Un nouvel espace d’apparition ? Culture et capital

[1]
Le capitalisme prospère et la société se dégrade. Ce constat[2] interdit de penser ou de dire que dans nos sociétés le bonheur des grands puisse faire le bonheur des petits. C’est pourtant l’axiome de base de toute cité acceptable, si une société politique demande que les différences de statut puissent être sinon préférées du moins admises par tous. Il n’est pas certain que ce soit le cas. On voit plutôt le malheur des petits faire le bonheur des grands, et la parole ou la vision prophétique serait alors d’annoncer, comme une imminence, ou comme ce qui est au fond déjà-là, dans la course apeurée à la sécurité à tous égards (mais c’est trop tard), que le malheur des petits pourrait bientôt faire le malheur des grands. Depuis les « petits » malheurs de proximité jusqu’aux désastres à grande échelle.

Dans cette axiomatique du bonheur plus ou moins partagé, il reste toutefois de nombreuses alternatives inexplorées: celle de la société de compassion, où c’est le bonheur des petits qui fait le bonheur des grands, celles de la jalousie où tantôt le bonheur des grands fait le malheur des petits, tantôt le bonheur des petits fait le malheur des grands, celles de la société des magazines, où le malheur des grands sur papier glacé fait le bonheur des petits, etc. Mais il en est une qui m’intéresse doublement, c’est celle introduite par l’art, et qui touche à la possibilité de partager le bonheur entre les différentes cultures et civilisations qui constituent le « monde habité »: les arts ne sont-ils pas la seule manière de converser avec ce qu’une autre culture a de plus vif et singulier?

Il y a une utopie du sentiment esthétique, bien remarquée par Kant[3], qui voudrait son universelle communicabilité. C’est bien encore ici de l’universel partage d’un bonheur qu’il s’agit. Un bonheur si universel qu’il ne peut pas s’acheter, qu’il ne peut pas être « fabriqué », qu’il ne peut pas être domestiqué: comme la foi ou le sentiment religieux de la « grâce », le sentiment esthétique est une inspiration que l’on peut supposer universellement partagée, dont on peut supposer que tous ceux que nous rencontrons sont susceptibles de l’éprouver. Et un plaisir esthétique n’est vraiment complet qu’à condition d’être communiqué, partagé[4]. Pourquoi dis-je que c’est une utopie? Parce que l’on sait bien, et Kant aussi le notait, que l’on ne peut imposer à autrui un plaisir esthétique, une « libre-sensation », et qu’en cherchant à partager notre joie, nous pouvons en venir à forcer la liberté des autres, à trahir notre joie elle-même, à en devenir haineux, vaniteux ou envieux. D’où le mouvement second, qui tente sans y réussir pleinement parce qu’il fuit alors comme l’eau entre les doigts, de replier le bonheur sur la vie privée, sur ce que l’on garde pour soi. C’est le premier motif de mon intérêt pour l’art, pour ce qu’il fait voir de notre problème, éminemment politique, des délicats partages du bonheur.

En effet, une cité humaine[5] doit trouver à la fois une forme de lien social qui légitime des différences soumises à des contraintes de justice, et une forme de « commune humanité » où tous puissent se reconnaître. Je reviendrai dans la deuxième partie sur les conditions de ce « différer ensemble », que je complèterai par ce qui me semble être une autre obligation de la cité, celle d’instituer la génération, le remplacement des uns par les autres. Mais dès cette entrée en matière, nous retrouvons le problème que pose la communicabilité du plaisir esthétique: celui d’une communauté humaine où tous puissent partager ce bonheur, tout en reconnaissant des différences irréductibles et légitimes, telles que les différends quant au plaisir ne puissent être forcés. C’est ici qu’apparaît le deuxième motif de mon intérêt pour l’art dans les justes partages du bonheur, et qui bouscule la différence sociale des grands et des petits. Car il y a une déjà longue tradition de « critique artiste », dressée contre la société bourgeoise et la marchandisation généralisée, et qui porte moins comme la « critique sociale » sur les correctifs intérieurs qui contrebalanceraient les effets pervers du marché par des dispositifs de justice, que de l’extérieur, sur les limites mêmes de notre société. La critique artiste ressemble en ce sens à la critique « écologique », par son insistance sur ce qui ne s’achète pas, sur la pluralité infinie et la singularité des êtres.

Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello ont récemment montré que l’insolente prospérité actuelle du capitalisme tient au fait qu’il a su non seulement doubler la critique sociale, la laisser « déphasée » (même si de nouvelles formes de contre-pouvoir apparaissent enfin), mais récupérer la critique artiste, notamment dans sa forme post soixante-huitarde. Je voudrais faire voir cela sur quelques thèmes, avant d’explorer les formes que pourrait prendre une relance de cette critique artiste.

La place centrale des arts dans une « société de projets »

Commençons par planter le décor de cette société de réseaux, transformée par les nouvelles techniques de communication capables de mobiliser sur des projets et de mettre ensemble des énergies et des compétences éloignées dans les connexions les plus inattendues et les plus « rares ». Dans une telle société, celle qui pour partie[6] est en train de se former sous nos yeux, qu’est-ce que la différence sociale entre les « grands » et les « petits »? Celui qui « monte », le grand, c’est le catalyseur, celui qui sait se placer à l’intersection (péage) entre deux réseaux, c’est le « créatif »[7]; sa grandeur est de pouvoir oser établir des connexions entre des « lointains », et de pouvoir conduire simultanément une multiplicité de connexions. Pour cela il doit être « mobile », flexible, tolérant, et savoir faire le sacrifice de ses attachements et de ses fidélités quand elles entravent les nouvelles connexions ou les nouveaux projets. C’est cela que le petit « admire », ou dont il n’est pas « capable »[8]. Le « petit », c’est au contraire celui qui est enraciné, qui ne peut, ne sait ou ne veut rompre ses attachements. C’est celui qui préfère la sécurité, la stabilité, la fidélité; celui qui n’a de lien que dans une communauté dont il ne peut sortir que pour disparaître.

Dans cette société à deux vitesses, on pourrait croire que les uns n’ont plus besoin des autres[9], mais ce n’est pas tout à fait exact. Le petit est utile au grand en ce que les connexions n’existent qu’à être entretenues régulièrement « en personne », et la confiance personnelle en ce sens est une valeur de la cité connexionniste[10]: or le grand, qui devrait être partout à la fois, ne peut l’être à ce point, car il est encore pris dans un corps insubstituable. Le petit tient lieu alors du grand, maintient et entretient les connexions déjà établies[11]. Il doit tout de même avoir ses connexions propres, ou profiter du projet dans lequel il sert de doublure pour se faire des connexions à lui, un carnet d’adresse, et c’est à cela que lui sert le grand, qui ne peut empêcher ce « parasitage » puisque par ailleurs il en profite encore plus. Si le petit n’a pas su ou pu utiliser ainsi le projet, et comme celui-ci est destiné à s’achever, lors de la disparition du réseau, il risque d’être lâché. De devenir le vagabond désafilié que nous voyons traîner aux abords de ses anciens réseaux, et dont les autres « laissent mourir » les connexions avec lui devenues inutiles.

