Introduction et conclusions à Obésités

 

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Il me faut d’abord dire d’avance que ma parole ne pèse pas très lourd face à un tel sujet, qui est pour moi une découverte toute récente, et tout à fait en dehors de mes champs de compétence habituels —mais peut-être est-il en dehors de tous nos champs, et il faudra bien se mettre tous ensemble… La seule ressemblance avec mon travail actuel, c’est que je suis en train d’écrire un livre sur le découragement, et je crois que ce sujet touche un peu à ce découragement. Je travaille notamment sur l’oscillation entre la fatigue (la lourdeur) d’être soi et l’angoisse de n’être rien (de ne plus rien peser). Plus généralement je suis philosophe et éthicien, non pour moraliser ou démoraliser mais pour tenter de donner confiance en soi, en nous. Et à cet égard tous les sujets de société m’intéressent.

Or l’obésité en est un, et un gros ! Un peu décourageant pour ceux qui s’y attaquent, que ce soient les patients, les praticiens, les pouvoirs publics, et même les philosophes… Tout le monde est un peu désarmé, face à un phénomène qui a l’air inéluctable, et qui se présente comme un phénomène systémique : car c’est tout un système de comportements, de facteurs alimentaires, de société réaménagée autour de la voiture et de la télé, mais aussi de facteurs imaginaires, et qui se renforcent les uns les autres. Pour un peu, on se serait tous mis à grossir ensemble, un peu comme dans le feuilleton des « shadoks » les « gibis » attrapent tous (sauf un demeuré « idiot ») la maladie du temps, qui les fait à la fois grossir et vieillir ! Et malgré leurs chapeaux ils ne parviennent pas à trouver la solution…

Mais en même temps l’obésité semble un phénomène polysémique : il n’y a pas L’obésité, mais un symptôme semblable dû à des additions de causes très diverses. C’est comme s’il fallait plusieurs échelles, plusieurs grilles d’analyse, pour retenir le phénomène dans toute sa complexité —finalement ces grilles et ces outils communs, comme tous les chiffres, ne sont peut-être là que pour être racontés, pour servir de support à une conversation singulière entre les médecins et les patients. Une conversation délicate et qui mérite d’être instituée dans de véritables contrats qui tiennent compte des capacités et des limites des uns et des autres. Les médecins ne doivent pas enclencher à leur insu ni conforter une spirale où l’imaginaire devient plus dangereux que la réalité, mais pas non plus sous-estimer celle-ci, non seulement pour les pathologies associées à l’obésité, mais pour la souffrance que celle-ci exprime parfois, etc. Pas facile.

Mon propos, ici, sera de présenter quelques éléments discutables afin d’ouvrir le plus largement possible le débat. Afin qu’à votre tour vous vous sentiez libres et confiants d’élargir vos discussions et d’élargir votre vigilance même distraite à des aspects que vous avez sans doute remarqués, mais sans oser peut-être en faire état, ou les considérer comme pertinents. Comme si ce « petit » problème, qui n’est une pathologie souvent que par ses complications, n’était que la partie émergée d’un très gros problème de société, dans lesquels les médecins sont sans doute aux avants-postes, mais ne sont pas seuls concernés. Je parlerai d’abord d’un contexte inédit qui, à mon avis augmente le phénomène et retarde sa prise en charge, puis je parlerai du poids de l’imaginaire qui entoure cette question.

Un contexte inédit

Il y a sans doute beaucoup d’éléments inédits, de changements récents qui affectent notre situation présente, mais je voudrais d’abord attirer votre attention sur deux d’entre eux, qui dépassent à mon avis complètement le pouvoir médical, même s’ils le concernent.

Une abondance durable

Le premier tient au fait que nos organismes semblent mieux constitués pour supporter la pénurie que pour supporter la surabondance. La condition immémoriale de l’humanité, et de l’animalité, est bien de chercher sa subsistance, et de réduire par des stocks (extérieurs ou intérieurs à l’organisme) la marge d’incertitude quant au risque de pénurie. Aujourd’hui cette condition est bouleversée, et il nous faut apprendre à gérer la profusion. Or rien ne nous y a préparés. Au contraire, les dernières guerres ont encore une fois montré que ceux qui ont survécu à l’horreur des camps ou des sièges le doivent en partie au fait qu’ils étaient plus gras que les autres.

Le nouveau problème nutritionnel est de ne pas seulement tenir compte du « pas assez », de la pénurie, selon la morale traditionnelle qui est toujours une morale du partage, de la répartition, mais de tenir aussi compte du « trop ». Et comme presque n’importe quelle substance, à haute dose, peut devenir un poison (le sucre par exemple), l’obligation faite aux « omnivores » que nous sommes tous de choisir nos aliments et l’angoisse ancestrale de l’empoisonnement, prennent des formes inédites. Il ne suffit pas de faire très attention à ce qu’on mange une fois sur dix, mais de savoir faire un usage tempéré de ce qui est désormais abondant. La nouvelle morale que nous allons devoir inventer, à cet égard, n’est pas seulement d’ailleurs une morale de la « tempérance” : c’est aussi une morale de la « dépense », au sens où il faut (se) dépenser physiquement et symboliquement, donner sans chercher à toujours prendre plus, et cesser de réinvestir sans cesse dans la croissance. Le mythe de la croissance illimitée est peut-être le fond imaginaire qui accompagne la courbe de l’obésité.

On m’objectera, et j’accorderai volontiers, que cette abondance est relative et concentrée dans l’Occident riche. C’est même l’image classique de l’Occident que le gros assis sur le dessus de la planète, face à un tiers-monde de plus en plus maigre et qui s’étonne de ce que d’autres puissent payer pour maigrir. Et les voyages nous apprennent vite à ne pas trop sourire de ce cliché : il est malheureusement souvent le cas. Mais il cache aussi une autre réalité, c’est que, au moins dans nos pays mais de plus en plus partout, ce sont les pauvres, les économiquement précaires, qui sont les premiers frappés par l’obésité. J’ajouterai d’ailleurs une autre limite, non plus géographique mais historique, à ce phénomène d’une surabondance inédite. Il y a toujours eu des périodes d’abondance, mais ce qui est nouveau, c’est que celle-ci, liée sans doute à la paix qui règne depuis 56 ans environ sur nos pays, soit aussi durable. Là encore, nos organismes n’ont apparemment pas l’habitude. Il faut sans doute espérer que cela va durer et chercher à modifier nos habitudes, mais rien ne permet de supposer que la guerre soit définitivement rangée aux rayons des Antiquités : les grandes croissances, historiquement, se sont malheureusement souvent terminées par de terribles périodes de « dépenses » —surtout quand on avait perdu la faculté de « dépenser » les surplus d’énergie.

Une fuite en avant technique

Le deuxième élément du contexte tout à fait inédit, c’est l’emprise de l’imaginaire technique et techno-scientifique dans l’esprit du public. Le noyau de cet imaginaire tient au mythe proprement moderne, et à bien des égards sympathique, que l’on peut toujours trouver une solution. C’est le sens même et la puissance de nos savoirs, que d’apporter des réponses à nos problèmes, y compris aux problèmes soulevés par nos solutions. Nous sommes alors dépendants de solutions de plus en plus puissantes, mais qui soulèvent peut-être des problèmes de plus en plus complexes et systémiques. La plus préventive des gestions démocratiques de santé publique ne saurait faire que nous ne vivions de plus en plus dangereusement, puisque nous sommes perchés sur les échasses de nos moyens techniques, chimiques et médicamenteux, de plus en plus haut.

En même temps, je crois que ce moteur de la recherche scientifique et civilisationnelle est essentiel. Je suis depuis 5 ans au Conseil National du Sida, et je suis certain que le progrès des médicaments est capital, et que même la prévention a été en quelque sorte « libérée », au moins au début, par ces découvertes —on le constate malheureusement en Afrique, où l’absence de médicament décourage tout prévention et favorise une attitude de déni (pour reprendre un proverbe shadok : « quand il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème »).

Mais cela ne suffit pas car de nouveaux problèmes apparaissent ensuite, et d’ailleurs le cœur de la recherche est le questionnement même, et non le désir d’une réponse qui marche à tous les coups ! L’envahissement progressif des affaires humaines par la raison instrumentale ne fait à cet égard que prolonger la raison magique la plus antique, comme si la rationalité technique portait dans ses flancs une irrationalité de même type. Sous le mythe ainsi, typique de notre temps, d’une solution technique à toute question, se développe la course en avant de moyens de plus en plus puissants ; et la modernité se déshabitue de vivre avec la question. Mais le pouvoir médical de deuxième génération rencontre je crois cette limite, elle l’expérimente constamment et essaye de la formuler. Si vraiment nous pensons qu’il vaut mieux prévenir que guérir, alors nous devons sortir de ce mythe techniciste, et accepter, non sans doute de résoudre définitivement le problème de l’obésité, de prétendre le liquider, mais d’apprendre à vivre avec.

