La liberté du discours éthique

Le discours éthique semble disposer aujourd’hui d’une grande liberté, à tel point qu’il lui est loisible de parler d’à peu près tous les sujets, et de dire à peu près ce qu’il veut, sans être inquiété par l’empiètement d’autres disciplines, ni sommé de présenter ses accréditations. C’est justement cela qui peut troubler. Car la vogue de l’éthique bio-médicale dans l’opinion publique ne suffit pas à donner un statut critique à cette discipline, et l’indifférence des autres discours peut donner le sentiment soudain que l’éthique ne mord plus sur une réalité qui lui échappe. Il semble ainsi que nombre de Comités d’éthiques, nationaux ou internationaux, pris entre la logique dure des experts et la rhétorique des émois de l’opinion publique, peine à conjuguer les différents discours, à faire respecter la nécessaire pluralité des approches, et à composer des compromis durables, et tels qu’aucun de ces discours ne puisse instrumentaliser les autres.

Il est vrai que les difficultés rencontrées par le discours de l’éthique bio-médicale sont nombreuses, et nous avons du mal à les distinguer au premier abord. Cela peut paniquer l’opinion quand elle voudrait tout refuser en bloc, ou la rassurer exagérément par l’idée que s’il y avait un vrai problème, on le saurait. On a pu dire, ce qui me semble excessif, que les lieux de réflexion bio-éthique servaient de chambre d’acclimatation pour vacciner l’opinion publique contre les avancées massives du pouvoir bio-technologique. On a pu dire, parfois à bon escient, que les questions agitées et devenues les incontournables du débat, étaient comme les quelques arbres qui cachent la forêt des problèmes vraiment importants.

Sur nombre de ces questions, il ne serait pas inutile d’accepter ensemble que nous n’avons pas vraiment l’esprit clair, que nous ne sommes pas assez intelligents. Car à pouvoir inédit, responsabilité inédite, mais aussi nécessité d’une intelligence collective inédite. Sur bien des sujets ainsi les avancées des laboratoires (eux-mêmes inscrits dans de lourdes logiques financières, industrielles et politiques) ne se font pas du tout sur le même rythme que celles de la réflexion éthique. Celle-ci cherche à temporiser, et risque sans cesse soit de parler avant d’avoir compris où allaient se situer les vrais problèmes, soit d’arriver en retard car tout aura déjà été décidé sans elle. Un doute s’insinue : l’éthique est-elle encore capable de penser la science ? La véhémence des débats, ou leur politesse résignée, tient en outre au fait que le discours éthique est toujours pris lui-même dans des contextes culturels différents, comme on le voit dans les débats européens où l’on met du temps à parler vraiment des mêmes choses, et où la compétition internationale risque sans cesse d’offrir une prime au moins disant éthique.

Ce qui trouble encore les données du problème, c’est que le discours éthique a un rapport tout particulier au thème de la liberté. Le 18ème siècle s’était déjà installé dans l’idée que la science n’était peut-être pas tant en conflit avec la foi qu’avec la liberté, d’où le geste critique de Kant dissociant les deux domaines de la connaissance et de la liberté, pour qu’ils ne s’entrempêchent pas. Aujourd’hui les découvertes scientifiques ont des implications morales envahissantes, car la science n’a plus besoin de repères moraux extérieurs pour juger : la génétique déculpabilise les parents, sinon l’école, et les possibilités immenses ouvertes en procréatique ébranlent les fondements de la tragédie humaine —la différence des sexes et la différence des générations. Tout se passe comme si nos sociétés désenchantées avaient besoin d’une dose d’utopie, d’optimisme, de confiance, et qu’elle ne savait pas encore la placer ailleurs que dans le développement scientiste, alors que par ailleurs elle n’y croit plus —il est effrayant de voir combien la culture et la curiosité scientifique ont décliné, se sont gadgétisées.