À cette description on voit la nouvelle configuration de problèmes moraux, non seulement d’immoralité mais de démoralisation, qui est en train de s’établir. Si l’opportunisme de celui qui change de file, resquille, mange à tous les râteliers, est jalousé comme une preuve de mobilité et de grandeur, si la fidélité des attachements témoigne d’une conception « ringarde » de la confiance, si l’ingratitude généralisée est érigée en esthétique de vie, le résultat en sera une défiance générale, une inquiétude, un sentiment de perte de sens et de dégoût. En même temps ce nouvel esprit du capitalisme peut faire croire, sans cesse à de nouveaux acteurs, qui prennent la relève de ceux qui se découragent ou se détournent, que tout le monde a enfin sa chance, et qu’il suffit de se donner à fond dans tout ce qu’on fait tout en restant complètement flexible, libre, mobile, inventif[12].

Le nouveau management

Où se trouve récupérée la critique artiste? D’abord dans le nouveau modèle de management. Ève Chiapello, dans un livre antérieur[13], avait montré comment l’on est passé de l’opposition entre artistes et management à une nouvelle donne du management artistique comme fer de lance des nouvelles formes de management. Le compromis n’était pourtant pas facile, entre la critique artiste du « bourgeois » et de l’utilitarisme, et les exigences de la gestion dans un monde marchand. Depuis « la cigale et la fourmi » nous savons que les artistes et les managers ne font pas bon ménage. La cigale, un peu bohème et romantique, méprise le matérialisme des petits profits et interrompt les calculs par un « ça me plaît comme ça! » où son mécène croie se reconnaître. Elle représente en effet une valeur aristocratique (le talent inné) et vocationnelle (un don), qui ne se soumet à aucune règle universelle mais s’en donne de nouvelles, librement, et qui a le pouvoir régalien de « représenter », de faire voir et de faire entendre, de montrer ou de formuler ce que les autres veulent sans le savoir[14].

Dans leur critique du monde industriel et marchand, les artistes adoptent ainsi diverses postures, qui vont de l’accommodation académique ou commerciale jusqu’à la « bohème » et la marginalité de l' »avant-garde », en passant par l’art engagé ou révolutionnaire. L’importance de ce positionnement par rapport à une société bourgeoise (qui souvent les chérit) pourrait masquer cette donnée à peu près constante: l’existence d’un nombre important d’artistes ne parvenant pas à vivre de leur art alors même qu’une poignée réussit au-delà de toute espérance. Pour Chiapello, c’est cette équivoque qui a longtemps fait la force de cette posture critique, car ceux qui rencontrent l’échec pouvaient l’imputer à l’hostilité de la société marchande, et ceux qui réussissent devaient le faire en affichant un total mépris pour le calcul et le matérialisme des gestionnaires. À cela il faudrait ajouter le mépris artiste envers l’argent comme mesure impersonnelle, ou envers les chiffres (audimat, fréquentation) comme popularité sans rapport avec la vraie valeur artistique.

Aujourd’hui le paysage est en train de changer rapidement. Le manager a conquis le monde réel par son industrie et son économie: il a soumis les renommées artistiques elles-mêmes à la loi de l’audimat, et a fait de l’argent la seule mesure possible de la reconnaissance d’une oeuvre d’art. Il a même réussi à passer contrat avec quelques artistes, qui ont obtenu un prodigieux succès commercial, quand la majorité des « cigales » vivotait difficilement de petits jobs saisonniers. Et plus les artistes à succès méprisent le matérialisme mesquin de notre société, plus ils ont de légitimité artistique, et mieux elles se vendent. Ève Chiapello s’arrête alors sur les organisations d’avant-garde qui cherchent une élaboration créative à plusieurs, un travail non divisé, tout en faisant place à une logique de gestion menée sans état d’âme. Dans un tel binôme, la crise de confiance apparaît quand on fait valoir, d’un côté ou de l’autre, la part d’intérêt que comporte la relation « amicale » et désintéressée. D’où la tendance de ce management « alternatif » à référer toutes les activités au plaisir immédiat que l’on peut y prendre, qui est toujours ça de gagné, et qui est l’indice d’une activité heureuse, à elle-même sa propre fin, non-instrumentable[15]. Et d’où cette tyrannie du plaisir, dont Cavell disait que c’était la « tartuferie » du monde moderne.

Quoi qu’il en soit, le nouveau management offre ainsi bien moins de prise à la critique romantique. Il fait la part belle à la confiance, et au « don », au plaisir. Et dans la « gestion de projets », le langage créatif a envahi le monde marchand, avec la modification du management sous l’influence des valeurs artistiques d’authenticité. Tout se passe actuellement comme si le management avait mis la figure de l’artiste en proue de son dispositif, comme la figure de ce qui se cherche au comble de la confiance en soi et de l’anxiété. On pense à la question de W.Benjamin sur l’oeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, à l’incertitude de ce qu’est un « sujet » (auteur, absence, ou rhizome?), comme à l’incertitude de ce qu’est à proprement parler une « oeuvre ». Que font au monde artistique la consommation de masse, les difficiles mutations des droits d’auteurs, et la course des artistes à la réputation, à la renommée, qui introduit une grandeur différente entre le jeu marchand et celui de l’inspiration gratuite? La composition du management avec la critique artiste qu’il récupère, exige une recomposition de cette critique autour de la question même de ce qu’est un artiste ou une oeuvre d’art dans une société managée par les réseaux et le marché des « projets ». Dans leur combat commun contre le monde « dépassé » de la productivité industrielle, le management réussira-t-il à instrumentaliser l’art? S’agit-il simplement de désigner ce qui dans le monde marchand n’aura jamais de valeur?

Authenticité et virtualité, une double libération

Dans Le nouvel esprit du capitalisme apparaissent de nouvelles figures de la récupération de la critique artiste. Après 1968, la libération du « désir », loin de sonner le glas du capitalisme, a manifesté la capacité du capitalisme à favoriser la « libération » des anciens attachements dans ce qu’ils avaient de « raides », et sa connivence profonde avec le caractère indéfini d’un désir qui doit être sans cesse stimulé, de manière à devenir insatiable et aussi protéiforme que l’argent. Cette « libération » a ainsi ouvert à la marchandisation un champ immense, jusque là inaccessible au marché: « le déplacement de la frontière entre le capital et le non-capital, c’est à dire la marchandisation de biens et de services qui échappaient jusque là au marché, jouent une rôle très important dans la poursuite de l’accumulation »[16]. La ressemblance du marché et de l’art s’aiguise ici par la capacité « représentative » de l’argent, qui opère le même perpétuel travail de « mimèsis », de re-présentation de la réalité en faisant jouer les bords et les cadres de la représentation, que ce qu’ont fait la littérature et les arts par leur effort séculaire de « faire voir » ce que l’on ne voyait pas[17].

On reviendra sur le propre de ce nouveau champ ouvert au marché, mais on comprend qu’il suppose l’effacement des entraves et des barrières, des limites qui définissaient jadis le paysage « moral ». C’est d’ailleurs, signalons-le au passage, le grand paradoxe anthropologique de l’argent, que ce qui s’était développé initialement pour donner une limite au désir[18] (je dois choisir entre des possibles et arrêter mon désir) comme le proposaient et le montraient diversement Mélanchton, Locke ou Hegel, soit devenu ce qui le relance sans cesse. L’argent prend ici la place de la Loi dans l’analyse qu’en propose Paul, comme un aiguillon qui infinitise le péché et ne conduit qu’à la mort[19].

