Le printemps amoureux

Le printemps est là, les couples se forment et s’enlacent du regard, et je voudrais tenter de dire à quel point c’est important. Pourquoi les sociétés se sont elles écartées le plus souvent avec respect, sinon avec connivence, de tout jugement porté sur le sentiment amoureux ? Comme si celui-ci avait quelque chose de divin — c’est en tous cas ce qu’en dit Platon dans le Phèdre. Et pourquoi l’ancien régime a-t-il longtemps accordé la grâce aux condamnés à mort si quelqu’un avait le courage de s’avancer pour le demander en mariage ?

Plutôt que prendre des exemples d’amours sublimes, me sera-t-il permis d’évoquer d’abord tout bonnement un couple de pigeons ? Les pigeons de Paris n’ont d’ordinaire rien qui suscite notre admiration ni même notre attendrissement : ils sont pouilleux et agressifs, prêts à se gaver de n’importe quoi sans laisser une miette à leurs comparses. Mais l’autre après-midi, au coin du boulevard des Capucines, j’ai vu deux pigeons dans l’eau fraîche d’un caniveau, propres comme des perles et d’une élégance éblouissante. Elle s’écartait à pas menus en regardant de côté, lui s’ébouriffait dans l’eau, faisait resplendir tous les gris de sa parure. Ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre, ils étaient seuls au monde, et magnifiques. Et soudain je me suis senti proche de comprendre l’approbation obstinée qui ponctue la Genèse, à chaque grande page du livre des créatures : Dieu vit que cela était bon !

Quel est ce Dieu qui peut voir le pigeon avec le regard qui dit « c’est bon », sinon la pigeonne ? Quel est ce Dieu qui peut voir la pigeonne avec le regard qui dit « c’est si bon », sinon le pigeon ? Quel est ce Dieu dont la bénédiction s’en remet en toute confiance au fait que chaque créature en cherche une autre, pour le pur plaisir se s’approuver mutuellement d’exister ? N’est-ce pas encore ce Dieu du Cantique des cantiques, qui s’efface du texte pour laisser chanter le déploiement de cet appel mutuel par lequel l’Amante et l’Amant se cherchent au détour du grand texte biblique ? Non seulement Dieu n’y est même pas nommé, mais il n’est question ni d’enfants ni de mariage. Comment se fait-il que ce poème d’amour à deux voix ait pu devenir l’un des grands livres liturgiques de la tradition juive ?

C’est peut-être qu’il ne faut pas chercher les sources du sentiment amoureux sur les sommets les plus rares : elles se trouvent dans les replis les plus profonds, les plus immémoriaux, mais aussi les plus communs, des simples vivants que nous sommes, parmi d’autres. C’est sans doute aussi que le couple amoureux est la métaphore toujours vive de toutes les alliances, de toutes les arches, de tous les pactes qui font ce perpétuel entretien mutuel qu’est le monde, depuis la différence des sexes jusqu’à la conversation spirituelle — mais ici tout se chevauche et se renverse l’un dans l’autre, dans un désordre heureux qui jamais n’abolit les écarts, la distance d’être deux.

Plus que tout c’est certainement, pour reprendre la suite du grand poème de la Genèse, qu’au départ il y a bien un ordre du monde, une différenciation des espèces, une nomenclature, mais pas encore de parole. Le logos n’est pas une Raison monarchique, mais un dialogue souverain. Adam n’est rien tout seul. Tout commence vraiment avec Adam et Eve. Et si l’on reprend le commentaire biblique de Calvin, qui approuve la nuptialité pour elle-même, pour le plaisir, ou le Paradis perdu de Milton, on comprend combien « il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Gn 2-18). On comprend comment c’est à la conversation amoureuse, dans son adorable incertitude, qu’a été dévolu le rôle de commencer l’histoire humaine. De la recommencer à chaque fois.

Paru dans La Croix en avril ou mai 2009

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)