Faits et normes médicales : le poids de l’imaginaire

Mais revenons aux faits. L’obésité galope, si je puis me permettre l’expression. J’ai lu quelque part le chiffre assez rond de 45 % d’augmentation en 10 ans ! Nous n’avons pas encore les 20 % des hommes et les 25 % des femmes que l’on trouve aux USA, mais tout en tenant compte des inégalités (selon les régions, le revenu, les différences masculin-féminin ou de génération —parlera-t-on bientôt d’une génération foutue ?), on a en gros une explosion (1 enfant obèse sur 20 à 5 ans, et 1 enfant sur 10 à 10 ans, c’est énorme). D’où l’inquiétude des pouvoirs publics, et pas seulement parce que l’obésité et ses complications coûtent cher à la société, je crois. Non, pour une raison plus profonde, plus trouble, et plus grave, d’image que la société se renvoie d’elle-même dans le corps de ceux qui la composent et qui d’une manière ou d’une autre toujours la représentent, et qui ne se conforment pas toujours à l’image actuelle de miss Monde.

Mais justement : s’agit-il d’une augmentation du nombre de cas ou d’une augmentation de notre sensibilité à ce problème ? Celle-ci pourrait se traduire indirectement par l’augmentation du nombre des spécialistes, ou par l’augmentation du nombre des consultations pour obésité, ou par le changement des critères qualifiant l’obésité. Et plus généralement par la modification des valeurs profondes qui font désormais de la minceur une valeur morale[1], un idéal, le résumé de toutes les vertus : le mince est tout en muscle et en souplesse (contre la mauvaise graisse qui correspond à de mauvaises rigidités), il est ferme et flexible, actif, et intelligent puisqu’il sait remplacer la quantité par la qualité etc. N’est-ce pas le conformisme de la minceur qui fait voir tout ce qui dépasse comme une obésité anormale ?

Je ne veux pas dire, certes, que l’obésité n’existe pas, mais qu’il nous faut apprendre à distinguer les dangers réels des dangers imaginaires. Et tout particulièrement des dangers en quelque sorte engendrés et grossis par la normativité parfois féroce de nos regards et de nos catégories, qui nous empêchent de voir les vraies questions. Comment faire pour ne pas surmédicaliser les « petits problèmes » de poids, en laissant sous-médicalisés les obésités pathologiques ? Et n’est-il pas évident que l’exclusion de l’enfant obèse par son groupe de camarades va le porter à compenser davantage[2]? On peut même se demander si l’idéal inaccessible de la minceur n’est pas exactement concomitant à la réalité commune et répandue de l’obésité, dans une sorte de dichotomie et de double-frénésie de notre société prise entre l’anorexie adorée de ses tops-modèles et la mal-bouffe ordinaire des consommateurs de fast-food[3]. Cette brusque oscillation dans le régime alimentaire est particulièrement caractéristique des celles (hôtesses, comédiennes, mannequins, lycéennes ou étudiantes, par exemple) qui ont essayé un régime très strict et chutés, entrant ainsi dans le cycle infernal de la boulimie —l’anorexie ayant le malheur en quelque sorte de passer plus inaperçue. La part de l’imaginaire dans l’épidémie de l’obésité est donc certaine.

C’est qu’il y a une histoire du regard, et que l’image de la femme a bien changé depuis les Vénus callipyges jusqu’à la mode d’aujourd’hui qui semble s’exercer non plus sur les vêtements mais directement sur le corps lui-même, lequel doit se soumettre à l’idéal juvénile d’une adolescence éternelle[4]. Cela n’a pu se faire sans une profonde crise de l’identité féminine, dont l’image passe désormais par les sports —dans les Gymnases clubs, les Shadoks décidément encore eux ne sont plus les seuls à pomper ! Et à penser qu’il vaut mieux continuer à pomper, même s’il ne se passe rien, plutôt que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire si on arrête de pomper —on peut aussi dire cela pour les régimes diététiques ! Poussés par les médias, le conformisme du « tout minceur » et la crainte de l’adiposité forment un sujet imaginaire parfait pour les magazines et la publicité. Les régimes diététiques et le « light » sont devenus une affaire de « gros sous »[5]. Et la médecine aussi se trouve prise dans cette dualité entre traiter des pathologies (éventuellement vendre de la santé) et répondre à ce qui est moins une pathologie qu’un désir (quand les femmes achètent de la beauté). Mais quand la médecine devient « médecine du désir », elle aussi elle passe ses bornes, son poids idéal dans la société !

La crise de l’identité masculine, que l’on pourrait raconter en parallèle, est peut-être plus violente encore. Le gros puissant et respecté, et même le gros comique qui faisait rire (Hardy et ses tartes à la crème), laissent de plus en plus la place à des grosseurs pitoyables, comme si l’obèse était l’image de celui qui est vaincu d’avance. Ici encore le regard est décisif, car à poids égal, comme on l’a remarqué, le notaire de province sera considéré comme bien dans son rôle sinon dans sa peau, quand le jeune cadre parisien sera perçu comme tout à fait anormal. Quant aux enfants, on verra que le jeune Dudley dans le cycle de Harry Potter est le type même du gros enfant bête et méchant (une tête de cochon avec des petits yeux pétillants de bêtise). Ce qui est encore plus injuste, et on revient ici au terrain des faits génétiques, c’est cette double-prédestination des uns à l’obésité et des autres à la minceur, qui n’est pas un déterminisme, mais une condition que les circonstances et les comportements adoptés augmentent dans un sens ou dans un autre. Comme si l’insouciance quant à l’obésité était jusqu’à un certain point la meilleure protection, mais pour ceux-là seuls qui n’ont a priori pas de raisons de s’en soucier !

On le voit, et je m’arrêterai sur cette dernière remarque, l’alerte à l’obésité est difficile à manœuvrer. C’est un peu le syndrome du Titanic : soit on prévient tout de suite tout le monde, mais cela risque de causer une panique qui fera des victimes supplémentaires, écrasées par la peur ou la culpabilité ; soit on rassure le public, au risque de ne pas utiliser de manière optimale tous les canots de sauvetage disponibles ! De manière générale, nous sommes entrés dans une période d’angoisses alimentaires : peur d’empoisonnements massifs, de maladies balancées dans la chaîne alimentaire et que rien ne pourrait arrêter, découverte qu’en dépit de nos étiquettes et de nos cellophanes, nous ne savons pas ce que nous mangeons. Et il est vrai qu’il y a souvent de quoi être inquiets. Mais la peur est mauvaise conseillère, et nous sommes menacés par les angoisses alimentaires sans doute autant que par les aliments eux-mêmes. Tout au moins le bon critère est ici de convertir la « peur de » en « peur pour” : si vous n’avez pas peur pour les enfants qui grandissent, près de vous mais aussi dans les pays lointains qui ne sont désormais jamais très lointains, alors vous n’avez pas de raison d’avoir peur pour vous ; et si vous avez vraiment peur pour eux, vous en oublierez probablement que vous pourriez aussi avoir peur pour vous. Il s’agirait donc de sensibiliser l’opinion publique tout en la décontractant, si je puis dire. Tel est l’horizon de la tâche importante, et que je souhaite non pesante, qui est la vôtre.

Conclusion obésité

L’obésité est un sujet passionnant qui nous oblige à reparcourir toute la gamme, tous les registres, de la condition humaine, depuis de graves questions de politique alimentaire et énergétique, jusqu’à des choses intimes et concrètes, comme parler de la taille des brassards ou de la difficulté physique qu’il y a parfois à faire monter quelqu’un sur un lit pour l’examiner et parler avec lui. La synthèse de tous ces travaux, et de toutes ces séances peut paraître frustrante, de voir tout jeter ainsi pèle mêle, mais c’est justement dans cette confusion que nous rencontrons les problèmes, et non déjà séparés et clarifiés. Et de les avoir ainsi étalés jusqu’à ce qu’on puisse en faire le tour est un vrai encouragement pour l’avenir. C’est pourquoi je dois dire que je me suis régalé, au long de ces journées, depuis les conversations jusqu’aux grands exposés, et vous en remercier vivement.