Cette récupération du thème de la libération s’est faite par un mouvement à double-tranchant. Le premier aiguise la critique de la massification, de l’uniformisation industrielle, en reprenant le thème de l’authenticité, du sentiment que donne la production et la consommation de masses d’un « déficit de différences ». Face à cette critique, en provenance autant d’un certain tragique existentialiste (Heidegger) que des derniers développements de l’école de Francfort (Marcuse), le marché va donner la prime à toutes les petites différences qui font le sentiment d’authenticité et de naturel. On va rechercher les « gisements d’authenticité », de singularité et de différence, tant du côté de l’artisanat que du côté de l’art. On va rechercher la différenciation et la singularisation stylistiques des objets et des services, tout ce qui donne le sentiment qu’un objet acheté est pourtant unique, ou qu’un voyage touristique est pourtant un contact authentique avec l’ailleurs, ou qu’une chaîne de restaurants donne le sentiment de « vrai bistrot ». Cette exigence d’authenticité, de confiance singulière et directe, de convivialité, est une des principales valeur du nouvel esprit du capitalisme, qui absorbe ainsi du même coup la critique écologique (succès des éco-produits) et la critique artiste, tout en marchandisant la demande de différence et de singularité.

Le deuxième tranchant apparaît avec le soupçon qui s’est généralisé, et qui a fait le succès d’une certaine philosophie française de Deleuze et Derrida à Baudrillard, à l’encontre de l’authentique, du naturel, de l’idée qu’il y aurait une différence entre l’original et la copie. La déconstruction de l’authenticité démantèle la croyance naïve en une présence à soi-même, et en une « présence » en général. Le sujet est comme les choses, surface sans rien derrière, trame et rhizome. La connexion précède les termes, qui ne subsistent pas par eux-mêmes, et la variabilité des êtres qui se modalisent indéfiniment selon leurs relations prime l’invariance. Ici encore la critique artiste est passée par là. C’est ce soupçon qui a rapidement affaibli la ruée vers les produits « naturels », et affecté les simagrées de la confiance, du style convivial et direct, de la simplicité sincère. Mais il a, là encore, renforcé le préjugé favorable à l’art, à l’artifice, au baroque, au frivole. Si tout est simulacre, si tout est simulation, représentation sans origine ni référent, si tout est virtualité, le doute porte sur la « réalité », mais donc aussi sur la « copie » ou sur l’illusion[20]. Et les nouvelles formes de la marchandisation se plaisent à cette fictionalisation généralisée, où le virtuel est le vecteur de la nouvelle cyberculture. Aussi bien n’est-on jamais vraiment dans le même monde, et ce scepticisme n’est pas pour rien dans le principe roi qu’il faut d’abord se faire plaisir, et qui est devenu l’impératif moral le plus féroce (le plus hypocrite).

Plutôt que de s’entraver l’une l’autre, une fois instrumentalisées dans le nouvel esprit du capitalisme, ces deux critiques s’emballent l’une l’autre et font place nette au marché (mais il faudrait trouver un autre terme, car il s’agit ici de tout autre chose que du marché au sens déjà classique du terme[21]). À cet égard, il faut signaler que ce double-mouvement effectue dans le même temps un démantèlement méthodique des institutions (comme traditionnelles, autoritaires, lourdes -les mammouths- bureaucratiques, paternalistes, etc.), et une mise en demeure incessante de ne rien réserver, de ne pas se retirer dans son coin, d’entrer dans l’universel échange en toute transparence et avec tout ce que l’on est. C’est sur cette mise en demeure que nous allons maintenant nous concentrer.

Mais on voit le mixte étonnant qui est en train de surgir: Les artistes ont changé: ils ont compris que leurs métiers étaient impossibles sans management. Ils ont compris que pour pouvoir claquer du fric dans des créations improductives, il fallait soumettre leurs activités à la loi du profit. Ils ont compris que si l’argent pouvait acheter tous les privilèges aristocratiques, le plaisir immédiat pris à n’importe quelle activité pouvait conduire l’argent par le bout du nez. Et les nouveaux managers aussi ont changé: ils ont fait des artistes leur modèle, leur figure de proue; ils font maintenant la part belle à la confiance et aux valeurs de créativité, d’authenticité, de rupture avec les habitudes et les hiérarchies. Dans nos sociétés de réseaux, où il s’agit de réunir des compétences flexibles sur des projets ponctuels et inédits, les artistes sont les mieux habitués à ce mode de travail intensif et intermittent.

L’abolition des séparations classiques

La grande différence du nouvel esprit du capitalisme avec le capitalisme classique, c’est que ce dernier tablait non seulement sur diverses formes de division du travail (et sur le différentiel des moyens de production et d’échanges) mais sur la séparation entre la personne et sa force de travail ou ses compétences (ou entre les relations gratuites et les relations intéressées[22]). C’est par exemple ce qui faisait la différence entre la condition ouvrière et la condition domestique, où la séparation entre le personnel et le professionnel ne se faisait pas ainsi. La force de « libération » du premier capitalisme a été de permettre au gens de se libérer de l’obligation infinie de prendre ce qu’on leur donne et de le rendre (économie du don), pour entrer dans une économie du contrat, où ce qui librement acheté ou vendu est limité par ce qui ne doit pas s’acheter (la personne et son corps, l’éducation, la vie de famille, etc., bref ce à partir de quoi les droits-créances vont se développer en critiquant le capitalisme à partir de son propre principe). Positivement on peut dire que cela signifiait qu’une part de l’humain échappait au marché, n’était pas aliénable. Négativement on peut aussi dire que c’est cela faisait croire que le contrat de travail était librement consenti, et que l’exploitation était acceptée par un sujet libre de contracter sa forme de travail. C’est ce côté-là de la chose qui triomphe avec le nouvel esprit du capitalisme.

En effet « c’est précisément parce qu’elles n’admettaient pas ce partage que les activités littéraires et artistiques étaient restées en marge du capitalisme ou étaient entrées en opposition avec lui ». Or aujourd’hui « l’extension à un nombre toujours plus élevé de salariés de l’indifférenciation entre le temps de travail et le temps hors travail, entre les amitiés personnelles et les relations professionnelles, entre le travail et la personne qui l’accomplit -autant de trait qui avaient constitué, depuis le XIXe siècle, des caractéristiques typiques de la condition d’artiste et notamment des marqueurs de son authenticité- » débouche sur de nouvelles possibilités d’exploitation. « La multiplication des projets tend, paradoxalement, à abolir la forme minimale de pluralité des vies et des identités (diversité des statuts et des rôles dans différents contextes -professionnels, familiaux, associatifs, etc.) que permettaient la sécurité relative offerte par des formes d’organisation reposant sur des ancrages institutionnels. Si toutes les connexions (…) peuvent être mises à profit pour (…) la constitution de projets, les différents espaces de vie se trouvent bien uniformisées dans un même réseau polarisé en direction des activités destinées à assurer la survie économique des personnes »[23].

Comment ce retournement a-t-il été possible? Dans Triomphe de la vie Giono met en scène un cordonnier et un ingénieur qui montre au premier le temps que l’on gagne en travaillant avec des machines et en divisant la chaîne des opérations. Le cordonnier n’aura plus besoin de se lever à cinq heures tous les matins, ni de travailler si tard le soir. Il ne travaillera que huit heures par jour, et comme on vendra quand même beaucoup plus de chaussures, on perfectionnera les machines et on finira par ne travailler que trois heures pas jour. Mais, demandait d’abord timidement le cordonnier de Giono, que ferais-je de mes heures libres? Ce que vous voudrez! Moi, ce que j’aime faire, c’est des souliers! Eh bien vous en ferez, librement! Et vous croyez que je vous aie attendu pour cela?

