Plaidoyer pour la déception

Vous n’aimez pas être déçu, moi non plus. Et quand on voit un enfant tendre la main vers un coquelicot qui, saisi, s’effeuille aussitôt, on sent ce qu’il y a de terrible dans la moindre déception. Or la déception peut se glisser dans nos vies par tous les bouts. Nous pouvons être déçus par nous mêmes, quand nous n’avons pas été à la hauteur de nos promesses. Nous pouvons être déçus par les autres. Nous pouvons être déçus par un film, par un roman, par un paysage ou par une ville dont nous nous étions faits une image merveilleuse. Nous pouvons être déçus par un objet que nous avons longtemps convoité et qui une fois possédé perd sa saveur. Nous pouvons être déçus par des promesses politiques qui n’ont pas été tenues, et par le fait que les plus grandes espérances de l’histoire retournent leur veste, nous faisant la dernière surprise de voir qu’il n’y a jamais de surprises.

L’issue générale est de dire qu' »on n’a pas envie »: comme cela il n’y a pas de déception possible. Et je me demande si notre civilisation n’est pas un système pour éliminer toute possibilité de déception. Par la technique, qui prétend donner une solution à tout ce qui nous manque. Par la communication où nous ne faisons plus la différence entre le médium, le message, et le réel. C’est pourquoi je voudrais tenter ici un plaidoyer pour la déception, comme une chose délicate et difficile à bien réaliser. Car d’une part sans attente, sans la capacité à se figurer quelque chose d’absent et que l’on espère trouver, il n’y a pas de déception. La résignation à ne plus avoir aucun but, le renoncement à tout désir, le détachement ne sont jamais déçus. Mais d’autre part sans atteinte, sans rencontre de quelquechose d’autre que notre imaginaire, il n’y a pas de déception non plus. Il n’y a pas décalage possible entre l’attente et l’atteinte, entre l’imagination et la rencontre, entre les buts et les résultats, entre l’intention et l’acte. La déceptivité est la seule preuve d’une atteinte de l’autre ou de la réalité.

Il est probable qu’une relation sans déception soit une relation imaginaire, où l’on ne fasse rien d’autre que de combler mutuellement nos imaginaires solitaires. Ce sont des conduites relationnelles que rien ne peut décevoir, parce qu’on n’attend rien vraiment, rien d’autre que soi-même, et qu’on se met en position de ne pas risquer de rencontrer autrui. De même nous voyons des discours politiques ou des stratégies militaires non « perdables ». Il y a des manières de partir en vacances en fermant les yeux sur le pays où l’on va, qui interdit toute surprise, toute rencontre, tout traumatisme. Et il en est ainsi de tous les registres de la vie et de nos langages. Si je dis « le bleu est bleu », je formule une proposition qui ne peut être vraie ni fausse: une tautologie n’est pas « déceptible ». Que deviendrait l’activité scientifique si elle ne s’occupait pas de rendre ses hypothèses vérifiables, et donc décevables? Que deviendra le monde de la communication si on ne s’occupe plus de ce qui rend les messages proprement compréhensibles, c’est à dire interpétables autrement par ceux qui les reçoivent?

Si dans nos langages, dans nos relations, dans notre vie politique, nous ne sommes plus capables de définir ensemble le type de déception que l’on y risque, et de l’assumer, c’est vraiment que nous n’attendons et ne rencontrons plus rien. Pour avoir éliminé toutes les petites ou grandes déceptions, ne nous reste-t-il plus que cette déception « totale », irrémédiable? Vite, allons chercher des coquelicots. Semons-en.

Paru dans La Croix le 12 juin 98

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)