Un philosophe a toujours une petite tendance mimétique, à se mettre dans la peau de son sujet, un peu comme Zélig dans le film de Woody Allen. Cette métamorphose même est un des plus grands ressorts du comique dans la vie. Mais si les gros personnages n’appartiennent pas par hasard au genre comique (Obélix qui est enveloppé mais qui n’a jamais mal au foie —sans doute parce qu’il est tombé dans la potion quand il était petit— et Haroun el Poussah dans Iznogood —qui est maigre et méchant et qui veut devenir Calife à la place du Calife, mais qui ne deviendra jamais un Calife gros et gentil, en dépit de toutes sortes de transformations magiques—, et Hardy, et tant d’autres de la littérature), le tragique est justement qu’ils ne peuvent pas changer de peau comme de chemise. C’est cela le tragique, d’être enfermé dans un rôle, dans un discours, dans une image de soi, jusqu’à la mort, sans pouvoir en changer. Et pourtant il n’est pas question d’enfermer tragiquement les gros dans leur obésitude ! Au contraire il faut dédramatiser, remettre un grain d’humour justement pour pouvoir quand même changer un peu de peau…

Si je refaisais l’introduction initiale, je devrais sûrement changer beaucoup de choses. Par exemple j’avais insisté sur le fait que le phénomène touchait d’abord les pauvres. On a rappelé ici que c’était quand même toutes les couches de la population qui étaient touchées, pas seulement les pauvres, mais les riches aussi, et il est utile de noter que diversement tout le monde est touché. Le plus important, je crois est ce sentiment d’injustice, de difficulté à comprendre pourquoi, « pourquoi moi » ? Dans ce sentiment d’injustice, il y a des facteurs héréditaires, un accès parfois récent au consumérisme après une génération de « vaches maigres », des facteurs généalogiques familiaux (des habitudes) aussi, bref toutes sortes de choses que l’on n’a pas choisies ni méritées, et cela va jusqu’au prix des médicaments. Or s’il y a une institution de la santé, c’est bien pour redonner une chance à chacun. Et non pas pour lui donner une chance une fois, mais sept fois, et sept fois sept fois ; il faut toujours redonner la chance, c’est cela le sens d’une institution (que ce soit l’institution judiciaire, l’institution de la santé, ou l’école). Les institutions sont là pour redonner une chance et réparer ces injustices, tout en sachant qu’elles ne sont pas entièrement réparables : mais il faut faire on ne savait pas, comme si on continuait à vouloir réparer. C’est en ce sens que certains des vœux les plus pieux que vous ayez formulés me semblent devoir être maintenus sans rougir.

Une autre chose que j’aurais changé c’est que j’avais insisté sur l’exigence de ne pas surmédicaliser des petits problèmes de poids. Certes je disais aussi qu’il ne fallait pas sous médicaliser là où l’obésité est vraiment pathologique, mais j’ai entendu dire ici que le traitement de l’obésité n’est pas que de la psychanalyse, n’est pas que de l’écoute, et je crois très important de prendre en main médicalement (régime, rythmes, médicaments) tout ce qui peut l’être. Ce que je préciserais c’est que dans cette « prise en main » d’ailleurs rassurante, les médecins, chacun à sa manière, ne touchent pas que des corps : ils touchent à des gens qui ont un imaginaire, et leur manière de toucher au corps, si je puis dire, affecte ces gens dans leur imaginaire, dans leur image d’eux-mêmes. Dans la médecine la plus proprement médicale, ainsi, il se loge ainsi forcément de l’imaginaire, et sur une question comme l’obésité, on est obligé d’en tenir compte et de faire avec. Mais la sobriété médicale de dire, en face de cet imaginaire, combien l’obésité est une question concrète, médicalement, est essentielle, d’abord pour déculpabiliser, ensuite parce que je ne crois pas à une conversation ou à une écoute qui ne passe par la médiation apaisante de dispositifs d’objets, de rythmes, etc. Enfin parce que la recherche médicale sur l’adiposité et toutes sortes de choses n’a pas dit son dernier mot.

Je vais reprendre mes réflexions sur deux lignes à la fois divergentes et qui se recroisent tout le temps. La première portera sur l’idée que nous subissons et pratiquons un changement durable de régime. Il faudrait donc pouvoir tenir compte dans la prévention et la thérapeutique de l’obésité, et plus singulièrement dans nos manières de traiter (à tous les sens du terme) la personne obèse, de ce changement durable de régime. Justement le mot régime, à mon avis, n’est pas un mot à abandonner au moralisme diététique de la minceur. Le mot régime, c’est un mot important, en ce qu’il désigne d’abord un régime de l’ordinaire qui n’est précisément pas un régime standard. L’ordinaire n’est pas uniforme, au contraire il comporte une très grande subtilité et pluralité des régimes, et il faut pourrait-on dire d’abord apprendre à voir les régimes qui sont là dans l’ordinaire, avant que de vouloir intervenir dessus et les modifier. Je voudrais donc réfléchir à ces modifications durables des régimes à la fois alimentaire et d’activité physique pour en tenir compte comme une toile de fond de nos pratiques et aussi de nos paroles.

La deuxième ligne portera sur la fragilité et la responsabilité, sur l’équilibre entre ces deux faces de nos existences. Ce sera là aussi une façon d’entendre tout ce que vous avez dit et de tenter de le redire à ma manière. En effet ce qu’il y a de délicat dans cette question (mais on retrouve le même embarras dans bien des domaines), c’est à la fois ne pas sous estimer la victimité (l’aspect médical) ni de sous estimer la capacité (l’aspect éthique, responsable, désirant) des sujets obèses. Dans chaque cas, il y a bien sûr des proportions variables entre ces ceux dimensions ; certains sont très victimes, d’autres peuvent faire beaucoup plus pour eux-mêmes. Le difficile est de ne pas se résigner à la fatalité du malheur, ni de ne pas tout faire peser sur la capacité du patient. Il y a un moment où il faut parler, assurer et rassurer, car on a affaire à des victimes non coupables. Mais il ne faut pas être tout le temps comme un père qui protège et donne tous les repères, il y a un moment où il faut laisser au patient le sentiment de liberté et de capacité qu’il peut en quelque sorte passer un contrat, une alliance qui n’est par principe pas imposable, mais qui demande d’éveiller la confiance de la personne en elle-même. Je conclurai tout cela sur le pouvoir des médecins, sur les pouvoirs médicaux, et je dirais comment vous, vous pouvez justement travailler ensemble, ensemble et avec d’autres.

Un changement durable de régime

La prévention et la … (comme un groupe a magnifiquement nommé la thérapeutique) de l’obésité supposent de prendre en compte, au-delà des facteurs génétiques, l’équation que l’on a souvent pointée sous le nom de « bilan énergétique » entre le régime alimentaire (pour les ressources) et les activités physiques (pour les dépenses) que chaque organisme doit ménager durablement. Or sur les deux tableaux on a affaire à des bouleversements profonds, qui là aussi débordent l’aspect purement médical, et que pourtant les médecins doivent apprendre à soupeser pour bien pondérer leur diagnostic et leur capacité d’intervention. Les médecins n’ont ni un pouvoir suffisant, ni une totale impuissance, mais leur pouvoir se trouve en rapport avec ce changement global. Et pour revenir à l’équation entre ces deux tableaux du régime alimentaire et du régime de l’activité physique, j’ajouterai d’entrée de jeu qu’il ne s’agit probablement pas de revenir à un équilibre antérieur probablement mythique, mais de recomposer à chaque fois un équilibre actuellement possible.

Le régime alimentaire

Manger est une activité à forte charge affective puisque ce que nous mangeons devient nous-mêmes, et c’est pourquoi l’intime plaisir que cela procure n’est pas sans réveiller une certaine anxiété. C’est ce qu’on a pu appeler le paradoxe de l’omnivore : nous avons besoin de diversité, de variété (nous ne sommes pas capables, comme certains herbivores, de tout tirer d’une seule chose). Cela pousse à l’innovation, et à l’adaptation, mais tout nouvel aliment est un danger potentiel. D’où l’oscillation, fondamentale dans la culture humaine, entre innovation et tradition, entre « néophilie » et « néophobie ». Celle-ci sensible chez les enfants, sous forme de répulsion violente[6] ou de nausée —cela semble être une phase normale de leur développement, tout au moins si cela reste une phase, car si l’enfant en grandissant continue à ne tolérer qu’une gamme trop limitée d’aliments, il y a gros à parier que sa santé s’en ressentira[7].