Quand lycéen je racontai cet apologue de Giono, je me souviens avoir été interrompu par mon père: « quel ballot! Les humains ne sont pas faits pour fabriquer des chaussures, mais pour parler les uns avec les autres ». La technique devrait libérer du temps pour la conversation, pour le jeu infini de la différence et de la communauté des langages, pour les actions par lesquelles diversement nous interprétons nos situations, pour les arts et les connaissances par lesquelles nous chiffrons et déchiffrons notre monde. Marx avait peut-être raison: le déploiement de la technique aurait dû permettre le déploiement de libre-activité, du moins si une communication humaine non instrumentale et un rapport non-instrumental au monde des choses sont possibles après l’instrumentalisation du monde et des autres (Heidegger). C’est un horizon de ce genre qui anime, me semble-t-il, le foisonnement de la notion d' »activités » (tout peut être « projet », pas seulement les formes classiques du travail salarié)[24]. Mais dans cette figure post-technique, comme dans la figure anti-technique de Giono, nous avons le même rêve d’une anthropologie réconciliée, qui aurait surmonté les séparations qui mutilent l’humain, et où enfin celui-ci aurait le sentiment de faire un avec sa vie[25].

Or c’est à l’ombre de ce rêve que le nouveau management s’est développé: il a compris combien on pouvait mieux exploiter des « artistes » qui « se donnent » entièrement à leur travail[26] et cherchent à s’y accomplir, qui désirent dévoiler « qui » elles sont et de quoi elles sont capables. Le succès du nouvel esprit du capitalisme est d’amener les gens à s’exploiter eux-mêmes, plus librement et plus entièrement, plus intensément que jamais. Il n’y aura plus de temps mort[27]. Pour résister à de telles conditions, comme l’observait C.Dejours, il faut s’insensibiliser aux malheurs des autres comme à ses propres souffrances[28]. Cette anesthésie touche deux fois notre sujet. La première fois par le paradoxe esthétique que cela comporte, que pour être ultra-sensible à ces nouvelles marges de la perception sur lesquelles se feront les nouveaux profits, il faut s’insensibiliser au reste[29]. La seconde c’est que s’amputer de la possibilité conjointe de sentir son malheur et celui des autres, c’est aussi s’amputer de la possibilité de reconnaître son bonheur, et de partager le plaisir des autres. Ce qui est central pour mon propos.

Nous avons donc affaire à une nouvelle servitude volontaire (pour reprendre le thème de la Boétie, mais aussi celui de Luther), qui place la plus aiguë coercition dans la plus grande responsabilisation, la plus vive anxiété dans la plus libre-créativité, et arrive à faire faire aux gens d’eux-mêmes ce qu’on veut leur voir faire. On comprend ainsi l’argument d’A.Gorz contre le RMI mais qui joue à plus forte raison contre un revenu universel, d’effacer la séparation entre un travail qui me donne une place impersonnelle, où je suis substituable à d’autres, et des activités d’ordre privé, où il s’agit de ma personne et de ma vie privée. Comme si on ne pouvait combattre les nouvelles et féroces formes de l’exploitation qu’en revenant à des formes plus classiques, mais qui rappellent une condition humaine de nécessaire pluralité des tableaux de la vie, des sphères qui s’entre-empêchent de tout mobiliser pour le meilleur -et pour le pire.

Le droit de cité

La critique artiste a été « récupérée », recyclée dans le nouvel esprit du capitalisme, et elle a perdu sa fonction de limite, de résistance extérieure à l’extension indue de la sphère du marchandisable. Comment la relancer? Je voudrais distinguer d’une part ce qui peut être proposé à l’intérieur du système comme « dispositifs de justice connexionnistes » destinés à corriger les effets les plus pervers du nouvel esprit du capitalisme à partir de ses propres principes; et d’autre part ce qui de l’extérieur doit autoriser et soutenir les différents points de résistance légitime, capables de se soustraire à son emprise. Et j’appuierai cette distinction par la différence que je propose entre un droit de se montrer et un droit de se retirer.

Il n’y a de communauté humaine en effet que si ce sont le mêmes qui peuvent entrer et sortir de l’échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui peuvent se connecter ou se déconnecter. À plusieurs indices nous avons remarqué combien le problème était celui du temps, de cette inflation du temps court de l’urgence perpétuelle qui est celui de l’autonomie du choix dans les réseaux, et de ce déficit du temps long et durable qui serait celui de la sécurité, du sentiment de pouvoir s’appuyer sur un passé et d’avoir devant soi un avenir. Et dans la société de réseaux il y a les « rapides », les branchés, et les perdants, les « immobiles ». Et les uns louchent vers ce qu’ils imaginent heureux dans la condition des autres. La question est alors: entre la rapidité et la lenteur qui partagent nos sociétés, est-on incarcéré dans un rythme, peut-on en changer? A-t-on quelque liberté de choix dans le réseau social des vitesses et des lenteurs, ou y est-on obligé? Il faudrait que cette rapidité ou cette lenteur ne puissent être purement subies comme un impératif ou une exclusion; ni simplement choisies comme on veut parce qu’on va si vite, on a tellement d’avance sur les autres, que l’on peut bien souffler un peu, et que c’est une condition pour aller encore plus vite; mais que leur choix comporte de telles obligations, et leur contraintes comportent de tels droits, que nous demeurions ensemble entre ces limites. C’est la condition pour pouvoir dire « nous » de manière simplement crédible. Pour dire « nous », il faudrait donc montrer la commune humanité, et qui rende concrètement possible pour tous et pour chacun, diversement, de pouvoir se montrer et se retirer.

Redisons-le de façon plus philosophique, dans des termes proches de Hannah Arendt. Le monde que nous cherchons est un espace d’apparition où nous puissions comparaître pour différer ensemble, avant de disparaître et de céder la place les uns aux autres. Un monde où nous puissions tour à tour nous avancer vers le milieu du cercle, interpréter par nos paroles et par nos actes « qui » nous sommes, et dont nous puissions nous retirer.

Cela n’est pas évident, parce qu’il faut avoir de quoi paraître, de quoi se montrer et montrer de quoi on est capable ou incapable, de quoi se distinguer et s’essayer, avoir de quoi dévoiler qui l’on est par diverses interprétations de soi. C’est ici l’ordre universel de la réputation que nous ne puissions nous passer de nous demander les uns aux autres “qui dites-vous que je suis?” Cette incessante demande de reconnaissance fait l’insociable sociabilité dont parlait Kant, ce besoin de différer, de nous opposer, de nous distinguer, mais de différer ensemble, de manière reconnue et acceptée par les autres; comme s’il était vain ou impossible de différer séparément. Se montrer, s’exercer en relation avec les autres, essayer en diverses guises de dévoiler qui l’on est, jouer, augmenter le nombre de connexions, augmenter notre capacité à soutenir la complexité des réseaux, c’est aussi augmenter notre densité en compossibilités, nos capacités « stylistiques », nos capacités de sentir et d’agir à plusieurs. Au fondement de la cité comme espace commun d’apparition, nous placerons donc quelque chose comme un “droit de paraître”, qui exige la possibilité concrète de déployer une réputation d’autant plus singulière que multiple, et donc d’entretenir une intrigue durable sur qui nous sommes. La possibilité de comparaître pour différer ensemble demande ainsi à être politiquement instituée, dans un cadre d’apparition qui propose plusieurs formes de reconnaissance pour donner et redonner à chacun la chance d’exercer son droit de cité.

