Eloge de la fidélité

Le ton ne sera ici ni l’accusation ni la plainte, et je m’en expliquerai plus loin. Je voudrais me borner à quelques éléments de méditation sur certaines grandes bifurcations des textes bibliques. Disons tout de suite que dans leur extrême diversité (à la mesure peut-être de celle des homosexualités!) ceux-ci ne traitent guère du sujet qui nous occupe. Mais ces grandes bifurcations ne sont pas sans rapport avec les présuppositions qui nous font adopter telle ou telle posture face à cette question -ou face à ce qui est vécu sous cette question. C’est cela que je voudrais considérer d’abord.

La première bifurcation, qui est souvent utilisée pour replacer dans leur contexte les condamnations de l’homosexualité (par exemple Gn 19, ou Lv 18, ou bien Rm 1), consiste à montrer l’importance proprement fondatrice de la différence des sexes. Fondatrice dès le récit de la Création pour la condition humaine, structurant depuis les relations les plus intimes jusqu’à l’institution de la génération et de la reproduction du corps social à travers le mariage et la filiation, cette différenciation des sexes est le symbole de l’irréductible alterité. Dans cette optique, la condamnation de l’homosexualité signifie cette loi de la différence ou de l’altérité, dressée contre la confusion, le nivellement, le Déluge, l’idolatrie, le refus de la condition humaine.

Travaillant récemment sur la question du sexe des anges, je me suis d’ailleurs demandé, à la suite de Dominique Fernandez (l’auteur de Porporino et d’une biographie de Pasolini), si l’angélisme d’une génération "unisexe", depuis le mai 68 parisien jusqu’aux communautés californiennes, ne s’inscrivait pas dans ce rêve d’une androgynie originaire et innocente.

Dans cette problématique, on pourrait répondre que le marché uniformise toutes les différences, ou ne laisse que les différences vénales. Que les relations hétérosexuelles ne sont pas davantage respectueuses de cette différence fondatrice, sinon pour la ramener à une hiérarchie ou à une répartition utilitaire. Que la rencontre de l’altérité se fait dans le visage d’autrui et non d’abord dans le partage des sexes. Enfin que la condition homosexuelle, qui s’éprouve le plus souvent comme un destin, se présente elle-même comme une différence, qu’il serait paradoxal de rejeter au nom d’une loi de la seule différence normative. Tout cela marque l’horizon d’un premier débat, ou les théologies nord-américaines ont récemment montré leur fécondité.

Mais je voudrais pointer une autre bifurcation importante des textes bibliques, entre ceux qui insistent sur la génération, la généalogie, la bénédiction de la postérité, et ceux qui insistent sur l’élection, la vocation, l’adoption singulière de chacun. La suite des générations par la reproduction sexuée, se remplaçant l’une l’autre et comme s’effaçant avec allégresse devant la suivante, est certainement une des grandes formes de la bénédiction divine: le fait que la vie continue, en enjambant la mort. Mais beaucoup d’autres textes bibliques n’insistent pas moins sur ce qui meurt, et s’attachent avec une infinie passion à ces visages, ces corps, ces voix, ces vies singulières qui restent sur le bord de la route des générations: le fait que les êtres mortels, dans leur singularité, ne sont jamais relevés par les générations.

Cette bifurcation est importante, parce que si elle fait place, dans certains textes et contextes, à ces paroles que nous avons remarquées comme condamnant les homosexuels parce qu’écartés de cette bénédiction de la génération, elle fait non moins place aux paroles qui disent le pur respect, la folle tendresse, l’attachement singulier à un être que rien ne pourra jamais remplacer. La condition homosexuelle rejoint ici celle de tous ceux qui n’ont pas de part à la génération, mais qui n’en rejoignent pas moins (et parfois d’autant plus) la part créatrice de l’humanité aux prises avec la mort.

La vraie question, pour le moraliste que je suis, et qui déteste démoraliser les autres, c’est d’inventer ici aussi les conditions d’une fidélité, c’est à dire de la capacité à vivre-ensemble la durée, à réinterpréter ensemble les circonstances diverses dans lesquelles nous plantent les tempêtes de la vie. Cette fidélité n’a rien à voir avec le mariage, qui structure à la fois la différence des sexes et la génération dans l’institution du lien social. Elle n’en est pas moins urgente à favoriser par tous les moyens. Ceux qui n’ont pas connu ce genre de tempête, je l’espère, n’oseront pas porter un jugement dont ils seraient jugés! D’ailleurs je ne connais pas d’accusation qui ne porte sa part de bénédiction. Et je ne sais pas l’art de plaindre quelque chose qui est après tout d’abord un plaisir.

Paru dans La Croix le 1/6/96

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)