On le voit, l’alimentation n’est pas seulement une conduite nutritionnelle technique ou rationnelle : elle comporte une forte dimension symbolique, et chaque culture se caractérise autant par les aliments interdits ou inimaginables que par les prohibitions sexuelles[8]. Cela nous concerne à bien des égards. Car si l’on montre que l’allaitement maternel est sans doute un élément du combat contre l’obésité, c’est peut-être aussi qu’avec lui on ne peut pas se borner à donner le sein dès que le bébé pleure : celui-ci apprend ainsi que le plaisir ne réside pas seulement dans la consommation, ni dans le fait que le manque (quel qu’il soit) soit aussitôt comblé (par de la nourriture), comme si tout désir devait être au fur et à mesure consommé. Comme si le désir, et son expression acceptée et approuvée par l’autre, n’était pas lui-même un plaisir ! Et puis les autres manques n’apprennent jamais à s’exprimer autrement, et l’obésité correspond peut-être à tout ce qu’on ne peut pas dire, à tout ce qui n’arrive pas à sortir, comme si on avait peur de l’expression, et que le sujet enflait, ne parvenait pas à prendre de la place autrement. Cette question de l’expression me semble importante.

Le désir de se remplir va alors se tourner vers des aliments agréables et moins rassasiants, que l’on puisse agréablement grappiller à n’importe quelle heure sans jamais éprouver ce sentiment de satiété que donnait les solides repas de jadis: petits amuses-gueule salés, barres chocolatées, et bien sûr toutes les boissons sucrées que l’on sirote à tout bout de champ[9]. Et puis l’industrialisation est passée par là[10], non seulement celle de l’agriculture, mais celle de la cuisine, avec pour effet paradoxal de valoriser le « naturel » au moment où la nature est standardisée par les modes de production et de consommation. L’affaiblissement des rythmes familiaux, la télévision, mais aussi bien toutes les activités sociales qu’accompagne une cacophonie des sollicitations, tout cela a bouleversé les conduites alimentaires.

Or on a peut-être un peu trop négligé le fait que le langage et la nourriture étaient aussi intimement mêlés, et qu’il est bon (à tout point de vue, et même meilleur) d’intercaler finement la parole à l’aliment[11]: comme disait l’autre, l’homme ne se nourrit pas de pain seulement. Et comme certains l’ont dit, il faut aussi nourrir les oreilles ! Vous avez beaucoup parlé d’oralité, et il est vrai que les mots ont des saveurs propres et qu’il faut faire attention au lexique du patient, tenter de partir de son vocabulaire. Et puis les paroles sont des aliments, sinon des médicaments, parfois des poisons forts, parfois des placebos mais qui consolent ; et cela ne dépend pas magiquement de la parole même, mais de la réception qui en est faite, de son usage. Et pour revenir à ce rapport étroit qui se trouve entre le langage et l’alimentation, ce n’est pas un hasard si l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a fait de la cuisine la voie royale de la connaissance des cultures et des sociétés, à la fois dans leur universelle traductibilité et dans leur merveilleuse variabilité : les cuisines sont aussi différentes que les langues, et il serait triste que les infinies combinaisons du cru du cuit et du pourri laissent la place à la seule différence entre ce qui fait grossir et ce qui ne le fait pas.

Dans cette valse des régimes diététiques, l’un des groupes a pointé précisément le mythe d’un régime standard, d’un régime idéal. Le rêve d’un régime « scientifique ». Le passage brusque d’un régime à un autre n’est pas tant désordonné et périlleux parce que l’on mange à tous les râteliers, si je puis dire, que parce qu’on manque le fait pourtant banal que tout régime est personnel. Chacun a toujours déjà un régime dont il faut tenir compte, qu’il faut rétrécir et recomposer dans la durée, selon son propre tempo. Le savoir médical doit renouer avec le goût et la « saveur » (par lesquels on apprend peu à peu à sentir ce que l’on fait), et combattre d’abord le dégoût de soi.

L’activité physique

Sur l’autre plateau de l' »homéostasie énergétique » aussi il y a eu des bouleversements profonds. On l’a dit, plusieurs de vos groupes l’ont répété, la civilisation du bureau est faible consommatrice de calories et d’effort physique. La dépense moyenne est passée, si j’ai bien compris, de 3000 calories/jour pour l’homme à 2200, et de 2400 à 1800 pour la femme. Et ce qui caractérise le travail est de moins en moins la dureté des taches pénibles, et de plus en plus l’ennui, ou le stress ; ou pire pour notre sujet, le mauvais balancement entre le stress et l’ennui. D’ailleurs le travail a été marginalisé dans la vie humaine, et nous sommes globalement plus consommateurs que travailleurs. Comment passer à une société de loisir sans en faire une longue grasse matinée, pour des humains habitués à travailler ou se reposer ? Ce changement de rythme est un des grands défis de notre temps.

C’est ici qu’interviennent ces formidables prothèses de la mobilité et de la sensation sans effort que sont la voiture et la télévision. Certains d’entre vous ont aussi parlé de la température, des organismes artificiellement maintenus dans uns bulle par le chauffage et la climatisation. Nous sommes loin des questions directement médicales, mais nous sommes bien dans le sujet. Surtout quand on pense au temps que ces deux objets-cultes de nos sociétés prennent dans nos vies. C’est ainsi que le problème central, sans que l’on s’en aperçoive, n’est plus celui des « bouches inutiles » mais celui des jambes inutiles. La bouche et l’oralité a intéressé les psychologues mais pas tellement la marche et les jambes, qui font quand même la moitié de nos corps ! Car la dépense physique, comme l’alimentation, n’est pas seulement une conduite technique ou rationnelle : elle comporte une forte dimension symbolique, affective, et le plaisir pris à l’effort est aussi un plaisir à plusieurs, un plaisir cultivé. Ici, la prévention s’appuie sur un grand bouleversement dans les goûts du publiques : les vacances par exemple sont de plus en plus actives et sportives[12]. C’est qu’heureusement, c’est joli, des jambes ! Et des pieds ! Et des mains, et des bras ! C’est pourquoi il faut, comme certains d’entre vous l’ont demandé pour l’école, compléter l’éducation nutritionnelle par une lutte contre la sédentarité, une valorisation du marcher, du courir, du nager, et une valorisation de l’endurance dans ces activités sportives élémentaires.

Mais une telle éducation n’est pas suffisante si dans la vie ordinaire l’emprise de toutes les prothèses de l’effort continue à augmenter. Croyez-vous que nous allons beaucoup marcher, beaucoup courir ou faire du vélo, si ces activités sont réduites à des techniques de minceur ? Croyez-vous que ce soit un bon calcul rationnel, de prendre la voiture tous les jours pour gagner le temps d’aller le dimanche (en voiture bien sûr) faire une heure de footing[13]? On pourrait me dire qu’au contraire c’est l’émancipation de la marche : on marche pour marcher, on se dépense physiquement pour le plaisir, pour rien. Mais je n’en crois rien : cela reste subordonné instrumentalement à des objectifs (poids, apparence physique, etc.), et je crois beaucoup plus raisonnable au contraire de réintégrer ces activités au tissu des gestes ordinaires. Réintroduire dans son parcours et son horaire des plages de marche, où l’on marche sans y penser, pour aller quelque part. Mon but, en ouvrant ces larges questions, est ici encore de faire voir combien le pouvoir médical à lui tout seul ne pèse pas grand-chose face à de telles évolutions globales. Mais aussi combien son rôle est décisif dans la vigilance, la sensibilisation, et l’encouragement du public à changer ses habitudes.

Le régime de l’ordinaire

Je voudrais terminer cette première partie par ce thème de l’habitude, qui se rapproche de l’ordinaire, mais aussi du temps, et du problème de savoir si c’est une maladie chronique ou pas. Ce qu’il y a, c’est quelque chose comme un réaménagement dans le durable, dans lequel il ne s’agit pas d’attendre des jours meilleurs pour après, quand on aura fait toute cette cure, avec l’idée qu’après tout ira mieux. Il faut s’installer, accepter de s’installer durablement et de se stabiliser avec le problème. Non pas de s’y résigner, mais de ne pas non plus s’y obséder, jusqu’à ce que justement le problème ne soit plus un problème parce que l’on a intégré durablement à nos habitudes ordinaires.

