tension, de torsion ou de volte-face de tous les discours.

L’épilogue de Ricoeur place le pardon[35] sur une limite qui en fait une notion justement très kantienne — au sens de la question : “Que m’est-il permis d’espérer ?” Pour reprendre l’approximation philosophique du vocabulaire théologique de La Religion dans les limites de la raison pure, on pourrait dire avec Ricoeur que : “le pardon se propose comme l’horizon eschatologique de la problématique entière de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli”. Le pardon serait-il enfin comme l’horizon eschatologique de la mémoire apaisée, de l’oubli heureux ? Justement il faut tout de suite entendre cela comme une idée limite ; et c’est pourquoi Ricoeur continue : “Mais cette approximation de l’eskhaton ne garantit aucun happy end pour notre entreprise entière : c’est pourquoi il ne sera question que de pardon difficile (Épilogue)” (p. 376). C’est bien pourquoi il faut en “poursuivre l’examen hors texte, sur le mode de l’épilogue” (p. 375).

Cet horizon est moins défini comme la fusion des horizons au sens de Gadamer, que comme une fuite d’horizons, et un inachèvement (p. 537). L’eskhaton n’est pas le Jugement dernier, dont Ricoeur se méfie terriblement (c’est pour lui une notion contradictoire, et même là il n’y a pas de tiers absolu). Et l’odyssée du pardon jamais n’atteint la Terre promise. C’est ce que Ricoeur montre dans sa magnifique lecture de l’espérance chez Kant, qui demande d’“ajouter à l’objet de sa visée, pour qu’il soit entier, ce qu’elle a exclu de son principe, pour qu’il soit pur” (“La liberté selon l’espérance”, dans Le Conflit des Interprétations, Paris, Le Seuil, 1969, p. 407). Le mal radical “naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme la perversion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totalisation.” (ibid, p. 414).

Pour bien saisir ce point, je dirais que Ricoeur ne conçoit pas du tout le pardon comme le couronnement ou la réconciliation téléologique de l’histoire, mais comme un eskhaton, une limite constitutive, et je dirais presque une condition ordinaire[36]. Et c’est pourquoi dans mon petit article sur “Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire” (Esprit, août-septembre 2000), je protestais contre une manière de trop pousser le pardon en-dehors du monde, dans un extraordinaire impossible, et tentais de revenir d’un pardon sublime et inaccessible à un pardon moins dramatique. L’eskhaton, justement, c’est pas la fin du monde, bien au contraire. C’est d’ailleurs aussi bien l’argument principal de Ricoeur à l’encontre d’une déconstruction qui se voudrait totale : il ne faut pas construire une métaphysique de l’originaire et du métaphorique sur la dualité du sens figuré et du sens littéral, car ce dernier veut seulement dire courant, usuel (La métaphore vive, p. 369). Et si bien même la langue ordinaire est tout entière métaphorique, comment en sortir, comment ne pas faire confiance à ces anomalies normales du langage que sont nos métaphores, tous nos usages non encore lexicalisés (La métaphore vive, p. 365-366) ?

J’écrivais plus haut que si le pardon apparaissait comme cette détotalisation, l’odyssée inversée d’un parcours de la reconnaissance, un renvoi au commencement, on ne recommençait pas pareil. S’il fallait recommencer, je repartirais de l’accent mis par Kant, dans La critique du jugement, sur les questions de réceptivité. Ce n’est pas seulement le sentiment que la beauté parle, mais qu’on ne sait pas ce qu’elle dit (c’est sans doute cela l’espérance). Ce n’est pas seulement qu’en l’absence de tiers nous pouvons faire place en nous à la possibilité d’un autre point de vue, dans une sorte d’élargissement de l’imagination (p. 414). C’est le fait que mes jugements, ma mémoire, mon témoignage, ne peuvent pas être forcés, obligés, commandés, ni imposés, et que leur crédibilité et leur communicabilité même reposent, fragiles, sur la manière dont ils se confient à leurs récepteurs. Mais à l’instar du plaisir, de la joie ou de l’amour, si le pardon n’est pas imposable (p. 605), il s’y joue bien quelque chose comme une sorte de traversée de la méfiance et du scepticisme, non vers une confiance assurée et absolue, mais vers la confiance dans la possibilité d’agir et de parler, et la reconnaissance indubitable que “cela a été” (p. 556-557). Ce zigzag de la confiance en son propre témoignage, qui rend au témoignage d’autrui la confiance qui lui est due, me semble le cœur battant de l’ouvrage qui nous est donné ici à discuter et méditer ensemble.

