La tendresse d’être

1. En adjoignant le verbe être au nom tendresse, le philosophe poursuit probablement son désir de sagesse. Il désigne dans la tendresse la moins compliquée des choses, mais aussi la plus métaphysique. Pour lui, et pour tout ceux qui le plus silencieusement du monde partagent son désir, la tendresse est la plus simple porte et le plus difficile chemin. La tendresse est une expérience, mais une expérience qui ne vient rien vérifier ni rien justifier : une expérience sans qualificatif, la simple et effrayante expérience d’être. En deçà et au-delà des soucis du monde des hommes, le philosophe évolue ainsi parmi les enfants et les animaux, comme certains savants vertigineusement penchés sur la physique des particules, comme les humains les plus démunis que la faim tourne parfois vers les étoiles.

2. Pourtant le philosophe aurait tort de franchir trop vite le seuil qui sépare chaque "ici et maintenant" de la demeure de l’être. On comprend qu’il veuille s’y retirer du vacarme, et trouver ce lieu où "tout est là"; mais il ne faut pas être métaphysiquement trop pressé. D’abord parce que la porte une fois franchie se dresserait encore devant lui : la demeure se retire pour celui qui voudrait s’y retirer. Ensuite parce que les figures de la tendresse ne se dessinent que sur la trame des relations les plus ordinaires, par une sorte de travail amoureux et patient. Enfin parce que, loin d’avoir la tranquillité d’une quelconque possession (fût–ce celle d’un au–delà), la tendresse est ce qui se lève en nous devant la mort, devant le sentiment que toute existence est tournée au néant.

3. Ce qui caractérise la tendresse par rapport à nos relations en général, c’est que les relations se relatent et se racontent, quand la tendresse ne se raconte pas vraiment. D’une certaine manière on pourrait dire que toutes nos "relations" ne sont que des formes du "récit de soi". La forme du discours de la tendresse serait plutôt celle d’un "aveu à l’autre", l’invocation, l’approbation. Les relations explorent la représentation de soi sous différents profils, la tendresse désire une présence, au point où cette présence peut être sans représentation. Les relations explorent les possibles, la tendresse s’attache à une réalité qu’elle préfère : une réalité singulière à l’infini. On peut se lasser d’une relation : la tendresse ne comprend pas qu’on puisse se lasser de quelqu’un.

4. Au sens étroit de narrations et de représentations de soi, les relations sont le plus souvent des conduites "non perdables", "non déceptibles": elles se jouent selon des scénarios et des anticipations renforcées par la réciprocité ou la flatterie mutuelle, au point de faire effet de réel. C’est là d’ailleurs probablement une fonction essentielle de la vie sociale. Mais une relation sans déception (ou sans déceptibilité) est une relation imaginaire, même si cet imaginaire est partagé. La tendresse commence avec la surprise, avec la déception acceptée, avec le "respect" qui soudain regarde l’autre autrement, avec la joie quand le plaisir déborde l’attente. La tendresse, conduite perdable et souvent perdante, rencontre l’autre comme autre que ce que j’attends. La tendresse rencontre l’autre sans trop d’attentes.

5. Si les relations servent, dans l’ordre social comme dans l’ordre biologique, à reproduire un appareil de reproduction, elles peuvent bien s’orner de quelques attraits ou agréments : elles sont d’abord utiles à quelque chose qui surplombe les individus, qui les dépasse, qui s’en moque peut–être. Le résidu de cette reproduction, c’est ce qui reste sur le bord de la route, ce qui va mourir : toutes ces petites singularités que sont les personnes. C’est à ces singularités que s’attache la tendresse. Ainsi la tendresse n’a–t– elle pas de but social ni biologique en dehors d’elle : elle est là, toute présente. La tendresse est pour rien, "pour la gloire de Dieu". Elle est ainsi la seule chose qui puisse répondre à la hauteur du vertige qui s’empare des personnes face à la mort, à la perte, à l’absurde.

6. Les relations obéissent à la loi de la réciprocité. Elles obligent chacun à tenir compte de ce qu’a fait l’autre, et à adopter à chaque niveau une conduite similaire ou adaptée. Les relations exercent une comptabilité des "dettes", positives ou négatives. Elles tiennent le compte de savoir à chaque fois qui a commencé. Mais chaque fois que dans une relation on ne tient plus compte de qui a commencé, chaque fois que les dettes contractées ne comptent plus, c’est le signe qu’une tendresse s’est glissée dans la relation. À la limite, dans la tendresse, la relation devient indifférente. C’est quand je suis désintéressé de la relation que je peux rencontrer l’autre : parler soudain d’un point où la relation n’a plus d’importance. Alors véritablement je suis devant l’autre, sans intermédiaire.

7. La tendresse est la seule preuve que nous puissions donner de l’existence des autres et même des choses. La tendresse la plus simple c’est comme intervenir pour arracher l’autre au bord du néant. C’est pourquoi la tendresse est infiniment consolatrice : elle console sans même avoir recours à des consolations. Elle ne juge pas, elle n’argumente pas : elle laisse être, elle est comme une rêverie vers l’autre. Qu’une chose soit, indépendamment de mon existence, qu’il y ait cette existence distincte de la mienne, cela suffit à la tendresse ; elle en est contente. La tendresse a même un certain rapport à la connaissance, un rapport d’ignorance sue et reconnaissante : savoir que telle ou telle chose ou personne existe et que je n’en sais rien. Dans le silence, la tendresse est la seule preuve de l’existence.

Paru dans Réforme n°2261 des 13-20 Août 1988.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)