Mais il n’est pas davantage évident d’être autorisé à disparaître, à s’effacer devant d’autres, pour qu’ils paraissent à leur tour dans l’espace public ou pour qu’à leur tour avec la génération ils viennent au monde. C’est même le problème le plus délicat, s’il est vrai que les actions et les paroles humaines sont d’une fugacité telle qu’elles disparaissent aussitôt qu’apparues, et que la tentation principale est de chercher à les faire durer par leur inscription et leur “durcissement” technique. Mais cela peut-il suffire à les protéger de l’oubli anonyme où tout retourne? Pour que nous soyons autorisés à disparaître et à nous effacer, il nous faut une institution plus durable que nous-mêmes, qui nous autorise à lâcher prise, à plonger dans l’insouci de soi; il nous faut la possibilité de nous retirer. De nous attacher à un « habitat » ou à un paysage, à une musique, à quelques êtres qui nous sont chers; il nous faut avoir de quoi reconnaître nos attachements, nos fidélités indéclinables. Pour entrer dans l’échange, d’ailleurs, il faut avoir de l’indisponible à l’échange, et il me semble que l' »habitat » correspond à cela. Au fondement de la cité, nous devons alors placer quelque chose comme un “droit d’habiter”, qui nous donne de quoi nous retirer du monde, et cette exigence de discrétion, au sens fort, demande à être politiquement instituée par un « voile d’ignorance » derrière lequel nul n’a le droit d’aller me chercher de force, et qui n’est pas moins fondamental pour exercer mon droit de cité.

Telles sont les deux limites entre lesquelles une cité humaine est simplement possible, comme ce qui nous permet de différer ensemble et nous autorise à nous remplacer les uns les autres. Et l’art explore ces deux limites, l’une interne à toute cité, et l’autre qui lui est externe.

Le droit de se montrer

Différer ensemble, disions-nous. Et que cela suffise à notre bonheur. Cela suppose une condition commune, et reconnue comme telle, comme un monde commun d’apparition, de comparution. Cela suppose de revenir à ce que l’on pourrait appeler avec S.Cavell le « monde ordinaire », et avec Kant le monde du « sens commun ». C’est-à-dire un monde où l’on accepte la comparaison, comme c’est le cas dans le monde du langage. Un monde, et un monde de langage, auquel on ait suffisamment confiance pour y estimer possible le partage du bonheur et du malheur, la communicabilité des plaisirs et des peines. Mais cela suppose aussi une différenciation acceptable et légitime, comme si nous ne pouvions interpréter ce qui nous arrive sans différer, au double sens de retarder l’interprétation, de faire de celle-ci une transformation (nous ne répétons pas tels quels les biens et les maux que nous recevons), et de différer entre nous dans nos interprétations. Comme si nous ne connaissions le monde commun que sous les espèces de la différence des « mondes », et que nous ne comparions qu’en traduisant des « incomparables ». Comme si pour nous entendre dans un tel monde il fallait d’abord accepter avec un brin d’ironie que nous ne nous entendons pas, que nous ne parlons pas des mêmes choses. Cette double condition, qui est aussi celle de la « cité » selon Boltanski et Thévenot, me semble réunie dans la communicabilité du jugement esthétique selon Kant: à la fois communicabilité essentielle au plaisir lui-même, mais communicabilité qui sait qu’elle ne peut pas forcer le différend. C’est par ce mixte indissociable de la confiance et de l’ironie que nous échappons au cercle vicieux de l’authenticité et de la virtualisation, et que nous parvenons à élargir peu à peu, par le travail de l’art sur le bord de nos catégories, nos capacités de communiquer, d’échanger et de partager nos sentiments[30]. Or cette double condition demande à être instituée, au sens où Hannah Arendt parle des institutions comme de ce qui donne un cadre durable à la fugacité de nos paroles et de nos actes: un théâtre d’apparition qui donne statut et valeur à ce que font les uns et les autres.

Qu’il soit donné à chacun la chance de se montrer, de faire voir aux autres qui il est, voilà la justice que je cherche ici, et qu’il faut penser sous la forme d’un droit fondamental, le droit d’accès à l’espace public. On l’a vu, entre les petites cigales saisonnières qui se serrent la ceinture chaque hiver et n’osent penser à leur vieillesse, et les grosses cigales fortunées qui griffonnent parfois un projet à millions sur un coin de bar, nous avons la figure principale de la nouvelle fracture sociale. Comment protéger les petites cigales? Pendant quelques temps nous avons connu un régime de protection sociale bizarre, celui de ce qu’on appelait les intermittents du spectacle[31]. Ce régime donnait une petite assurance de revenus pendant les périodes où une certaine catégorie d’artistes ou d’employés du spectacle ne travaillent pas[32]. La justification de ce dispositif, qui amortit le choc d’une mobilité imposée, tient à la reconnaissance que ces périodes « chômées » sont des périodes de création ou de préparation. Il y est donc admis que les artistes aient besoin de périodes en-dehors du temps proprement productif et rentable pour être ce qu’ils sont. Cette reconnaissance, par laquelle on ne rémunère pas la seule prestation, au prix du marché, mais la période préparatoire elle-même, opère une régulation de l’exploitation et donne à chacun sa chance.

Ce régime, à usage très limité, est lui-même menacé, alors qu’il proposait pourtant un compromis acceptable entre l’exploitation du talent par le gain et le mépris romantique de toute gestion. Ce compromis était d’autant plus intéressant que nos sociétés, surfant sur les progrès technologiques, déplacent davantage leurs activités vives vers les « arts » dont ces technologies sont inséparables, et que ce processus est irréversible, rendant illusoire le retour à un plein emploi productif classique. Mais si les machines délivrent les humains des obligations les plus laborieuses pour leur permettre d’exercer plus loin leur style[33], leur singularité, leur inventivité, encore faut-il que ces « exercices » puissent être reconnus et suffire à donner une place au soleil à ceux qui les pratiquent. Est-ce bien le cas? Quelle est la valeur reconnue aux paroles et actes de tous ceux qui ne font rien de rémunéré? Comment peuvent-ils se sentir autorisés à parler et à agir, à tenter d’interpréter devant les autres « qui » ils sont?

Cette question est politiquement d’autant plus centrale que l’on peut penser, avec Hannah Arendt, que les cités humaines ne sont rien d’autre que ce cercle où l’on s’avance à tour de rôle pour se montrer, avant de s’effacer devant les autres. Dans quelles enceintes nous faisons-nous place les uns aux autres, rien que pour le plaisir de nous distinguer tout en parlant de ce qui nous est commun? Et si c’est un véritable travail que d’apprendre à parler tout en écoutant, comme à sentir ce que nous faisons (c’est aussi le rapport des arts aux sciences que cet élargissement de la perception) ne nous faudrait-il pas trouver une place autorisée et fiduciairement reconnue pour des milliers de jeunes ou de vieux chômeurs qui travaillent chaque jour à réinventer la parole. Parce que justement la parole c’est pas la poudre[34]!

Cette reconnaissance peut passer par une rétribution fiduciaire qui rémunère pour une semaine le travail d’un jour, ou pour une année le travail de deux mois. Mais les formes de la reconnaissance artistique montrent aussi l’importance de la « signature ». Boltanski et Chiapello donnent l’exemple des génériques, où sont nommés tous ceux qui ont apporté même une part minime (ou bénévole) à la réalisation du film[35]. Dans la mesure où la société de réseaux marche par « projets » qui ressemblent à des films, le droit d’être désigné nommément pour la part que l’on a prise à un projet, l’obligation de donner la liste de tous les contributeurs, permettraient de donner un cadre juridique à cette demande de reconnaissance publique qui devient sinon insatiable, et d’échapper à cette logique perverse de la « signature » où un seul « représentant » va pouvoir en personne s’attribuer les pouvoirs d’une oeuvre collective[36]. La réputation, dans une société de réseaux, est une chose trop importante pour ne pas être cadrée et instituée de manière à donner à chacun ce qui lui est dû, et à chacun sa chance.