 

Olivier Abel

Publié dans Lectures autour de Paul Ricœur, Genève : Labor et Fides, 2006.
Version anglaise

Notes :

[1] Comme si le “chrétien” connaissait le sens de l’histoire, et comme si quelqu’un, “chrétien” ou pas, pouvait se placer en position de dire ce qu’est le sujet chrétien.

[2] Voir Temps et récit , Tome I, pour toute la première partie sur la mise en intrigue. Cet ouvrage en 3 tomes (paru à Paris, éditions du Seuil, 1984-1985), sera cite ici TR (suivi du tome). La métaphore vive (Paris: Seuil, 1975) sera citée MV. Du texte à l’action (Paris: Seuil, 1986), cite TA. Soi–même comme un autre (Paris Seuil 1990) cite SA. Lectures 2 (Paris: Seuil, 1992) cite L2. Je regrette de ne pouvoir donner la pagination dans l’édition de poche, y compris pour La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, dont les références seront données par la seule mention de la page dans l’édition d’origine.

[3] Qui cherche à réduire l’incertitude et qui n’existe qu’en formulant en quelque sorte des vœux, des promesses (voir les travaux de Arendt et Nietzsche sur la promesse).

[4]Temps et récit, Tome III, p.358-359. Ce sont des pages qui m’avaient frappé dès leur parution.

[5] Voir le livre de Nicole Loraux, La cité divisée, Paris: Payot, 1997, p. 256 et p. 277. Elle critique elle aussi ce prétendu devoir d’oubli, au nom sans doute d’une conception plus tragique que politique de la cite ou de ce qui la borde, comme on peut voir dans son livre suivant sur La voix endeuillée, Paris : Gallimard, 1999.

[6] C’est là encore un thème de l’imagination.

[7]J’ai déplié ce double trait dans « Les témoins de l’histoire », in Pierre Bayle, citoyen du monde sld H.Bost et P.de Robert, Paris: H.Champion, 1999, p.343-362, en le complétant par une autre oscillation profonde, issue de la remarque de Maurice Halbwachs: «Tout témoignage devrait satisfaire à ces conditions contradictoires que le témoin sorte en quelque sorte du groupe lorsqu’il observe des faits sensibles, et que pour les rapporter il y rentre».

[8] MHO p.556-557.

[9] L’apôtre Paul, sommé de présenter des preuves de sa crédibilité, répond en protestant « mes lettres de recommandation, mais c’est vous » (seconde épître aux Corinthiens, 3).

[10] Ce passage, rédigé pour une conférence à Tunis en avril 2002, aurait mérité un ample développement après la parution de Parcours de la reconnaissance, Paris : Stock, 2004.

[11] Voici quelques références: Le pardon, briser la dette et l’oubli, Autrement Paris 1991,  « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 93, « L’irréparable en histoire », Actes du Colloque sur Histoire et mémoire, sld M.Verlhac, CNDP-Grenoble, 1998, « Éloge de l’oubli, rupture et répétition », Le Supplément n°211 (Atem), p.141-156, « Impossible pardon », en réponse à Wiesenthal, Les fleurs de soleil, Paris: Albin Michel, 1999, p.165-182., et « Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire », Esprit 2000 8/9, p.72-87. Certains de ces travaux sont cités dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, en note p. 619, 653, et la note 44 p. 637 se réfère à mon mémoire d’habilitation sur l’intervalle éthique. Notre conversation est ancienne sur ce thème. Par plusieurs biais j’ai cherché à ramener le pardon à une condition plus ordinaire, moins exceptionnelle. Ici je chercherai encore autre chose.

[12] Ricoeur parle ailleurs de l’horizon d’accomplissement de la connaissance historique consciente de ses limites (p. 646).

[13] Voici la situation entière: “Manque pourtant un partenaire à l’enquête : le pardon. En un sens, le pardon fait couple avec l’oubli : n’est-il pas une sorte d’oubli heureux? Plus fondamentalement encore, n’y a-t-il pas la figure d’une mémoire réconciliée ? Certes. Deux raisons néanmoins m’ont conduit à en poursuivre l’examen en quelque sorte hors texte, sur le mode de l’épilogue”, p. 375.

[14] Voir déjà la fin de “État et Violence”, dans Histoire et Vérité. C’est d’ailleurs aussi le refus de faire la synthèse théologique entre la tradition biblique de la Loi et celle des Prophètes.

[15] Ce serait alors semble-t-il au citoyen de refaire la profondeur du tiers à partir des dédoublements tragiques d’optique.

[16] Titre d’un recueil important de Schopenhauer, également employé par J.-S. Bach pour définir son œuvre comme un simple “ornement”.

