Eloge de l’habitude

L’habitude est souvent méprisée, comme une routine qui rend insignifiants les plaisirs les plus sublimes ou les vertus les plus héroïques ; comme une rigidité qui prête à rire ; comme une inertie emprisonnant les pratiques. Je voudrais ici en proposer un bref éloge. L’habitude est une faculté des êtres « supérieurs », et les pierres ont peu d’habitudes. Jetez la même pierre cent fois dans la même direction, elle n’en acquerra pas pour autant l’habitude, je veux dire une disposition nouvelle et persistante de son être. Une plante, on peut la cultiver, modiquement. L’habitude signale une faculté supérieure d’incorporation, où un mouvement, une sensation, un acte, une parole deviennent une faculté, une possibilité nouvelle, la forme de l’organe, une manière d’être du corps. Ce que les philosophes médiévaux à la suite d’Aristote appelaient une seconde nature.

Il y a une chose étonnante avec l’habitude, magnifiquement relevée par Félix Ravaisson (1), c’est qu’elle introduit une dissymétrie grandissante : avec l’habitude les impressions perdent de leur force, et les mouvements actifs sont de plus en plus faciles. À la longue, on s’habitue même à des poisons, et de nouveaux équilibres se font où ces poisons sont devenus une condition de la santé. Avec la répétition, on s’habitue à coordonner des gestes au premier abord incompatibles, comme le savent les musiciens, les danseurs, les alpinistes, ou les simples conducteurs automobiles. La réceptivité diminue et la spontanéité augmente. Les habitudes jouent un rôle axial dans l’augmentation de cet écart et le développement de la vie se caractérise par le fait qu’elle est de moins en moins altérée par les changements extérieurs et de plus en plus disposée, inclinée, par les changements intérieurs. Et plus on a des êtres capables de marquer cet écart plus on a des êtres vivants, compliqués, intelligents, libres. Non pas libres n’importe comment, mais libres par la densité de leurs dispositions. Et c’est ainsi qu’une activité qui demandait un grand effort, une grande concentration, une grande tension, finit par s’incorporer au geste, par devenir la plus parfaite et la plus exacte détente du geste.

L’habitude suppose une organisation complexe, un style, une identité, qui permettent aux êtres qui en sont dotés de différer, de mettre un délai transformateur entre la cause et l’effet, entre ce qui est reçu et ce qui est rendu ou donné. C’est à cause de cette complexité organique que nous sommes des êtres qui, pour introduire, changer ou annuler une habitude, doivent modifier peu ou prou l’ensemble de leurs habitudes. Il y a là à mon sens un grand enjeu éthique, politique, écologique, une crainte et un espoir : les humains pourraient-ils se doter d’un nouveau système d’habitudes énergétiques, alimentaires, etc.? Crainte parce que nous sommes devenus “ dépendants ” des moyens techniques de notre forme de bien-être, et espoir de revenir sur de mauvaises habitudes pour augmenter la densité des “ bonnes ” dispositions. C’est sans doute parce qu’elles ne connaissent pas cet écart que les machines ne peuvent pas avoir de véritables habitudes. Car celles-ci plongent leurs racines dans l’immémoriale accumulation de toutes les habitudes qui ont peu à peu donné forme aux vivants. Et celles-ci sont capables de se modaliser distraitement selon les circonstances, un peu comme lorsque nous marchons en parlant avec un ami nous adaptons notre pas aux éléments en présence, sans en y prendre garde, et presque divinement.

L’habitude est la condition de toute pensée distincte, et on peut se demander si le langage entier n’est pas un système d’habitudes, de dispositions, lentement accumulées par la répétition, incorporées au point que nous puissions faire attention à ce que nous voulons dire sans penser au langage par lequel nous le disons. Le flux du sens, un peu comme le sang ou l’influx nerveux afflue plus aisément là où l’exercice est régulier, reprend peu à peu les mêmes canaux, et le merveilleux c’est que ça passe ! Cette suite de douceurs ébruitées, la parole, parvient à faire passer l’expression d’expériences intimes et complexes, et si l’on ne se comprend pas tout à fait la parole adapte son pas, le reprend un peu autrement, et ça marche. C’est que les habitudes sont à peu près transmissibles, un peu comme un apprenti attrape le geste de son maître, ou un écolier.

Avec la parole aussi on a cette habituation par laquelle la communication est facilitée comme activité, et inhibée comme réceptivité. Ce point rejoint un grand étonnement moral : comment peut-on à ce point s’habituer au malheur d’autrui, ou à son propre malheur? S’habituer à la joie ? Cette accoutumance, cette insensibilisation, est-elle due à une surdose de communication? À une impuissance à communiquer? Peut-être les deux, et il n’est pas inutile de reprendre modèle sur le langage, car lorsque le langage devient insensible, il ne sert à rien de hausser le ton ou d’augmenter le haut-parleur pour se faire comprendre : il faut rouvrir dans l’habitude le sentiment de “ la première fois ”. Il faut rouvrir le canal du sens, et c’est ce que font les métaphores vives, comme lorsque Shakespeare compare le temps à un mendiant, faisant sentir et retentir autrement la vieille métaphore du temps c’est de l’argent. C’est en rouvrant les habitudes les plus archaïques que les paroles et les actes les plus inventifs ouvrent en nous de neuves facultés de sentir et d’agir.

Nous retrouvons cela sur un autre registre, avec les habitudes conjugales, qui désignent à la fois la lassitude routinière, et l’augmentation des possibilités quasi-divinatoires de dire et de faire ensemble des choses délicieuses. Mais je ne peux terminer cet éloge de l’habitude sans parler de la sainteté. Dans l’habitude, on a un effort qui s’efface, qui s’oublie, qui s’ignore. Ce qui semble presque impossible devient apparemment tout simple, tout ordinaire. Plus il y a disposition et plus il y a disponibilité. L’habitude n’est pas encombrée par la conscience de soi, elle est une inconscience heureuse, et elle est en l’être ce qui se laisse être. Un détachement, une manière de décliner tranquillement devant autre chose, de laisser être le reste, d’avoir confiance au monde.

[1]. De l’habitude, Paris: Rivage, 1997, auquel cette méditation est tout entière un hommage.

Paru dans La Croix le 15 mai 2001

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)