Si je vous ai bien compris, d’ailleurs, en fin de compte on ne peut perdre du poids qu’assez marginalement. Ce n’est donc pas la quantité de poids perdue qui compte le plus, mais l’important est ce qui se passe à cette occasion. Qu’est ce que l’on fait au moment où l’on perd du poids, qu’est ce que l’on en fait symboliquement, de ce passage ? Ce passage sera-t-il une manœuvre technique de plus, d’autant plus dévaluée qu’on l’a déjà fait dix fois ? Ou sera-t-il l’occasion d’une modification profonde par rapport à nos régimes de vie ? Peut-on changer de régime de vie, de supporter physiquement en peu plus de fatigue, d’effort, de froid et de chaud ? De régime d’alimentation, de manière de mêler les aliments à nos paroles et à nos rythmes ? Peut-on changer de métabolisme —on ne change pas de métabolisme comme de chemise— peut-on changer d’équation de vie ? Peut-on même changer d’imaginaire ? Tout cela ce sont des questions magnifiques et essentielles, qui touchent aussi à la philosophie morale et politique à un moment où l’humanité entière devra peut-être changer de régime, et votre question est ici aux avants-postes. Mais c’est aussi une question très concrète : comment changer concrètement d’habitudes ? Je vais y revenir tout de suite, par un autre chemin.

Beaucoup de vos travaux de groupes ont montré la difficulté qu’il y avait pour le patient comme pour le médecin à gérer sur le long terme une maladie chronique. Non seulement tout cela demande du temps et de la régularité (on ne peut pas mettre les bouchées doubles !) mais il faut accepter de s’installer durablement avec le problème, jusqu’à ce que cela ne fasse plus un problème. En ce sens, à bien des égards, la prévention comme le traitement de l’obésité sont une affaire de rythmes et d’habitudes. Les médicaments sont souvent autant efficaces par leur rythme que par leur substance, comme l’avait déjà remarqué Platon. L’obésité même n’est en grande partie, on l’a vu que le résultat d’un mauvais rythme de stress, de bouffe et de repos, et plus généralement de mauvaises habitudes dont on n’a pas su se débarrasser à temps —comme de parasites qui envahissent la vie. Car les habitudes sont à la fois la forme de nos plus grandes vertus et talents (un grand violoniste comme un bon médecin sont des virtuoses de l’habituation, de l’incorporation du savoir-faire) et la forme de bien de nos maladies les plus insensibles, les plus dangereuses[14]. Comment se fait-il que certains n’arrivent pas à prendre des habitudes favorables, et que d’autres incorporent si vite les « bonnes » habitudes ? Il semble en tout cas qu’il faille modifier tout le système des habitudes pour changer ou éliminer une mauvaise habitude. Sur tous les registres que nous avons parcourus, il semble que ce soit un aspect important à prendre en compte.

Mais il faut aussi cesser justement de se donner des objectifs extraordinaires, de croire qu’on va faire la révolution dans la vie de tous ni même de quelqu’un, qu’on va tout changer. Il vaut mieux, plutôt que d’attendre ce grand soir, changer une petite habitude, tout de suite, là maintenant, avant de se séparer. Il y a donc à la fois ce qu’on change tout de suite, le petit changement d’habitude minuscule mais qui montre que l’on peut changer d’habitude et puis en même temps, garder le vœu de tout changer, car en changeant vraiment une habitude, de proche en proche on change tout, on change le système, l’équation de vie, on réorganise tout.

La fragilité et la responsabilité

Après une première partie sur cette toile de fond, dans la deuxième partie je vais me rapprocher davantage de ce que j’ai entendu de vos pratiques et qui pour moi renforce un paradoxe, c’est le fait que l’on ait affaire en même temps à des gens très vulnérables et très capables. Que l’on ait affaire à des sujets fragiles, c’est la face passive que connaît bien la médecine classique quand elle traite les corps souffrants, qu’elle les soigne dans l’urgence. Cela ne veut pas du tout dire qu’elle se désintéresse des sujets, mais qu’elle le traite comme des patients, passifs, qu’elle doit assurer, rassurer, et auxquels elle doit donner des repères qui soient eux-mêmes thérapeutiques. Mais de l’autre coté, on a affaire à des sujets responsables, capables, à la face active de la subjectivité : il faut écouter ce qu’ils disent, comment eux-mêmes interprètent leur problème, avoir l’oreille pour cela, car parfois ils le disent en passant sans eux-mêmes y prêter attention, mais on doit leur faire crédit de cette capacité, et se fonder dessus. Ce côté prend davantage en compte l’éducation thérapeutique.

Je signale au passage que cette prise en compte, pour se faire sérieusement, doit déterminer une véritable mutation des dépenses de santé. Le développement de la prévention et de l’éducation thérapeutique, l’exemple de l’obésité le montrerait, n’est certainement pas l’occasion de faire une économie : cela va coûter très cher de passer réellement de plus en plus à une médecine de prévention et d’éducation thérapeutique, où le soigné soit le plus possible son propre soignant[15]. Et cela change aussi le régime de l’assurance, et devrait entraîner une nouvelle forme de mutualisation des risques sous l’idée, à redécouvrir dans son effet de solidarité, d’un « voile d’ignorance » : même si on sait génétiquement les risques qui pèsent sur telle famille, et qui conduisent à une vigilance thérapeutique particulière, on doit en même temps faire comme si on ne le savait pas, par un choix proprement politique et législatif qui est la seule manière de redonner vraiment une chance à tout le monde. Mais comment faire cela ? Il faut vraiment beaucoup d’imagination, à la fois médicale et politique, dans la conduite des grands choix de santé publique, tout en sachant que les deux phases médicales que nous venons de décrire demeurent, car elles correspondent aux deux faces de la subjectivité du patient, et il serait naïf de croire que l’une va éliminer l’autre.

On retrouve ici un problème que j’ai rencontré sur bien d’autres questions. Par exemple la prison et le sens de la peine, sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, et l’évolution générale du droit : nous avons séparé la face victime et la face responsable des sujets, et ne savons plus comment les réarticuler ; mais nous savons qu’ils ne sont ni entièrement victimes (ce qui serait les enfermer dans leur pathologie) ni entièrement coupables. On retrouve ce genre de débat à propos de l’école, et de la famille, où les enfants ne peuvent pas être traités éternellement comme des petites choses fragiles, ni considérés prématurément comme des petits adultes consentants. En gros, on peut déjà dire que les rythmes sont en fait beaucoup plus complexes, plus mêlés que cela. Plutôt qu’osciller dangereusement entre les deux morales, notre but serait d’associer plus étroitement cette face vulnérable et cette face capable de la condition humaine, de ne pas trop séparer la victimité de la responsabilité, de voir toujours l’une dans l’autre, de ne pas s’appesantir unilatéralement sur la victimité ni trop charger non plus la responsabilité.

L’oscillation des deux morales

Nous sommes en effet actuellement sur la lancée d’un mouvement qui a cherché à mettre en avant la responsabilité du sujet, à tous égards, pour le sortir d’un mentalité infantile d’assisté, d’irresponsable. Pour ce faire on se fonde sur ses capacités propres, sur son estime de soi, qui est à mon avis très importante pour notre sujet. On retrouve ainsi le postulat de toutes les philosophies politiques du contrat, comme celles d’auteurs aussi divers que Rousseau, Locke, Hobbes, etc. Un tel postulat, qui part du droit de chacun à se délier et à se lier, donne des formes de lien social plus individualistes, qui comptent davantage sur les capacités des individus, qu’ils traitent comme des adultes capables de tenir leurs paroles et donc de faire alliance. L’idée d’alliance thérapeutique se tient sous ce même postulat, du crédit fait à une sorte de promesse réciproque qui peut d’ailleurs être décalée (voilà ce que tu vas y gagner, et voilà ce que cela va te coûter, mais c’est quand tu voudras), parce que justement il faut faire crédit, c’est à l’autre de se déterminer, on a pas de pouvoir sur lui, il faut au contraire se retirer et laisser place à l’autonomie de l’autre —c’est cela aussi le sens de l’alliance.

Mais si nous allons trop loin dans ce mouvement, nous risquons de faire peser sur les épaules des individus responsables, majeurs et vaccinés un poids excessif —on voit aussi ce problème avec des maladies chroniques qui demandent une certaine autonomie thérapeutique comme le Sida ou le diabète. C’est pourquoi on peut de l’autre côté insister sur la fragilité, la vulnérabilité des patients, sur leur irresponsabilité. La valeur centrale ici est moins l’estime de soi que le respect de l’autre, et c’est le postulat de toutes les philosophies de l’Institution ou de la Loi, qui vont établir des codes et des repères plus stricts, pour une forme de société où le lien social soit plus solidaire, plus « holiste » (on forme un tout, on est ensemble). On considèrera ici dans les individus la part d’enfance, la part de victimité, la part d’irresponsabilité. Il va falloir protéger le faible, et y compris avec ceux qui disent « moi je ne suis pas faible, je n’ai pas besoin de vous, Mr le Docteur ». Le déni de faiblesse est un indice important, mais voyez comme c’est contradictoire avec ce que nous disions plus haut, sur le caractère par définition non obligatoire de l’alliance thérapeutique ! Et pourtant les faux durs sont les plus fragiles justement ; ceux qui se plaignent assument déjà leur fragilité, mais ceux qui ne se plaignent pas, et qui sont apparemment insensibles , comment faire avec eux ? C’est une importante dimension de votre travail, et le dépistage obligatoire à 4 ans du rebond d’adiposité dans la médecine scolaire est essentiel si l’on veut protéger les faibles, ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes, qui ne savent pas[16].