[17] Si on intégrait la grâce aux œuvres de la religion avec ses effets, ses miracles, ses mystères, ses moyens, cela donnerait du fanatisme, de la superstition, de l’illuminisme, et de la thaumaturgie : ce ne serait plus la religion dans les limites de la simple raison.

[18]  “Une théorie purement procédurale de la justice est-elle possible ?” in : Le juste, Paris : Esprit, 1995, p. 96.

[19]  Voir Amour et justice, p. 56-58

[20]  Comparer Lecture I, p. 176 sq. et Le juste, p. 113.

[21]  Cf. Jacques J. Derrida, cité p. 607.

[22] J. Derrida, La vérité en peinture, Paris : Flammarion-Champs, 1978.

[23] Kant, Critique de la faculté de juger, Paris : Vrin, 1974, p. 68 (§ 14).

[24] Op. cit. p. 81.

[25] Pour ma part, il me semble que ce qui répond au “peut-être” c’est la fin du § 59 : “Nous disons en parlant d’édifices et d’arbres qu’ils sont majestueux et magnifiques, ou des campagnes qu’elles sont riantes et gaies (…) le goût rend pour ainsi dire possible sans saut trop brusque, le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral habituel, puisqu’il représente l’imagination en sa liberté même comme déterminable d’une manière finale pour l’entendement” (p. 176). Or ce passage, une fois sa possibilité démontrée, doit rester une simple possibilité, sans quoi il n’y aurait plus de libre jeu de l’imagination.

[26] Lectures III, Paris : Seuil, 1994, p. 13 sq.

[27]La Vérité en peinture, op.cit., p. 435.

[28]  Ce sont les grandes métaphores ontologiques de la présence, de la demeure, du sol, du soleil, vers lesquelles se retournent les figures de la philosophie depuis Platon (cité in La métaphore vive, p. 367).

[29]Cette déliaison est un thème métapolitique tout à fait capital, qui renvoie à la Réforme puritaine, au droit de rompre l’alliance et le contrat. C’est en même temps un thème comique, un thème de la sagesse : or Ricœur développe ailleurs des thèses plus tragiques et plus épiques, qui ne permettent pas de penser aussi facilement la déliaison de l’agent et de son acte que Badiou reproche à Ricoeur comme une conception chrétienne du sujet. Depuis lors je m’en suis expliqué dans un article paru dans les Cahiers de l’Herne.

[30] Ce serait aussi une lecture erronée d’Hannah Arendt.

[31] Ce sont d’ailleurs les pages sur lesquelles, pendant des années, j’ai achevé mes Nuits de l’éthique.

[32] Selon les indications de Soi-même comme un autre, où Ricoeur relit le pardon selon Hegel par-delà le tragique (Soi-même comme un autre, p. 395 et 407).

[33] C’est le sens de la protestation de Jankélévitch mais aussi la critique du détachement schopenhauerien par Nietzsche.

[34]  C’est par ce double mouvement sans doute marqué aussi par la lecture d’un beau texte de Jean-François Lyotard sur Hannah Arendt (intitulé Survivant, dans ses Lectures d’enfance), que  j’achevais mes “Tables de pardon”, en postface au Pardon, briser la dette et l’oubli, Paris : Autrement, 1992.

[35] Il a dû beaucoup hésiter à adopter non ce ton, mais ce titre : dans Soi-même comme un autre, il parlait plus prudemment de la sagesse pratique qui traverse le tragique pour revenir à soi dans une reconnaissance qui fait place à “la pluralité dans la constitution même du soi” (Soi-même comme un autre, p. 344).

[36] La grâce ne vient pas couronner la nature ou l’histoire, elle les précède comme une déliaison première, un recommencement, un don premier, une libre donation, une offrande dont le pardon n’est que la gratitude et la reconnaissance. C’est pourquoi, dans un cours que je donnai à Lausanne, en 1996, sur “Le pardon, l’histoire, l’oubli”, j’adoptai cette syntaxe différente (qui est aussi celle de mon article d’Esprit, Juillet 1993 : “Ce que le pardon vient faire dans l’Histoire”). Partant du pardon inconditionnel et impossible, passant par la pragmatique du pardon conditionnel, j’allai d’abord vers une anthropologie du pardon nécessaire. C’est ce pardon premier que j’affrontai ensuite à deux sortes de tragiques, le tragique de conflit à propos des différends dans l’histoire, et du formidable travail de mise en intrigue qu’ils exigent. Le tragique de l’irréparable à propos du double travail de mémoire et d’oubli qui s’achevait sur un éloge modéré de l’oubli.