Et la question des droits d’auteurs (ou d’acteurs, si l’on peut dire) est ici centrale. C’est ce que Nicolas Auray[37] a bien montré par rapport à l’histoire récente des inventeurs de « logiciels libres » en micro-informatique: leur génération commence dans l' »utopie » de l’amitié anonyme, du tutoiement confiant et généralisé, de la mise en commun sans réserve de toutes les inventions, dans une sorte de communauté idéale et libertaire où tous puissent apprendre et réinterpréter. Puis, quand IBM, Microsoft et quelques autres grands marchands brevettent les développements de leurs inventions, dont ils ont le sentiment qu’elles sont déformées, que leurs intentions sont faussées, alors ils se sentent pillés, demandent à être « nommés », et que les logiciels ne soient pas livrés sans leurs « attaches » (« Lisez-moi »!). La propriété du droit d’auteur leur apparaît alors comme le seul frein à une commercialisation débridée.

Pour revenir à nos intermittents du spectacle, dont le statut était sans doute à consolider sur des bases plus larges, nous nous trouvons à l’époque du management créatif et des petits boulots, alors que notre régime social est encore celui de la taylorisation industrielle. Quand donc donnerons-nous à chacun, régulièrement, la dotation en moyens qui lui permettraient de réaliser, éventuellement en partenariat avec d’autres, son « projet »? Quand lui ferons-nous ce crédit? Quand donc comprendrons-nous que la première justice est de donner à chacun le droit de paraître au monde, un droit de cité, la possibilité d’interpréter qui[38] il est? Et que nous sommes tous des intermittents du spectacle?

Le droit de se retirer

Qu’est-ce qui nous autorise à nous retirer? C’est d’abord certainement d’avoir eu la possibilité de nous montrer, de faire voir qui nous étions. Il faut avoir eu de quoi se montrer pour se sentir autorisé à quitter la scène, et se sentir quitte avec soi-même. L’artiste est à cet égard encore révélateur d’une condition plus générale, qui est de désirer se connaître soi-même; et comme disait Augustin des fleurs, ne se connaissant pas, de s’offrir à la connaissance[39]. Mais il y a toujours une limite à ce désir, et quand on est allé assez loin dans la connaissance de soi devant autrui, sous divers profils, il est un point où l’on bascule dans l’insouci de soi, où l’on ne désire plus qu’être, simplement, que s’effacer dans l’être.

Aurions-nous cependant le courage de nous montrer, de nous exposer, si nous n’avions pas au rebours l’assurance de pouvoir nous retirer, nous effacer? Aurions-nous le courage d’agir et de parler, si l’on ne pouvait rompre le sortilège de l’irréversibilité des conséquences de nos actes et de nos paroles dans le monde? Qu’est-ce qui dans nos vies, assure cette discontinuité, cette « discrétion »? En ce sens, il faut avoir de quoi se retirer pour se sentir autorisé à se montrer. Et la question de savoir ce qui nous autorise à nous retirer est plus délicate encore que celle de savoir ce qui nous autorise à nous montrer. C’est la question de savoir ce qui nous permet d’accepter la fugacité de nos gestes et de nos mots, leur fragilité éphémère. On sent bien qu’elle touche à la mort, à la naissance, à la génération, et l’art comme la religion en font l’expérience. L’art, comme jeu avec la mort, révolte et acceptation de la fugacité, la religion aussi, comme déploiement d’un théâtre plus durable que nous même et où notre parution au monde ait fait une différence inoubliable.

Or cette question n’est pas moins politique que celle de savoir comment différer ensemble. Mais elle réside moins dans la différence qui surgit entre des contemporains quant au même événement, que dans celle de la différence que nous faisons entre ce que nous trouvons en venant au monde et ce que nous laissons derrière nous. La différence des générations ne s’établit pas entre des égaux, mais entre un grand qui doit donner au petit de quoi être grand à son tour, s’effacer devant son petit, et un petit qui ne peut interpréter « qui » il est qu’en partant de ce que d’autres ont dit avant lui. C’est un problème politique que de reconnaître, entre les grands et les petits, une dissymétrie qui donne aux uns aux autres des dettes non réciproques. Ce sentiment d’une dette transcendantale, condition de possibilité de tous nos échanges, ce sentiment d’un don antérieur, est essentiel au sentiment artistique comme au sentiment religieux de « gratitude »[40]. Mais c’est aussi une condition politique, et l’ingratitude générale n’est pas sans lien avec l’effondrement de l’autorité, du sentiment d’être « autorisé ». C’est un problème politique que de doter chacun d’une dette à ce point inaliénable, qu’on ne puisse lui arracher ce don. C’est un problème politique que d’avoir le courage d’assumer un héritage parce qu’il est là, et parce qu’on ne peut créer qu’en recréant ce qui précède. C’est un problème politique que les oeuvres et les traces du passé échappent à leurs intentions initiales et sont réempruntées, réinterprétées de manière inattendue, réaménagées différemment de génération en génération, comme si on redisposait à chaque fois le monde et la demeure autrement. La cité est ici confrontée à l’irréversibilité, et à la nécessité d’instituer la transmission en dépit du décalage des générations, et du fait que l’on ne transmet pas ce que l’on veut transmettre.

Qu’il soit donné à chacun la possibilité de se retirer, de s’effacer devant les autres avec gratitude, voilà la justice que je cherche ici, et qu’il faut penser sous la forme d’un droit fondamental, le droit de retrait de l’espace public. Et je reviens ici sur le droit d’habiter, sous l’idée que l’habiter, en amont de tous nos échanges, de nos productions et de nos oeuvres, est comme un don premier. On peut le penser comme un droit d’habiter, et comme un rapport au monde comme cohabitation. Qui sont deux manières de limiter de l’extérieur et de résister à l’extension indue de la sphère du marchandisable.

Le droit d’habiter proposé ici, plus politique et plus radical que tout droit social au logement, serait quelque chose comme le droit d’avoir de l’indisponible. Ce serait une réserve inaliénable. Ce ne peut d’ailleurs être vraiment inaliénable que si c’est un don. L’habitat, qui nous précède et nous excède (nous habitons toujours par d’autres qui nous précèdent, et pour d’autres à qui nous laisserons la place), nous donne de l’indisponible à l’échange. On peut ainsi parler d’une opacité de l’habitat aux échanges. C’est cette réserve, cet indisponible, que j’estime absolument nécessaire au maintien de la personne: n’est-ce pas le malheur du SDF que d’être obligé de s’exposer, d’être perpétuellement en scène, sans possibilité de retrait; et sans la possibilité d’avoir du « propre ». Si même l’on accepte les postulats de l’économie de marché, en effet, il faut bien que les acteurs disposent d’une mise de départ ou d’une prise de sortie qui permette au jeu de l’échange de fonctionner librement. Ce jeu suppose que personne ne soit obligé d’entrer dans l’échange, en vendant d’avance sa vie entière jusqu’à ses dernières extrémités, et que pour personne sortir de l’échange ne signifie être exclu de la vie, disparaître sous la faux de la mort. Ce jeu suppose que l’on puisse entrer dans l’activité et l’échange du travail et des oeuvres humaines, et en sortir, parce qu’on a de quoi rester sur la touche sans être jeté de la vie. Ce jeu suppose que l’on puisse être sur la touche des échanges économiques en gardant une place dans l’espace commun. La rationalité de l’économie suppose ainsi, non après–coup par une figure de la redistribution sociale des gains au nom de la solidarité, mais a priori, par établissement d’un droit constitutionnel et politique fondamental, une dotation d’habitat, qui serait la condition pour entrer et sortir des échanges.