Cette double insistance sur la responsabilité et sur la vulnérabilité du sujet nous amène à considérer le danger de cette oscillation et les risques de chacune de ces morales séparées, car trop séparer ces deux faces serait ruineux, désastreux à tout égard. D’un côté nous avons une conception de la justice comme égalité, mesure égale en quelque sorte pour les contractants ; et de l’autre la justice comme protection du faible, de la veuve et de l’orphelin. Il pourrait y avoir en la matière une question de sensibilité personnelle, qui permet de se corriger les uns les autres. Mais quand on majore trop la responsabilité individuelle, l’autonomie, l’autodiscipline du sujet, on le rend responsable de ce qu’il lui arrive, et finalement on le culpabilise. Je ne vois pas comment responsabiliser quelqu’un sans risquer de le culpabiliser. Bien sûr on peut dire : « je ne veux pas vous culpabiliser, mais au contraire que vous soyez responsable ». Cependant, quand on a tout misé sur l’autonomie du patient, qu’on a contractualisé l’alliance thérapeutique, il ne faut pas s’étonner si cela donne un stress trop grand, un sentiment de culpabilité et de dépression, d’impuissance à soutenir un tel régime. De l’autre côté, la morale de la fragilité et de la victimité, qui veut protéger, assurer, assister, rassurer, soulager, soigner, pose le problème que du coup on y a affaire à des hiérarchies inamovibles et dogmatiques. Le docteur est en même temps un maître, qui sait ce qui est bon pour le patient qui est un enfant, un petit enfant, mais un enfant qui ne grandira pas et restera toujours mineur. Je dis dogmatique, par ce que le problème de Rousseau c’est de savoir qui éduquera les éducateurs, et c’est un problème que beaucoup d’entre vous ont remarquablement posé pour le rôle du médecin[17]. Enfin sur les effets pervers de cette morale, il y a aussi la dérive victimaire avec son risque d’infantilisation, et sa dérive juridique —il n’y a que des victimes, et on peut toujours se retourner contre des médecins seuls responsables.

Rétablir un nouvel équilibre

Si le rôle des institutions (le droit et les institutions judiciaires, l’éducation nationale, la santé publique) est bien de reconnaître que chacun a, diversement tout au long de sa vie, une part de fragilité, de vulnérabilité, comment protéger cela sans enfermer à nouveau la personne dans un rôle passif ? Comment trouver l’équilibre entre la responsabilité et la fragilité du sujet ? On le voit, c’est un des grands problèmes moraux de notre temps. Comment faire pour, à la fois, distinguer et réassocier la fragilité acceptée et la responsabilité acceptable ? Bien sûr on a des soignants, des praticiens, acteurs et responsables, et des patients vulnérables ; mais en même temps il faut rappeler les limites, les impuissances de celui qui agit, et rappeler les capacités, la responsabilité de celui qui subit. L’enjeu de cette question est aussi politique, au sens fort de la citoyenneté. Et cette question des capacités et des limites des uns et des autres touche à l’évolution du pouvoir médical.

Mais auparavant attardons nous un instant sur le thème de la volonté, qui est peut-être pris dans le même déséquilibre. Qu’est que c’est que vouloir ? Celui qui dit « Docteur je n’ai pas de volonté » a peut être justement le problème de trop vouloir, d’avoir trop de volonté. Car c’est mystérieux la volonté, comme si elle comportait elle aussi une face active et une face passive. Cette dernière serait comme une face de pulsion, d’énergie aussi, de disposition acquise et qu’on ne change pas si facilement —l’habitude fait en ce sens partie de la volonté, si celle-ci n’est pas quelque chose de complètement désincarné. Mais en même temps il y a une face active, consciente, de résolution délibérée, de choix etc. Et vouloir c’est justement peut-être trouver l’équilibre entre ces deux faces, ne pas couper la volonté de ses sources, de ses réserves, ni du fait que sa capacité à changer d’orientation tient à ce jeu avec des forces en présence. Il ne s’agit pas d’attendre qu’il y ait suffisamment de vouloir accumulé (comme une quantité d’énergie) : « à ce moment là je vais arrêter la cigarette », se dit-on. Et pourtant il ne suffit pas de vouloir vouloir pour le faire. La volonté n’est pas comme cela, et il faut aussi inverser, il y a peut-être au contraire des gestes de la volonté, qui donnent la volonté. En morale je suis plutôt chorégraphe : faites d’abord les gestes, les intentions et les sentiments viendront après. Le duc de la Rochefoucauld, grand moraliste de l’époque de Louis XIV, disait superbement qu’on déteste ceux à qui on a fait du mal. Non donc que l’on fasse du mal à ceux qu’on déteste, mais d’abord on fait du mal à quelqu’un par hasard, et parce qu’on lui a fait du mal on le déteste. Il y a une sorte d’effet de nos comportements sur notre volonté, sur nos intentions et nos sentiments. Il y a des petits gestes qui peuvent donner une énergie qui ne leur préexistait pas. C’est en ce sens que je parle d’une face passive et d’une face active dans la volonté elle-même.

Cela touche évidemment le rapport soignant-soigné. Regardez un bon roman, c’est une dialectique serrée du subi et de l’agi : les personnages agissent, subissent, subissent ce que d’autres agissent, interprètent ce que d’autres subissent et agissent, en tiennent compte dans leur manière d’agir, réagissent, réinterprètent aussi ce qu’eux-mêmes ont fait, et tout cela donne un entrelacement dans la durée, que l’on peut raconter. Le soin aussi se raconte, comme souci et comme traitement, comme subi et comme agi, comme attention prêtée au récit de l’autre, et qui installe ensemble le soignant et le soigné, et le soigné se soignant, dans la durée. En élargissant le temps, vers la mémoire des promesses non encore tenues et vers l’espérance du réalisable, on rend supportables bien des choses. Et justement vivre durablement avec l’obésité cela doit être justement un rythme de l’agi et du subi, un rythme durable.

C’est peut-être cela la guérison. On part de quelqu’un qui refuse à la fois d’être soigné (passif) et de se soigner (actif), soit par déni soit par panique. On passe par quelqu’un qui accepte d’être soigné (il accepte sa fragilité, sa pathologie), on en vient peu à peu à quelqu’un qui accepte vraiment de se soigner (d’être thérapeutiquement co-responsable). Si la maladie peut ainsi être enrayée (pour l’obésité, il faut sans doute tenir compte des périodes dynamiques et statiques de prise de poids) on arrive ainsi à quelqu’un qui a changé d’habitudes, et retrouvé son équilibre (qui est toujours aussi un équilibre fragilité-responsabilité). L’horizon de cet équilibre serait alors de se savoir vulnérable, en tenir compte dans sa vie, mais sans en faire une obsession, presque sans y penser. La guérison serait alors simultanément la capacité à se mesurer, à tous points de vue (si je me mesure, cela veut dire aussi que j’ai de l’estime pour moi-même) ; et la capacité à s’oublier, à se désenfler du souci de soi, il n’y a pas que moi dans la vie, et c’est trop ennuyeux d’être tout le temps occupé par soi.

Un rythme à chaque fois singulier

C’est ce rythme singulier qui augmente la capacité du sujet à interpréter son traitement, à interpréter à sa manière son régime, à le suivre de manière personnalisée, mais aussi à l’oublier. Il faut là encore tenir les deux choses. Il y a la rigueur méthodique des codes, des catégories communes, des règles, et des outils que beaucoup d’entre vous demandent. Et c’est justement cette rigueur des catégories et des codes communs qui fait voir les singularités, les petites irrégularités individuelles. Ceux qui sont passés par là l’on peut être oublié, mais on ne voit pas la singularité tout de suite, il faut des règles et des catégories, c’est un peu codifié au début, un peu grossier, un peu dogmatique. Mais de toutes façons, l’individu dépasse tous ces codes et les transgresse. C’est comme les morales, dont les règles ne sont jamais assez singulières pour s’appliquer sans reste à chaque cas singulier, et où la transgression fait partie des règles. Mais c’est la rigueur des règles qui fait voir le conflit des règles, le conflit de morales, et les dilemmes moraux qui caractérisent l’existence morale vraiment personnelle. Il y a aussi le fait que pour accepter de « ne pas savoir », de mettre le savoir entre parenthèses, il faut beaucoup savoir. Plus on sait, plus on peut oublier que l’on sait et être ouvert à d’autres expériences ; c’est cela être expérimenté.