Cette évolution se fait sur fond d’une profonde mutation sociale des conditions de la liberté dans une société qui avantage sans cesse la mobilité : la liberté est réduite au consentement, et donc à la possibilité de ne pas consentir ou de rompre le contrat. Mais si cette magnifique idée du dissentiment et du libre-consentement suffisait dans une société hiérarchique à donner le gage de véritables libertés, il semble qu’elle devienne tout à fait insuffisante dans une société libérale, où le contrat peut lier un fort et un faible. Si l’éthique apparaît non seulement dans le vis à vis des sujets parlants et cherchant à argumenter leurs accords et leurs désaccords, mais dans le vis à vis plus radical de sujets agissants et souffrants, tantôt forts et responsables, tantôt fragiles et vulnérables, il faut bien penser cette condition humaine globale de la liberté. Or les évolutions du pouvoir bio-médical et des bio-technologies, déjà signalées en son temps par Michel Foucault, sont si rapides que nous devons penser à cette nouvelle situation de la liberté des humains, et donc de l’éthique (responsabilité et sollicitude mêlés), avant de chercher à replacer la liberté du discours éthique parmi les autres discours qui traitent de ce très problématique sujet.

Réflexions générales sur la liberté dans un monde technicisé

Le système technique nous oblige en effet à penser la liberté sous un angle inédit. Dans son Prologue à Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt situe une grande partie de ce qui nous arrive sur le fond d’une gigantesque entreprise : l’humanité fait tout comme si elle allait un jour, bientôt peut-être, quitter la terre, perçue comme une prison. Il est possible que le gaspillage en quelques décennies des hydrocarbures accumulées pendant des millions d’années par la biosphère (et à l’échelle galactique bien plus rares que l’or), soit une des manières que nous avons trouvées pour nous croire obligés de larguer nos amarres terrestres. Il est possible également que toutes les recherches actuelles en matière de procréation assistée, de clonage, de brevetabilité du génome, de thérapie génique, mais aussi de remodelage de la différence sexuelle, de neurochimie, d’intelligence artificielle, d’appareillage du corps, de télé-communications implantées, de cyber-bionique, soit une autre des manières que nous avons trouvées pour nous croire capable d’être enfin libérés de la condition d’être né quelque part, et mortel.

Cette grande entreprise, cette révolte contre la condition humaine, et contre un monde considéré d’avance comme foutu, n’est pas précisément raisonnable. Elle se conduit elle-même comme un mythe. On peut même dire qu’elle poursuit un rêve de libération qu’un autre élève de Heidegger, Hans Jonas, a défini comme une Gnose. Hannah Arendt ne va pas jusque là. Mais elle estime que la question de savoir si c’est dans ce sens que nous souhaitons utiliser nos connaissances et nos techniques est une question trop politique pour qu’on l’abandonne aux techniciens du développement scientifique et économique, y compris aux techniciens de la gestion politique. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’axe sous lequel elle place son enquête : « Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d’agir en habitants de l’univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est à dire de penser et d’exprimer, les choses que nous sommes cependant capables de faire (…) comme si notre cerveau ne pouvait plus suivre ce que nous faisons »[1]. Nos techniques sont trop rapides, trop puissantes, et nous savons de moins en moins ce que nous faisons, nous pensons et nous comprenons de moins en moins ce que nous faisons.

Il nous faut maintenant noter qu’il y a un rapport intime entre le sentiment de liberté et la technique. La condition humaine est liée à cette distance à la fois comblée et introduite par l’outil entre la main et le monde, par la casserole entre la bouche (d’un omnivore obligé de choisir et de goûter) et l’aliment. Et aussi par le langage qui glisse entre les sujets à la fois un moyen de communication et un écart grandissant. Autant de passerelles qui, jetées vers le monde ou vers autrui, à la fois nous y donnent accès et l’éloignent, et libèrent à un degré chaque fois plus complexe les possibilités mais aussi les obligations et la difficulté angoissante d’avoir toujours à choisir.

