Pour une éducation à l’image

Avant d’apporter notre grain de sel, rassemblons un constat déjà assez communément discuté, sinon admis. L’image-télévision est désormais au sommet, au centre de tous les réseaux qui forment notre société. Marchandise ultra-rentable car reproductible à coût infime, sa monnaie spécifique, l’audimat, s’impose peu ou prou à toutes les sphères de la vie économique, mais aussi culturelle et politique, où les noms s’affrontent comme des marques ou des images de marques. La télévision fait de la transparence la seule vertu politique, qui peut s’accomoder de démagogie, mais qui écrase les compromis souvent bien nécessaires à la complexité des choix réels. Culturellement, la télévision, par la guerre des incultures, engendre le relativisme qui n’a plus même besoin de faire de propagande. On a donc affaire à un pouvoir inédit, et d’autant plus puissant que les médias ensemble forment la nouvelle religion de masse, cette communication indispensable au lien social pour constituer les mythes, histoires, langage et imaginaire communs. C’est cet opium, cette télékinésie, cette télétranssubstantiation, ce télé-loto, particulièrement destiné à occuper les enfants abandonnés, à tendre un miroir aux ados en crise d’identité, à divertir et reposer les adultes fatigués, ou à plonger dans la chaleur communicationnelle les personnes âgées isolées.

Il faut donc parler d’éthique non pas à cause de l’immoralité des différents acteurs que sont les producteurs, les journalistes, les réalisateurs, les téléspectateurs,etc., mais simplement à cause de l’étendue de ce pouvoir. A puissance inédite, responsabilité inédite. Et la responsabilité doit être partagée. D’abord parce que la panique confuse qui confond tous les médias masque la diversité des fonctions qui sont parfois parfaitement remplies: je pense à certains reportages, à certains films de fiction, à certains débats télévisés. Mais surtout parce qu’il faut prendre les choses pragmatiquement, par tous les bouts. Et les usagers que nous sommes doivent commencer par balayer devant leur porte.

Or les protestants ont ici un apport spécifique, qui tient à leur insistance sur le "récepteur". De même que le lecteur des Ecritures bibliques est placé en position de responsabilité, d’avoir à faire le travail de l’interprétation personnelle du texte (une interprétation toute pratique: qu’est-ce que j’en fais dans ma vie?), de même on peut dire que l’éthique protestante veut insister sur la capacité des téléspectateurs à interpréter les images (et sur leur droit de préférer les images qui donnent quelque chose à interpréter). Or cette capacité suppose un apprentissage à plusieurs, où l’on apprend à se distinguer et à partager ses interprétations; elle suppose donc de mettre en place d’une éducation à l’image, aux codes de ce nouveau pouvoir, de même que l’Ecole a éduqué les futurs citoyens aux codes de l’écriture et de la lecture républicaine. Loin de se détourner avec horreur des images médiatiques, l’éthique protestante en propose un usage sobre, c’est à dire détaché de la cupidité qui la réduit à n’être qu’un signe monétaire qui prolifère d’autant plus qu’il ne représente rien, et de la superstition qui fait croire en l’image à la présence réelle de ce qu’elle représente. D’ailleurs ce que l’on appelle l’iconoclasme protestant n’est rien d’autre que la rupture avec cette cupidité-superstition: c’est l’affirmation que l’image est "symbole", figure et donc déjà interprétation, et cette libération de l’image poétique a aussi correspondu à une libération des arts profanes, et au dévoilement de ce que l’on pourrait appeler la subjectivité de l’image artistique.