C’est pourquoi il y a aussi l’oubli, le savoir faire oublier, qui est nécessaire si l’on veut déculpabiliser l’obèse. Car son malheur n’est pas une punition. Mais le malheur justement, c’est que les humains préfèrent que leur malheur soit une punition, car au moins cela donne un sens au malheur —si c’est à cause de moi alors je comprends, mais si ce n’est pas une punition alors c’est trop injuste et c’est insupportable. Il est bon au contraire de parvenir, au-delà de tout ce que l’on peut faire pour ne pas se faire encore plus de mal, à faire accepter que le malheur ne soit pas une punition, et qu’il n’est pas besoin que le régime soit plus pénible que la maladie. Car ce n’est pas la même peine, la peine subie dans la pathologie et la peine agie dans le « régime », et ces peines n’ont pas besoin d’être équivalentes : elles ne s’annulent pas pour autant ! Si l’on parvient à accepter que l’obésité est simplement un fait, un fait absurde et malheureux, alors on libère la plainte de toute accusation mauvaise, et on peut réinterpréter durablement cette plainte dans sa vie.

Pour tenir ces deux faces dans votre métier, il faut peut-être accepter qu’elles soient variables selon chacun. Certains, à certains moments de leur vie professionnelle, seront plutôt forts pour ceci, et d’autres pour cela. Vous êtes complémentaires, en ce sens, vous n’êtes pas seuls, de toutes façons, et il vous faut trouver ce rythme. Dans tous les cas le sentiment qu’il faut désenfler le malheur, et quand je dis qu’il n’y a pas que moi dans la vie, on touche peut-être à ce problème que la souffrance fait enfler l’ego —si vous avez mal au pied, votre pied devient trop important dans votre schéma corporel. Et cela fait du mal en plus, parce qu’on devient égoïste et méchant, y compris égoïste et méchant avec d’autres possibles de soi-même que celui dans lequel la pathologie nous enferme. La guérison, pour y revenir encore, n’est pas un retour, mais un nouvel équilibre : on a rétréci, on a rééquilibré les échanges entre le subi et l’agi, entre les recettes et les dépenses, on a rééquilibré à un niveau inférieur et après on peut ré-élargir peu à peu les échanges, et trouver un nouvel équilibre durable dans le rapport à soi, dans le rapport à autrui, qui est ici essentiel, et dans le rapport au monde — de ne pas fuir le monde, se sentir chassé du monde ordinaire.

Conclusions

Il est temps de conclure si je ne veux pas continuer à manger la moitié de mes mots, et de toute façon je ne pourrai pas à moi seul faire le tour du problème, de cet iceberg dont l’obésité est la partie apparente ! Il est de toute façon aussi, de même qu’il y a du non-vouloir dans le vouloir, un point où le pouvoir et le savoir médical touchent au non savoir, au non pouvoir. Je dirai cependant d’abord d’un mot que nous sommes en droit d’attendre beaucoup de la recherche, à condition en quelque sorte que celle-ci cesse de valoriser toujours le noyau aux dépens de l’enveloppe, le profond au détriment de la surface —car l’obésité est un problème de surface, et ce sont les problèmes les plus délicats ! Nous sommes en droit d’attendre beaucoup de la recherche, mais sans croire qu’il y a une réponse médicamenteuse à tous les problèmes —ne pas séparer les médicaments du contexte de leurs usages. Les médicaments ne sont pas bons ou mauvais en soi mais selon ce qu’on en fait, de même que les paroles ne sont pas bonnes ou mauvaises en soi, mais selon la manière dont on les reçoit —­et je dirais la même chose des aliments. C’est pourquoi nous sommes aussi en droit d’attendre beaucoup de l’éducation thérapeutique, de la mutation profonde dans les mentalités que cela devrait entraîner. Comment apprendre à vivre durablement avec notre problème ?

J’ai bien senti que vous avez été nombreux à manifester votre inquiétude face au poids de l’information médiatique (celle de l’agroalimentaire dans la publicité, mais aussi des manipulations de l’imaginaire). Comme si les médecins éprouvaient une perte de pouvoir. À cela s’ajoute l’inquiétude plus interne et plus diffuse de savoir où s’arrête la médecine, une médecine tentée d’exercer sa discipline sur les corps sains, et donc plus généralement sur les mœurs. Mais vous n’êtes pas les seuls à avoir ce genre de tentation, et il en est forcément ainsi, il vaut mieux le savoir[18]. Il vaut mieux penser un peu plus les conditions et les dangers du pouvoir que l’on exerce. Or le pouvoir médical reste grand, et même il grandit encore avec les nouveaux moyens techniques et médicamenteux mis à sa disposition. La responsabilité médicale doit être à la hauteur de ce pouvoir. Ce qui est particulièrement lourd à porter, c’est le cas de le dire, c’est que le pouvoir sur le corps est un pouvoir sur l’image de soi des sujets, sur la représentation qui les institue. C’est un pouvoir sur l’imaginaire ; et c’est ici que le savoir médical est forcément dépassé par ses effets ; il ne sait pas complètement ce qu’il fait. C’est pourquoi, en même temps, face à un tel phénomène, par excès de pouvoir ou par sentiment d’impuissance, les médecins ne doivent pas rester seuls[19]. Mais l’horizon de mon propos est de dire qu’un découragement partagé à plusieurs n’est déjà plus une impuissance, de même qu’un pouvoir partagé ne peut plus être abusif.

En cherchant à penser ce que signifie, pour un praticien, d’ « agir sur », de chercher un traitement intégral (voir l’exposé de M.Formiguera) qui permettrait d’entrer dans un cercle vertueux à la fois nutritionnel, d’activités physiques, de médicaments, de modification générale du comportement avec soutien psychologique, etc., nous avons souvent rencontré une sorte de paradoxe. Ce n’est pas seulement la difficulté d’agir de manière proportionnée sur tous les tableaux en même temps. C’est que même si toutes les conditions sont remplies, le résultat n’est pas automatique, et que pourtant il n’y a pas de mystère, et qu’il faut quand même chercher à réunir à peu près toutes ces conditions. Il n’y a pas de magie contenue dans un médicament à lui tout seul, une parole, un régime nutritionnel ou sportif, mais c’est encore moins évidemment en ne faisant rien, en attendant une solution mystérieuse, en niant le problème ou s’y résignant, que l’on peut s’en sortir. Et en effet je dirai qu’il faut réunir le maximum de conditions, mais que leur effet n’est pas automatique, pas imposable, et dépend de ce qu’en fera le patient, non seulement consciemment, mais à son insu. C’est pourquoi j’ai apprécié l’embarras avec lequel certains d’entre vous parliez de thérapeutique. Il y a comme un zigzag par lequel on propose et on se retire, une manière ni d’abandonner ni d’imposer, une sorte de moment de confusion qui est justement la marque de la confiance faite au patient, et donc la marque de la confiance en soi du médecin, une véritable confiance qui n’est pas l’assurance arrogante d’un « faire » certain de son efficacité —à peu près aussi ridicule que le play-boy sûr de son charme[20]! Ce moment est le point où le vouloir cède la place au non-vouloir, le savoir au non savoir, le pouvoir au non pouvoir. Le point où simplement cela, l’inversion du cercle vicieux, peut arriver.

Mon dernier mot portera sur ce travail à plusieurs. J’ai senti à plusieurs reprises, dans les présentations de groupes et les interventions, des désaccords, des tensions, des approches différentes —quoique toujours courtoises. Je dirai que cela c’est l’épreuve par laquelle on apprend à dire « nous », à constituer une communauté de recherche, de vigilance et d’action à plusieurs. C’est pourquoi je vous exhorte à respecter, à honorer vos désaccords ; et même si ce sont apparemment des affaires purement personnelles, cherchez à en exprimer la teneur en vrai débat qui peut intéresser tout le monde, plutôt que l’enfoncer dans des poubelles d’où les conflits ressortent empirés. Ne cherchez pas à revenir à l’unité en éliminant les différences, mais additionnez, que dis-je, multipliez la complémentarité de vos points de vue : soutenez vos désaccords avec confiance. Quelqu’un a parlé de tolérance, et c’est le mot, non entendu comme plate indifférence relativiste, mais comme capacité à soutenir les tensions. Chacun séparément, isolément, vous faites et cherchez probablement des choses très semblables quoique dans des vocabulaires de référence éventuellement différents. Il faut prendre acte de ces ressemblances, se doter de l’outil d’un langage commun. Mais il faut aussi ouvrir à plusieurs la boîte à outils, au pluriel, découvrir la diversité des outils employés par les autres (le problème n’est pas le manque d’outil ni de repères mais qu’il y en a trop !). Et accepter qu’en vous mettant ensemble vous puissiez davantage différer, multiplier les approches, explorer là où vous êtes bon et là où tel confrère est bon, et ainsi occuper à plusieurs toutes les places possibles. C’est ainsi que vous, que nous tenterons de faire le tour d’un problème qui nous dépasse encore.