Pourquoi la libération introduite par la technique peut-elle, avec un certain délai d’accoutumance, créer une dépendance supérieure ? Jadis, Aristote estimait que l’on ne pouvait agir que sur des singularités : le médecin soigne un malade précis, et non la maladie, et le guerrier doit tuer ses ennemis un par un. Le malheur même était singulier à chaque fois, et il ne pouvait aller très vite ni très loin. Seuls les dieux disposaient des tempêtes et des déluges. Mais à l’âge de l’intégration systémique des technologies informatiques, biologiques et nucléaires, toute action porte sur des généralités en série. Il suffit d’une petite modification génétique échappée d’un laboratoire pour qu’une algue prolifère et déséquilibre la Méditerranée entière. Nous sommes alors dépendants de solutions plus puissantes et plus systématiques. Toute action porte dans ses flancs la possibilité d’un malheur général. C’est presque devenu un rêve, une spéculation métaphysique, qu’une action qui n’agirait que sur une singularité éphémère ! La plus préventive des démocraties ne saurait faire que nous ne vivions de plus en plus dangereusement, puisque nous sommes perchés sur les échasses de nos moyens techniques de plus en plus haut, loin de la terre des lents travaux et des jours ordinaires. Et cette dépendance technique a d’importantes répercussions sur la liberté politique entendue comme autonomie. Sous le mythe, typique de notre temps, d’une solution technique à toute question, se développe la course en avant de moyens de plus en plus puissants ; c’est là notre nouvelle sophistique et notre nouvelle tyrannie[2].

La technicisation du monde soulève un autre problème inédit. La différence entre les lois physiques et les règles morales ne sont pas inédites, certes, mais entre les contraintes techniques et les lois juridiques est en train de s’introduire toute une zone en grisé, où les lois de la cité sont techniquement contraignantes. Et il est peu d’aspects de notre vie en société qui échappent à cette technicisation. Celle-ci restreint d’autant la sphère laissée aux règles proprement morales (qui se distinguent des règles juridiques en ce qu’elles ne peuvent être imposées et sont indissociables de leur réception pragmatique[3]), et aux règles proprement juridiques et politiques, qui ne peuvent curieusement être imposées que dans la mesure où elles sont transgressables. La liberté devient alors de plus en plus brutale : elle consiste à ne pas être physiquement, techniquement empêché ; à pouvoir faire tout ce qui est faisable, et à se laisser aller jusqu’aux contraintes extérieures. Jadis, les humains étaient pris dans la disproportion entre une volonté relativement infinie et un pouvoir relativement fini. Avec le déploiement des techniques, cette disproportion est inversée : nous avons un pouvoir immense, et une volonté très bornée, comme si nous ne voulions même pas faire tout ce que pourtant nous faisons, comme si la volonté n’était qu’une petite lanterne qui n’éclairait qu’un petit faisceau dans le champ de notre pouvoir, et que l’ombre des conséquences de ce que nous faisons ne cessait de grandir vers le lointain et le futur.

À cet égard il n’est pas inutile de rappeler l’écart entre l’histoire technique et l’histoire morale, observé par Rousseau et si souvent repris par Kant. Cet écart est peut-être dû au fait que les inventions techniques sont cumulatives (et imposables aux adversaires, condamnés à devenir techniquement commensurables ou à disparaître), alors que les vraies inventions morales sont réitératives, et doivent être librement réinterprétées à chaque génération. C’est pourquoi l’opposition métaphysique un peu générale entre la liberté morale et la nécessité physique n’est pas du tout suffisante. Le pouvoir absolu de la pensée sur la matière (tout ce que nous pensons se réalise aussitôt) serait une servitude absolue, et la liberté commence justement dans cet écart entre vouloir et pouvoir. Elle commence aussi dans un écart entre vouloir et savoir. Un peu comme pour l’impératif catégorique de Kant, la liberté morale suppose en effet la capacité à « vouloir ne pas savoir », à ne pas se perdre dans le labyrinthe des causes, ni dans le lacis des conséquences. Même si on peut ou si on croit pouvoir savoir, et s’il faut pragmatiquement en tenir compte, il est un point où la liberté prend sur soi la responsabilité, mais aussi l’ignorance qui va avec.

Les progrès de la génétique sont ici un bon exemple. Pendant des siècles on ne savait pas. Un voile d’ignorance était jeté sur nos destinées médicales, heureuses ou malheureuses. C’est ce voile que les sciences génétiques déchirent, ou croient déchirer. Le fait que l’on puisse plus ou moins connaître à l’avance comment sera un enfant, ou quelle maladie développera (et à quel âge) une personne, remarquons-le, ne donne pas pour autant, dans la plupart des cas, de pouvoir sur l’anomalie (en dehors du pouvoir effrayant de sélectionner les existences dignes d’être vécues et de mettre à l’écart, en proportion de leur handicaps, les ratés de cette sélection). Mais la question posée est éminemment politique. Connaître le handicap irréversible qui pèsera sur une vie, ou savoir que l’hérédité donnera de toute façon un handicap, même léger, qui prédestinera telle personne au chômage sans chance d’en sortir, est-ce que cela ne bloque pas la place que les personnes peuvent prendre dans la société ?