Au fond, le monde nous a été donné à habiter, et loin de pouvoir nous l’approprier pour le vendre ou le détruire, nous trouvons dans le Sermon sur la Montagne une prédication de l’insouciance qui nous rappelle, avec les oiseaux du ciel et les lys des champs, à recevoir d’abord le monde, simplement, avant que de prétendre en faire notre oeuvre. Cela limite l’indéfinie croissance des échanges: nous pouvons pas augmenter notre taille ni notre longévité! Et cela fonde le sentiment d’un inaliénable, d’un inéchangeable. L’habitat est inaliénable, parce qu’il faut rendre à César ce qui est à l’effigie des échanges humains, et rendre à Dieu ce qui est à son image, l’être humain dans sa corporéité complète. Car l’habitat n’est rien d’autre que l’envers de nos corps. C’est une condition « esthétique », au sens fort. Cette sphère de proximité au corps est l’endroit par où mon comportement se glisse parmi d’autres, et cette aire, qui se condense et se dilate au gré de mes actions et de mes distractions, cette surface où mon corps est au contact d’autres corps et s’y mélange, cet habitat–là est irrépressible, inaliénable. Ce n’est pas un système d’objets ni même d’usages, mais la condition pour qu’un objet ou un usage quelconque puisse apparaître. Le seuil de l’habitat, sa limite, correspond d’une certaine manière à la limite de ce que nous pouvons agir et sentir, et au-delà commencent nos titres abstraits de propriété, d’avoir, de savoir, de pouvoir ou de croire[41]. Et l’élargissement de ce que nous pouvons agir et sentir se fait de proche en proche, comme on le voit dans la condition de cet art premier, non encore détaché de l’habitat, où une peinture se vend mieux aux proches qu’aux « lointains ». Cette communication de proche en proche atteste combien l’art est une sorte d’élargissement de l’habitat, de la cohabitation, et c’est peut-être ce que Kant avait à l’esprit quand il parlait de la communicabilité du goût.

Déambulatoire

L’art doit rompre avec le flot de la communication, refaire une distanciation, pour rouvrir la possibilité d’une nativité, d’une familiarité inédite, remarquait Gadamer[42]. On pourrait dire aussi que l’art doit nous intriguer, nous retarder dans la vitesse des réseaux, et nous ralentir assez[43] pour nous soustraire à l’impératif de devenir commensurables ou de disparaître. C’est cette intrigue, cet écart à la communication rapide, que nous trouvions déjà dans les travaux de Ricoeur sur la métaphore ou sur le récit. Mais là encore, l’expérience du partage délicat d’un plaisir esthétique est à la fois la mise en échec de toute communication imposable et l’ouverture d’une communicativité différente. Et là encore c’est un modèle d’expérimentation politique, de micro-contrat social, comme Jauss le montre dans la communicabilité du jugement esthétique chez Kant, où l’on a vraiment affaire à un accord, à un libre consentement à ce que l’autre me propose, à une « réception dans la liberté »[44]. Comme le dit magnifiquement Kant du plaisir esthétique, « l’obligation de jouir est une évidente absurdité »[45].

Dans le même temps c’est bien le propre de ce qui est beau de nous intriguer par cette « finalité sans fin, » ce sentiment qu’il y a un sens mais que nous ne savons pas lequel, et qui seul peut répondre à la hauteur de l’absurde. N’est-ce pas pour neutraliser provisoirement ce dégoût, cette perte de sens, ce découragement devant la labilité et l’éphémérité de tout (et d’abord de nos plaisirs et de nos bonheurs), que nous multiplions nos déplacements, la vitesse de nos télécommunications: quand on se déplace au moins les choses ont un sens! Et il nous en faut des doses de plus en plus massives, parce que nous ne sentons pas ce que nous faisons[46].

Les différentes figures de l’art que nous avons ici évoquées nous rappellent que la cité ne se fonde pas seulement sur la sécurité contre les malheurs communs ou mutualisables, mais sur l’amitié de partager d’abord le bonheur, de se réjouir du bonheur des autres, d’être capable et autorisé à le faire sien. C’est ce qui nous manque le plus aujourd’hui, ce qui manque le plus à notre sentiment même de la justice, à notre capacité à corriger de l’intérieur et à résister de l’extérieur le système injuste de notre trafic de bonheurs. Comme l’écrivait Hannah Arendt, « partager la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit -la joie, pour ainsi dire, en donne le ton »[47].

Olivier Abel

Publié dans Esprit 2000 n°7, p.119-139.

Notes :

[1] Une version plus longue de ce texte a paru dans Autres Temps n°66, sous le titre « les arts dans la cité« .

[2] Par lequel s’ouvre Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello, Paris: Gallimard, 1999 (voir la présentation dans Esprit en janvier 2000). Dans la première partie de ce texte, je propose une lecture parfois infidèle de ce livre sous l’angle de l’art, en y ajoutant quelques unes de mes interrogations (voir l’entretien avec les auteurs dans Autres Temps n°59 automne 1998). Dans la seconde partie je reprendrai à nouveau frais la question d’une cité juste, toujours sous l’angle exploratoire de la question de la place donnée aux arts. À vrai dire je crois qu’un certain capitalisme triomphant (disons depuis 89) est blessé à mort, tant par la défiance qu’introduit partout la désinstitutionalisation et l’opportunisme, que par l’obligation où il est de relancer la croissance jusqu’à l’effondrement du système. Toute la question est de savoir par quel « théâtre » social il sera peu à peu remplacé.

[3] Dans sa Critique de la faculté de juger, Paris: Vrin, 1974. Kant n’hésite pas à dire que la communicabilité universelle de ce sentiment est ce qui rend possible le plaisir esthétique (§9), et qu’un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisqu’il ne pourrait pas en partager le plaisir, et que le goût « n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées » (§41).

[4] « Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme si un ami ne le partage pas » et nos vrais amis sont plutôt « ceux à qui nous n’hésitons pas à montrer notre bonheur » (H.Arendt, Vies politiques, Paris: Gallimard TEL p.34). Et comme, au dire d’Aristote, l’amitié suppose ou entraîne un sentiment d’égalité, fût-ce par des inégalités réciproques ou corrigées, le partage du bonheur exige la justice.

[5] Pour suivre les indications de Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification, les économies de la grandeur, Paris: Gallimard 1991.

[6] On laissera de côté ici d’autres formes d’échanges et de cités, déjà explorées par Thévenot et Boltanski dans La justification comme les cités domestique, civique, marchande, industrielle, celles de l’opinion ou de l’inspiration, qui continuent à être actives et pertinentes à d’autres égards, mais qui sont de plus en plus pénétrées et dominées par ces connexions.

[7] Plus que le « hiérarchique », le « productif », ou le « civique » qui sont tenus pour des modèles dépassés.

[8] Au sens aussi où l’on dit de quelqu’un qu’il est « capable » de tout.

[9] L’impératif du marché et de la communication étant « soyez commensurables ou disparaissez! », comme le notait Jean-François Lyotard dans La condition post-moderne.

[10] C’est une cité de la réputation, puisque le coeur en est les relations directes entre des individus, qui doivent tenir parole, et dont la réputation, plus que le capital industriel ou marchand, fait la valeur. Tenir sa réputation, c’est l’augmenter, et c’est donc s’obliger ultérieurement à la tenir davantage encore.

