Leçon sur le sommeil

Si je dis éloge du sommeil, évidemment nous sommes tous d’accord. Qui ferait l’éloge de l’insomnie? Et pourtant nous avons apparemment perdu le secret du sommeil, comme nous avons perdu le secret de l’action éveillée. En même temps peut-être, puisque simultanément il nous faut autant de drogue et d’adjuvants pour le moindre repos comme pour le moindre effort. Pour suppléer aux deux millions de boîtes de somnifères consommées chaque mois dans notre pays (et nous jetons la pierre à notre jeunesse désemparée ou à nos coureurs cyclistes!) je pourrais faire un éloge moral du sommeil, en faire un art, une sagesse, une religion. Mais je ferais alors ce que Nietzsche, au début de son Zarathoustra, reproche aux professeurs de vertu: de faire de la morale un traité du bien-dormir. On dort mieux si on n’a pas tué, si on n’a pas volé, si on est réconcilié avec son adversaire, si on ne fait pas des acrobaties pour tromper son voisin avec sa femme, etc. Il faut cependant accorder à son professeur de sommeil un grain de sagesse: on a parfois des motifs d’insomnie qu’il vaut mieux avoir résolus avant de se coucher. L’insomnie n’est-elle pas l’indice de celui ou celle qui n’a pas la conscience tranquille, qui est trop occupé par la conscience qu’il a de lui-même?

Pas toujours. Le philosophe Emmanuel Lévinas parle au contraire de l’insomnie comme d’un envahissement par le bruissement de l’être d’où l’on ne peut se retirer ni s’absenter, même en se mettant en boule dans un coin: on veille pour rien, sans objet, mais sans véritable conscience non plus, roulant sans fin dans une sorte de présence où rien ne passe. Cela, direz-vous, mais c’est le bonheur, si vraiment enfin tout est présent! Quand on pense à tout, d’ailleurs, le plus souvent on s’endort heureux; et plus généralement quand on pense on s’endort assez vite. Mon conseil pour dormir, pour autant que penser ne soit pas penser à une chose mais au moins à deux en même temps: non pas de ne penser à rien, de faire le vide (aussitôt rempli par le bruissement dont parle Lévinas), mais au contraire de penser à tout. Car précisément c’est parce qu’on est conscient, parce qu’on pense, et plus bêtement parce qu’on a une certaine activité cérébrale que l’on dort. Ce qui peut nous sortir de l’insomnie anxieuse comme de l’activisme fébrile et vain, c’est ce rythme. Jamais il ne pourra être vigilant, celui que l’on a tenu sans cesse sur le qui-vive pour des riens, et que l’on a empêché de dormir, dans une mobilisation et une conscientisation de tous les instants qui finit par le laisser incapable d’une véritable action éveillée. Et jamais il ne pourra s’endormir, se laisser gagner par une bienheureuse fatigue, celui que l’on occupe tellement qu’il n’a plus de marge d’action à lui, qui lui donnerait le sentiment que sa fatigue est bien la sienne, qu’il est fatigué par son action propre. Et les deux processus se renforcent, car celui qui a peur de se réveiller, de se réveiller vraiment, on comprend qu’il ait peur de s’endormir.

Plus il y a conscience claire et active, plus il y a tranquillement sommeil. Les lichens dorment probablement assez peu. Les poissons déjà davantage, quoique d’un sommeil tout autre que le nôtre. Arthur Schopenhauer, qui fut le maître de Nietzsche, estime que les grands génies ont besoin d’une quantité de sommeil inhabituellement importante, un peu comme les enfants dont l’intelligence se forme. Mais pour accepter cela, encore faut-il ne pas avoir peur du sommeil, de l’ensommeillement; ne pas avoir peur de perdre le maîtrise de nos expressions faciales, de perdre le fil de cette continuité narrative par laquelle nous nous assurons, parfois à bon compte, que nos existences sont bien uniques de bout en bout, bien individuées, bien clairement et distinctement nôtres. Dans le sommeil tout cela est bien moins clair. Schopenhauer pensait que dans le sommeil nous sommes au plus proche du noyau de notre être, de ce noyau de désir et de vouloir-vivre par lequel nous poursuivons le désir de nos prédécesseurs, et par lequel nous comprenons et participons de tout ce qui, proche ou lointain, enfants, génies, poissons, lichens, désire être. Cet éloge-là du sommeil nous le rend bien plus attendrissant que les vertus couronnées de pavot dont Nietzsche montrait le ridicule, et qui font du sommeil le lieu où nous croyons enfin être définitivement à l’abri de la rumeur du monde. Seul est bon à prendre la sommeil où nous ouvrons la fenêtre à cette rumeur, pour nous oublier en elle, et simplement y songer un peu.

Paru dans La Croix le 21 Novembre 1998

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)