Laissez planer les garçons

Chacun en trouvera des exemples partout autour de lui, de ses proches : les garçons réussissent généralement moins bien que les filles à l’âge du collège. Ils « décollent » plus tard ; et bien souvent il faut même attendre les études supérieures. On voit l’injustice sociale, pour les milieux qui n’ont pas les moyens d’attendre. Et l’on assortira souvent ce constat de la remarque que les garçons sont au même âge moins mûrs que les filles.

Mais je suis surpris que l’on se résigne si facilement à une situation si fréquente qu’elle jette probablement les bases de la société de demain. Une société où les femmes occuperaient majoritairement les professions qui ont demandé des études longues, les professions de la matière grise, et sans doute même les professions à situation de responsabilité compliquée. Et où les hommes seraient majoritairement des exécutants. Les femmes tiendront l’administration, la justice, le monde de la recherche, et les hommes ne garderont que des postes symboliques et dénués de réel pouvoir !

Dire cela n’est évidemment pas très « politiquement correct », et les inégalités envers les femmes demeurent, bien sûr. L’inégalité de salaire à emploi égal, ou d’emploi à formation égale, la pression des milieux aisés pour la réussite de leurs fils, feront longtemps écran à ce nouveau problème. Mais nous fermons les yeux pour toutes sortes de raisons, de conformismes ou d’idéaux, à ce qui est déjà le cas ! Et déjà on sent poindre la récupération démagogique de la plainte masculine et machiste face à un monde trop complexe.

Dans nos sociétés, peut-être aussi parce qu’on attend moins d’elles, les filles semblent en effet plus à leur aise. Elles sont à la fois plus flexibles et plus « à ce qu’elles font ». Elles savent plutôt mieux que les garçons se plier simultanément à plusieurs règles sans les mélanger. Les garçons au même âge ont plus de mal à se concentrer, à distinguer et à hiérarchiser les plans d’expérience.

Certains, conscients de ce problème, y voient un effet pervers de la mixité. Il n’est pas temps pour moi d’ouvrir ce lourd dossier ici. La mixité a été à bien des égards une libération, l’ouverture d’un nouvel espace de civilité, qui longtemps a favorisé la courtoisie, sinon même le renforcement chez les jeunes d’un véritable espace public. Cependant la mixité n’a pas eu que des effets vertueux !  Et aujourd’hui on dirait même qu’elle suscite dans certaines banlieues le refus de l’espace civil et courtois : l’affaire du voile dénote aussi ce refus de la mixité.

Je pense cependant que le problème est en quelque sorte plus général que cela, plus profond. C’est le rythme entier de notre vie, de la ségrégation des âges, qui est en cause. Obliger une population entière, par tranche d’âge, à avoir en même temps les mêmes activités, le même régime de vie (instruction primaire et secondaire, vie active et retraite), est devenu le meilleur moyen d’accuser les inégalités, d’exacerber l’envie, d’aiguiser la peur pour ses enfants qu’ils ne réussissent pas. Sans parler du risque accru de méconnaissance entre les générations.

M’est-il permis de rêver ? Si l’on redistribuait les cartes autrement, si l’on dotait chaque enfant d’un capital formation qu’il pourrait utiliser au long de sa vie, et permettre aux garçons qui traînent au collège et qui parfois y perdent certaines des meilleures années de leur vie, de décoller plus tard, on n’aurait sûrement pas la solution à tous nos problèmes, mais au moins on aurait essayé autre chose, on aurait non seulement rêvé mais cherché et agi ensemble. C’est ce qui nous manque le plus.

Paru dans La Croix le 12/05/04

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)