Que peut-on faire face à la télévision, et quels sont ces codes dont nous devons faire l’apprentissage, comme Monsieur Jourdain découvrant qu’il fait de la prose? On peut ne pas allumer cette curieuse ampoule, ou l’enteindre tout de suite, ou avoir déjà décidé de ne jamais l’utiliser à des heures, jours ou périodes particulières, comme un vide nécessaire. On peut zapper, ce qui veut dire ne pas arriver à se concentrer, mais aussi briser le charme, et choisir, manifester à quel point on joue, à la fois captif du jeu et libre de faire pouce. On peut enregistrer, c’est à dire se disposer à revoir, et probablement à revoir avec quelqu’un qui est alors absent. On peut visionner, revenir en arrière, et les enfants aiment à se repasser indéfiniment certaines scènes, qui sont comme les grandes péripéties de nos contes et légendes, ou les plis de notre commun inconscient, de notre immémorial.

Mais on peut aussi apprendre à identifier le pacte pragmatique, le télé-contrat sous-jacent à l’émission: une pub, un journal télévisé, un débat en direct, un téléfilm, un spectacle de variété, la retransmisssion d’un tournoi sportif, n’ont pas la même fonction sociale. Et l’effacement de ces fonctions est comme le refus de se soumettre à aucun télé-contrat précis: une pub se fait passer pour reportage, un journal pour un commentaire de football. On peut apprendre à identifier les "faux-direct". On peut apprendre à identifier ces indices d’authenticité ou de naturel, qui laissent croire que les images n’ont aucun caractère intentionnel, et n’ont donc pas de fonction. On peut déchiffrer la subjectivité là où règne la supposée "obectivité" des images. On peut enfin s’intéresser à l’appareil de production, identifier la provenance des images, chercher "qui" a laissé ce hors-champ que l’on ne voit pas, a exclu ces séquences du montage, et pourquoi a-t-il voulu donner tel ou tel effet de réel. On ne prendra alors pas l’image pour la réalité, on demandera à l’image son invisible, son épaisseur, ce qu’elle ne montre pas; mais aussi ce qu’elle nous fait savoir ou croire, dire, sentir ou ressentir, et plus généralement ce qu’elle nous fait faire.

Tout ce travail d’apprentissage se fait à plusieurs: comme pour les études bibliques, ou pour les ciné-club, on y vient parce qu’on sait que tout seul on piétinne vite, et qu’à plusieurs c’est plus drôle. Mais il faudrait aussi demander à toutes les chaînes de télévision un pourcentage même faible qui servirait à financer dès l’école cet apprentisssage au déchiffrement de l’image, et faire en sorte que tous ces codes sautent au yeux de tous les enfants, au premier coup d’oeil. On rendrait ainsi sa place à ce qu’il y a virtuellement de plus créatif dans le média-télévision. Or les possibilités sont inouies, depuis l’image qui cherche le plus à dire la réalité (quelle est cette information inédite?) jusqu’à l’image qui rouvre le plus l’imaginaire (quel est ce plaisir inhabituel?). Mais pour cela nous devons être vigilant sur la manière dont les images accélèrent encore dangereusement la communication, l’actualité, le marché, le brassage des cultures. Non que la rapidité soit à tout point de vue inquiétante: il y a dans l’image la possibilité d’avoir en un clin d’oeil des significations que l’écrit ne pourrait que laborieusement dérouler, et cette rapidité métaphorique rapproche l’image du "mot d’esprit": c’est aussi cette capacité de synthèse brève, de symbolisation raccourcie, qui fait le plaisir de l’image-télé; et c’est bien sa vertu.

Mais il me semble que cela n’est vraiment possible que là où d’abord l’image nous a un instant retardé, intrigué, ralenti dans notre course affairée. C’est là où elle suspend le plus la communication ordinaire que l’image émise ouvre le plus largement une communication seconde, une communication offrant information inédite ou plaisir inhabituel, une communication ouverte au travail d’interprétation. Or la capacité des téléspectateurs à interpréter les images suppose qu’ils aient la possibilité concrète de préférer les images qui donnent quelque chose à interpréter. Des images qui puissent un peu les intriguer. Sinon ils iront les chercher ailleurs, et demanderont, comme Caton le demandait de Carthage, que l’audimat soit détruit.

Paru dans La Croix le 21 Juin 1997

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)