Penser le vulnérable

Le vulnérable désigne ce qui peut être blessé, c’est à dire toujours quelque chose de la corporéité, et plus précisément ce qui de nos corps s’offre en quelque sorte à la blessure, à l’offense. La vulnérabilité d’autrui désigne ce qui d’emblée se place sous la responsabilité de ma main, de mon regard, de mon geste, de ma parole. Comme l’écrivait Ricœur, nous sommes responsables du vulnérable. Nous sommes d’autant plus responsables que les blessures sont irréparables, et à la mesure même de cette irréversibilité : à la limite le vulnérable est périssable, et désigne tout ce qui est mortel. Le temps ainsi apparaît, en même temps que ce qui forme la nouveauté des jeunes vivants, ce qui augmente peu à peu la vulnérabilité des anciens, et les heures suffisent alors à nous blesser. Mais peut-être faut-il distinguer plusieurs registres de la vulnérabilité, et je me propose de discerner ici la fragilité des sujets, celle des institutions censées les protéger, et celle du monde, plus solide et durable que toutes les institutions humaines.

A cinq ans, un jour que je grondais son grand frère, ma petite fille m’avait dit : “ne le gronde pas trop, il va mourir lui aussi !” Ce qui nous frappe ainsi d’emblée, c’est la vulnérabilité des êtres, et notamment dans ces âges vulnérables de la vie que sont l’enfance et la vieillesse. Car il est des moments où les humains n’ont pas la force de se battre pour leur propre vie : il faut alors les protéger. A vrai dire ces moments peuvent se produire n’importe quand, surtout dans une société qui a survalorisé les individus, qui ne peuvent jamais être à la hauteur de tous les engagements qu’ils ont ainsi contractés — alors c’est l’effondrement psychique, la dépression, le sentiment d’impuissance. C’est qu’à force de vouloir des sujets responsables, majeurs, consentants, forts, émancipés, qui croient ne rien devoir à personne, nous avons obtenu des sujets épuisés, angoissés, irresponsables, incapables de porter autre chose que leur petite personne, puérils et éparpillés. Quand le sujet se découvre trop faible, il lui faut des institutions solides, qui le tiennent en minorité le temps qu’il se refasse. Mais pour retisser délicatement les capacités d’un sujet à se défendre lui-même, il faudrait d’abord retisser ses capacités expressives et narratives, sa faculté de « relation ». Et cela est une tache délicate, qui ne peut se faire qu’à plusieurs. 

Mais les institutions tutélaires mêmes auxquelles nous voudrions confier les moments de vulnérabilité individuelle peuvent s’avérer à leur tour fragiles. Nous avons longtemps cru que les institutions étaient malléables à merci, et le système nous paraissait si solide qu’on croyait pouvoir sans gravité « taper dessus ». Depuis l’écroulement du système soviétique, cependant, nous savons que nos institutions les plus solides sont précaires, que notre économie, notre système de postes et télécommunications, notre justice, nos prisons, nos liens d’assurance mutuelle, notre santé publique, nos Hôpitaux, notre système éducatif, nos Ecoles et nos Universités, nos Eglises, nos Etats, nos familles mêmes peuvent se défaire et s’écrouler. C’est que les institutions humaines ne sont elles-mêmes que le fragile théâtre déposé par les actions et les paroles humaines et qui, peu à peu, par la seule densité de leur frêle dépôt, autorisent les générations successives à s’y retirer, s’y préparer, afin d’avoir de quoi un jour se montrer, de quoi montrer “qui” ils sont, de quoi aussi s’effacer, se retirer pour laisser place à leur tour à d’autres. Or ce théâtre de la cité, de la communauté humaine quand elle fait ainsi corps parlant et écoutant, est si vulnérable que nous préférons y suppléer par la puissance et l’efficacité des dispositifs techniques – mais c’est comme une drogue, qui ne fait qu’affaiblir davantage nos institutions. 

Plus grave peut-être encore, dans le sentiment contemporain de vulnérabilité, d’insécurité, ce sont les cadres de la durabilité même qui semblent attaqués : le monde naturel, qui semblait inébranlable dans ses équilibres, la vie, qui semblait inépuisable dans ses ressources, nous apparaissent radicalement menacées, vulnérables, périssables. Si soudain, tels Noé, nous voudrions non plus changer le monde, mais juste le conserver, le sauvegarder, si nous sommes tous devenus aussi “conservateurs”, à bien des égards, c’est que non seulement les créatures mais la “Création” toute entière nous semble désormais vulnérable, placée sous notre responsabilité. Nous étions partis pour la Lune ! Mais en revenant de là vers notre bonne vieille Terre, nous nous sommes rendus peu à peu compte que nous n’avions pas, à vue humaine, de planète de rechange, et que nous ne pouvions y échapper par une sorte d’exode extra-terrestre. On a beau s’acharner à tenter de redonner aux humains un corps artificiel, à produire une économie qui se croit hors sol, notre condition terrestre nous apparaît de plus en plus dans toute sa nudité, et son extrême vulnérabilité.

Ce que je voudrais retenir de ce bref parcours sur les trois registres de la vulnérabilité du sujet, de l’institution, et du monde naturel, c’est l’inversion de signe qui y est suggérée : nous n’avons pas d’un côté ce qui est faible, fragile, vulnérable à jamais, et de l’autre ce qui serait toujours puissant, solide et responsable. Aujourd’hui les institutions et le monde naturel tout entier sont autant sous la protection et la sauvegarde des individus que l’inverse. Il nous faut réveiller les capacités de ce qui tout ce qui est vulnérable, et montrer la vulnérabilité de ce qu’on croyait toujours fort. 

Lorsque sous la main d’Apollon la cuirasse de Patrocle se défait, lorsque ses armes se brisent devant Hector qui s’avance pour l’abattre, lui qui quelques instants plus tôt, apparemment invincible, semait la terreur et la mort parmi les guerriers troyens, le voici soudain l’image même de la vulnérabilité — mais peut-être que toute colère n’est qu’aveu d’extrême fragilité ? Et lorsque Jésus outragé de crachats, giflé au point qu’on voudrait relever son visage, battu de verges, agonisant déjà de solitude au point qu’on ne supporte soudain plus cette souffrance et qu’on préférerait vite y mettre fin, fût-ce par la mort, on se demande quelle force est en lui pour supporter une telle vulnérabilité, et s’offrir ainsi — mais peut-être que toute docilité dévoile une extrême puissance ? Dieu est pour moi, ici et là, le nom de cette double limite où tout s’inverse.

Olivier Abel

Paru dans Rivages en 2010.