[11] D’ailleurs 10 heures de travail d’une personne peu connectée valent 1 heure de travail d’une personne très connectée. Et les petits entretiennent les connexions, mais ne sont payés que le temps de la connexion.

[12] C’est cette double contrainte qui est psychiquement épuisante, comme on le verra à propos de la servitude volontaire.

[13] Artistes versus managers, le management culturel face à la critique artiste, Paris: Métailié, 1998. Voir ma présentation dans Esprit Août-septempbre 1999, p.228-231.

[14] C’est ce que dit Schopenhauer du génie, de même que la libre-légalité est pour Kant la caractéristique du jugement esthétique, qui n’applique pas des catégories prééxistantes mais précède la règle ou la catégorie, et la formule.

[15] Aristote, début de l’Éthique à Nicomaque.

[16] Le nouvel esprit du capitalisme, cité ici sous l’abbréviation NEC p.565.

[17] E. Auerbach, Mimèsis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris: Gallimard, coll. TEL.

[18] Il est vrai que l’argent développe aussi, dès le début, le sens du crédit c’est-à-dire du possible, de l’imagination du possible, comme j’ai cherché à le montrer dans « L’ambition protestante d’une justice capitaliste », in De l’injuste au juste (Actes du Colloque de l »Association française de philosophie du droit) Paris: Dalloz, 1997, p.29-36.

[19] Ce traquenard de l’argent, d’une société de part en part maniée par l’argent et obsédée par lui, a été remarquablement mis en scène dans le film de Reha Erdem, Kaç para kaç (para veut dire argent, et kaç signifie à la fois « combien », et l’impératif de « fuir »: enfuis-toi -sans compter peut-être l’allusion à l’anglais « prends », « attrape »!).

[20] On ne peut plus agir dans le monde réel, alors on se replie dans les sensations-actions du monde virtuel-artificiel, de la fiction. Mais la fiction, comme Ricoeur l’a montré, peut rouvrir d’autant plus fortement vers le réel, pour le refigurer, qu’elle a suspendu la référence littérale.

[21] Je ne sais comment nommer cette religion du processus, cette « gnose » particulière, qui du même mouvement cherche le naturel, l’ordre biologique de la Vie dans sa grande et bienfaisante véracité ou spontanéité, et la totale émancipation technique qui rend tout référent malléable et remodulable à merci, nous préparant à être enfin libéré du monde terrien et de notre condition humaine.

[22] NEC p.564.

[23] Les références des citations ci-dessus sont p.563, 506 et 526 du même ouvrage.

[24] Pour surmonter la distinction entre le minimum social garanti par la collectivité et le travail rémunéré, A.Supiot propose de renforcer juridiquement cette notion d’activité (de formation, familiales, associatives, politiques, culturelles, de loisir, etc.), avec la possibilité pour ceux qui ont travaillé un certain temps de se consacrer « à des activités librement choisies ». Et que J.Boissonnat propose d’établir des « contrats d’activité », qui englobe le contrat de travail sans le faire disparaître, mais dans une durée de l’ordre de cinq ans comprenant aussi d’autres activités (cités in NEC p.492 sq.)

[25] C’est ainsi que l’on peut définir le plaisir esthétique chez Kant.

[26] La clé du succès (et du malheur) ici est de se convaincre soi-même que l’on peut tout « vendre » de soi-même, que tout est « bon » si on sait le présenter.

[27] Voir Daniel Cohen, « La polyvalence dans le travail est-elle toxique » Esprit, Janvier 2000.

[28] Christian Dejours, Souffrance en France, Paris: Seuil, 1997.

[29] Nietzsche avait déjà remarqué cela.

[30] C’était la question initiale: peut-on supporter l’échec de la communicabilité tout en continuant à désirer partager la joie, à la supposer communicative? C’est tout le problème de Kant dans la troisième critique.

[31] Boltanski et Chiapello n’en parlent curieusement pas dans leur livre, alors que c’était eux qu’ils en avaient parlé dans Autres Temps n°59 automne 1998.

[32] L’effet pervers est que les employeurs continuent à exploiter et que c’est l’État qui doit verser le complément de salaire. Dans ce cas évidemment les charges portant sur les employeurs seront plus lourdes que si elles internalisent davantage leur participation à cette justice générale. Et s’il faut entraver l’opportunisme d’employeurs qui exploitent les prestations sans se soucier de tout ce qui les rend possibles, il faut aussi protéger les entreprises des comportements opportunistes des « employés » ou « agents », quand ils mangent à tous les râteliers.

[33] G.G.Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris: A.Colin, 1968, les premières pages sont éloquentes sur ce point.

[34] À la différence des inventions techniques qui sont cumulatives et imposables aux adversaires, condamnés à devenir techniquement commensurables ou a disparaître, les vraies inventions « morales » sont réitératives, brisées et réinterprétées à chaque génération.

[35] NEC p.475.

[36] NEC p.752. Ce qui est pervers dans cette évolution de la concurrence pour la signature, qui ne touche pas seulement le monde de l’art (plutôt moins, souvent) mais l’ensemble de notre société, c’est la corruption que permet cette « personnalisation » de positions institutionnelles dont on profite mais sans y croire ni en prendre les responsabilités.

[37] Dans un exposé récent au séminaire de Laurent Thévenot, EHESS hiver 1999-2000.

[38] C’est à cette condition qu’il n’est pas insoutenable pour quelqu’un à la fois de devoir « être quelqu’un », capable de s’engager avec conviction, de promettre, et de devoir être flexible, capable de débrayer, de changer de monde, etc. Remarquons à cet égard que si Boltanski dénonce cette tension comme une source perpétuelle d’inquiétude (NEC p.560), c’est bien de cette double faculté d’engagement et de détachement (fermer et ouvrir les yeux) qu’il dotait un sujet ayant l’art de vivre dans plusieurs mondes (De la justification op.cit. p.286).

[39] Comme le relève Schopenhauer quand il traite du « beau ».

[40] La gratitude n’est possible qu’envers ce qui m’autorise à avoir de la gratitude, ce qui m’en donne la possibilité. L’autorité n’est que la condition de possibilité de la gratitude.

[41] Voir ce que j’ai écris là-dessus dans « Habiter la cité », in Autres Temps n°46 Été 1995 (et débat avec Laurent Thévenot).

[42] L’héritage de l’Europe, Paris: Rivages, 1996, p.73.

[43] NEC p.570.

[44] H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris: Gallimard/TEL, 1978, p.169-170. Ce que Jauss veut montrer, c’est que la fonction de rupture et d’invention ne se déploie pleinement qu’en regard de la fonction de consensus et de communication, que l’art « a presque complètement perdue ». La théorie esthétique a mis l’accent presque exclusivement sur la rupture de la norme, mais elle doit aussi en penser la création et la transmission.

[45] E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris: Vrin, 1974, §4 note 1 p 53.

[46] H. Arendt, Prologue à Condition de l’homme moderne.

[47] H. Arendt, « De l’humanité dans de sombres temps », in Vies politiques, Paris: Gallimard, 1974, TEL p.24. Elle continue: « ce qui rend cette joie impossible, c’est l’envie ». Ricœur estime, à la suite des remarques de H.Arendt sur « juger », que le jugement esthétique de Kant « constitue une avancée d’une extrême audace dans la question de l’universalité, dès lors que la communicabilité ne résulte pas d’une universalité préalable. C’est ce paradoxe de la communicabilité, instauratrice d’universalité » que l’on peut retrouver dans le domaine politique, historique et juridi­que (Le Juste, Paris: Esprit, 1995, p.148 sq.).