 

Olivier Abel

Publié dans Obésités,
Actes du Colloque de Madrid,
éditions des Laboratoires Roche, Neuilly 2002, p.12-16, et 44-49.


Notes :

[1] Il y a, dans un certain puritanisme anglo-saxon (je parle du vrai puritanisme révolutionnaire, celui de Cromwell, et non celui de l’époque victorienne), un idéal de frugalité, de simplicité, de proximité à la nature toute sobre, qui a donné une morale alimentaire (on trouve chez Duchesne, médecin de Henri IV, paracelsien et protestant, une haine presque théologique du sucre comme poison). Cette discipline sensitive et anorexique me semble tenir encore le haut du pavé dans l’imaginaire nord-américain.

[2] Il ne faut pas sous-estimer le fait que ce sentiment d’exclusion peut donner lieu à des revendications d’identité obèse, d' »obésitude » si l’on peut dire, et il existe des mouvements de ce genre aux USA.

[3] Il semble d’ailleurs qu’il faille rompre avec le mythe que la bonne nourriture française ne fait pas d’obèse, et que tout est la faute à la mal-bouffe urbaine, puisqu’il y a davantage d’obèses à la campagne, et que les régions méditerranéennes ont vu leur taux d’obésité augmenter plus que la moyenne. En fait il y a plusieurs types d’obésité différents, et il faudrait faire une géographie régionale et une sociologie plus fine, contre l’idée d’une uniformisation des comportements alimentaires. Toutefois, observent les auteurs, les régions en difficulté économique sont toujours marquées par une augmentation du taux d’obésité.

[4] Dans ce contexte il est intéressant de noter qu’une certaine adiposité semble favoriser la fertilité, et que si l’anorexie est souvent accompagnée de stérilité, nous sommes dans une société où la fécondité n’est plus une valeur prioritaire.

[5] Aux USA, en 1989 (je n’ai pas d’autres chiffres mais cela donne une idée), c’est un volumineux marché de 33 milliards de dollars.

[6] Manger du bout des dents ou de la fourchette, faire la fine bouche, s’oppose ici à manger comme un ogre (on dit à un enfant « mange, tu ne sais pas qui te mangera ! ») ou manger comme quatre.

[7] C’est pourquoi je trouve très importante la demande d’un groupe de développer la recherche sur l’apprentissage des goûts et conduite alimentaires. L’équilibre entre néophobie et néophilie, leur bon rythme, me semble un élément important de notre affaire.

[8] Naguère la nutrition était valorisée et la sexualité réprimée, et on peut se demander pourquoi la libéralisation de la sexualité est accompagnée de tels troubles alimentaires, comme le fait Claude Fischler dans son beau livre L’omnivore (Paris : O.Jacob 2001), qui m’a fréquemment inspiré dans ces petites réflexions.

[9] Certains groupes ont demandé un contrôle étroit de la publicité sur ce genre de choses, avec même l’équivalent du budget publicitaire versé pour l’éducation nutritionnelle.

[10] Il suffit de prendre l’exemple du sucre, qui est ainsi passé de l’épice à l’aliment de base (je me souviens enfant de paysannes ardéchoises qui nous répétaient, faisant ainsi preuve de leur générosité : « sucrez-vous bien ! »).

[11] Et si possible pas des « gros mots” ! Quand vous lisez un article de La Reynière dans le Monde, quand un convive ou quand le garçon d’un restaurant vous décrit un plat avec des mots choisis, le respect de la nourriture vous saisit, et cette nourriture vous nourrira autrement.

[12] Là je cesserai de me gausser des Shadoks qui pompent, me souvenant d’une dame d’un certain âge, protestant un jour où je dénonçais un excès de souci de soi et du corps en forme, que quand même autrefois on ne faisait pas assez attention au corps. Elle avait sûrement raison.

[13] On pourrait bien sûr donner l’exemple d’une société où la gymnastique est presque un art, une activité politique au centre de la cité : la Grèce antique. Mais justement il ne s’agissait pas d’un faire, productif, comme un moyen ordonné à d’autres fins ; c’était comme une action ou une parole, sur une scène théâtrale où il s’agissait pour chacun de se montrer, de se dévoiler à tour de rôle, un peu comme les instrumentistes du jazz classique faisaient leur numéro avant de laisser place tour à tour aux autres.

[14] Comme l’avait remarqué le philosophe Felix Ravaisson, relisant vers 1838 les travaux de Bichat et de Stahl, la surprise c’est qu’avec l’habitude les impressions perdent de leur force, et les mouvements actifs sont au contraire de plus en plus faciles. À la longue, on s’habitue même à des poisons, et de nouveaux équilibres se font où ces poisons sont devenus une condition de la santé. Mais avec la répétition, on s’habitue à coordonner des gestes au premier abord incompatibles, comme le savent les musiciens, les danseurs, les alpinistes, ou les simples conducteurs automobiles.

[15] L’idée est que de toute façon le développement marchand des objets d’autotest, et de l’automédication, détermine un tel processus, où la médecine échappe en quelque sorte aux médecins. Mais comme ce processus pourrait avoir des conséquences désastreuses, il vaut mieux le cadrer, l’inscrire davantage dans un système de prévention et d’éducation à l’autonomie thérapeutique.

[16] Au Conseil National du Sida, nous avons eu de grands débats, parce que la France a essayé de lancer une aide en voyant que l’épidémie est terrible en Afrique. Certains se sont dit, en ce moment il y a encore un peu d’émotions autour du sida, alors que dans 3-4 ans ce sera trop tard, le sida n’étant plus qu’une maladie tropicale ou des gens en extrême précarité, et cela ne nous touche plus. Donc comment profiter de ce reste d’émotion et le reporter sur l’autre lointain ? L’idée de Bernard Kouchner était qu’il faut mettre le paquet sur la femme enceinte, parce que là on peut sauver des centaines de milliers d’enfants, mais aussi qu’en protégeant les plus faibles cela va redonner de l’espoir, et que du coup ensuite tous pourront s’atteler à cette corde.

[17] Le problème c’est que la médecine incarne plusieurs « grandeurs », plusieurs type de hiérarchies : il y a en elle une grandeur « savante », qui distingue ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, une grandeur « civique » où le savoir est au service de l’intérêt général, une grandeur « domestique » où le médecin de famille est une valeur de voisinage, de proximité ; mais il y a aussi une possible grandeur de « renom » où les médecins jouent de leur réputation comme dans le show-bizz, une grandeur bonnement commerciale avec des clientèles, etc. C’est quand la grandeur du savoir se mêle d’intérêt civique que l’on entre dans le rôle pédagogique. Le lecteur peut continuer à imaginer des mixtes entre ces figures…

[18] De toutes façons ce que vous faites vous échappe, est repris autrement par les autres et devient autre chose que ce que vous vouliez : vos résultats ne sont pas vos intentions, etc. Mais c’est cela l’action, à la différence des fabrications. Vous n’êtes pas des ingénieurs qui ont fait un pont qui ne bouge plus : l’action et la parole dépendent aussi de la manière dont elles sont reçues.

[19] Les médecins ne peuvent rien tout seuls si la vigilance ne s’étend pas à l’ensemble, non seulement des personnels de la santé publique, mais aussi des écoles, des parents, et de l’opinion publique en général, en distribuant chaque fois, et selon l’échelle des risques et des facteurs en jeu, l’imputation des responsabilités et donc des moyens d’action —il est évident que ce sont là des responsabilités qu’il faudrait mieux reconnaître, spécifier, et rémunérer.

[20] Kant disait que l’obligation de jouir est une évidente absurdité, on ne peut pas faire plaisir à quelqu’un malgré lui, parce que dans le plaisir il y a à la fois un élément physique mais aussi une liberté, et cela dépend de la réception.