L’inévitable et délicat remplacement des générations

Avec le temps, il peut nous arriver cette chose curieuse, qu’un lieu où l’on se sentait chez soi, parce qu’on y avait sa place, soudain nous fasse défaut. Nous y avons perdu notre emplacement. Non que ce lieu ait disparu : ce même coin de bar, cette ville animée, ce jardin, cette maison qui est pourtant bien encore la nôtre, ce quartier si familier, ce même paysage demeurent. Mais d’autres y sont tellement chez eux qu’on se demande ce qu’on fait encore là. Ces envahisseurs ne sont pas des ennemis ni des étrangers, ce sont généralement des proches, c’est simplement la nouvelle génération !

Avec la génération soudain on découvre, avec curiosité ou effroi, que l’on n’est plus chez soi chez soi. D’autres nous ont remplacé. Ils goûtent les joies que nous nous croyions les plus singulières, et même nos chagrins uniques, ils ont à la bouche les mots encore palpitants de nos propres paroles, ils occupent ou délaissent tranquillement les places et les fonctions qui étaient au cœur de nos existences. Avec la génération nous sentons le tragique, que telle ou telle neuve existence ne puisse pleinement se déployer « à côté » des autres, mais seulement à leur place. Mon fils de douze ans, il y a quelques mois, me faisait part de sa découverte : « je sais maintenant à quoi sert la mort, à faire de la place ! ». Rien n’est plus pacifique que la reproduction, et la paix consiste justement à passer la vie à reproduire la vie, à l’entretenir. Cela implique pourtant aussi l’antagonisme fatal des générations.

La seule consolation qui puisse se faire jour en nous, c’est que nos successeurs, ceux qui prennent notre place, soient au moins nos « héritiers ». C’est même une des ficelles démagogiques par lesquelles on peut le plus aisément manipuler l’opinion publique ! Comme si tout le monde avait de quoi avoir des héritiers ! Il me semble toutefois qu’une grande partie de la demande actuelle de sécurité provient de ce désir légitime d’assurer la transmission, la durabilité, l’héritage. Non seulement pour se succéder ainsi en quelque sorte à soi-même, mais pour le plaisir de dévoiler en nous la faculté étonnante de faire place, de laisser place véritablement à autre que soi. Car autant nous ne voulons pas être écartés, remplacés de force jetés en quelque sorte hors de nos emplacements au monde, autant nous pouvons goûter parfois la douceur de faire place, qui est peut-être le cœur du plaisir d’offrir. Or cela est délicat, et n’apparaît qu’en se glissant entre deux formes du malheur.

La première est humiliante, et consiste à priver les humains de la découverte qu’ils ont tous en eux cette faculté de faire place, en les écartant de force avant qu’ils aient eu le temps ou la possibilité de le faire —pour laisser place, encore faut-il avoir eu la chance de prendre place et le courage de tenir sa place. La seconde est honteuse, et consiste à ne jamais céder la place :  notre société est peut-être, sur tous les tableaux, une société bloquée par une génération qui ne sait pas laisser place —mais rien dans notre monde ne nous apprend à faire place de bonne grâce. L’antagonisme des générations va ainsi s’amplifiant, mais sans être tranquillement reconnu et institué. Et les révolutions violentes des temps modernes sont peut-être le fruit maudit de ce double effondrement de la faculté de faire place, et de la faculté d’hériter.

Nous négligeons ce qui enjamberait vraiment les générations, ces choses vraiment plus durables que nous-mêmes : planter des arbres, laisser une œuvre, une trace même anonyme mais qui puisse être réinterprétée par les générations suivantes. Nous négligeons surtout le plus important, à chaque génération, ce témoignage mutuel et quotidien rendu à des gestes éphémères ou des paroles fugaces, bientôt oubliées, et qui ont logé pourtant et augmenté le plaisir d’exister, de varier les plaisirs et même les peines de l’existence. C’est cette gratitude seule qui nous autorise à cesser d’agripper les présences qui nous glissent entre les doigts comme de l’eau ou du sable, à ouvrir les mains, à faire place de bonne grâce.

Paru dans La Croix le 10/09/02

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)