On pourrait répondre au développement actuel des tests génétiques (aux USA chez les assureurs ou les employeurs) par la confidentialité : c’est au sujet seul qu’il appartient de savoir, et non à l’État, aux assurances ni à l’employeur ; ni même aux proches. Mais est-ce même au sujet de savoir ? Le peut-il sans briser ce qui fait de la vie une histoire racontable, un choix éthique dans l’incertitude quant au futur ? Le voile d’ignorance ne doit pas être considéré comme un résidu de l’obscurantisme, mais comme une décision politique de la plus grande importance. Il ne peut pas être déchiré sans que l’on entre dans une société plus ou moins doucement totalitaire, où l’humain enfin malléable pourra être refait eugéniquement pour un jour enfin quitter sa condition terrestre. Plus on sait, donc, et plus il nous faut décider et instituer des procédures qui donnent à chaque être toutes ses chances, sous voile d’ignorance. N’est-ce pas le sens même des institutions publiques, école, justice, santé, que de redonner à chacun toutes ses chances, sur chacune des scènes (et sans que le malheur ou la malchance dans l’une ne les contamine toutes)?

Tels sont quelques-uns des éléments du contexte techno-scientifique dans lequel nous sommes. Le problème de la liberté s’y pose de manière expérimentale. Comment repenser la liberté dans ce contexte inédit, en résistant à la fois à l’invasion de la cité par la gestion technocratique des experts, et à son invasion par la manipulation démagogique des passions (la peur, la paresse, l’envie) ? Comment penser des communautés politiques qui ne soient pas seulement adossées à des structures extérieures de contraintes techniques, à des rapports de force économiques, ou technologiques (la liberté morale se drapant alors dans une protestation purement extérieure), mais qui fondent la liberté par des règles intérieures, et permettent aux citoyens de se tenir debout par eux-mêmes ? Comment penser des citoyens capables de suivre une règle par fair-play politique, et non parce qu’on la leur impose du dehors, des citoyens libres de circuler dans un espace différencié, parce qu’ils savent en suivre les règles ? La liberté spécifique du discours éthique est indissociable de cette redéfinition de la liberté humaine.

La pluralité discontinue des discours et la nécessaire sobriété de l’éthique

De même que la liberté commence dans la disproportion entre vouloir, pouvoir, savoir, la liberté du discours éthique suppose l’écart et la pluralité des discours. Et de même que nous devons échapper à la tyrannie et à la sophistique de croire qu’il y a toujours une solution technique à tous les problèmes, nous devons échapper au mythe de croire qu’un discours éminent, quel qu’il soit, puisse donner des réponses définitives. Ni telle ou telle science, ni bien sûr l’éthique, ne sauraient prétendre arbitrer à elles toutes seules le débat. Le philosophe Paul Ricoeur, qui insiste sans cesse sur la discontinuité des problématiques, un peu comme Foucault insistait sur la discontinuité des épistémès, notait que le discours humain est irrémédiablement « un discours brisé ; et nul ne dispose du savoir de surplomb qui permettrait d’unifier le champ des convictions fondamentales. La pluralité est la condition d’exercice de tous les discours sur l’homme, qu’ils soient théoriques ou pratiques, scientifiques, esthétiques, moraux, spirituels »[4]. Ricoeur rejoint à cet égard la posture critique de Kant ou celle de Wittgenstein.

C’est pourquoi, plutôt que de laisser face à face la dualité un peu plate des sciences et de la morale, il faut montrer l’ampleur des différences de perspective entre la biologie (mais aussi en détail les sciences cognitives, la génétique, etc.), les biotechnologies, la médecine et les enjeux de santé publique, le droit, le politique, l’éthique à proprement parler, etc., et redéployer la diversité de ces discours qui empiètent pourtant sans cesse les uns sur les autres. Les phrases du discours bio-éthique s’ancrent dans un régime éthique, certes, mais qui chevauchent aussi les régimes du discours juridique, ou scientifique, dont elles doivent apprendre à se distinguer avec prudence et respect pour les parages délicats où tout se mêle. Cette pluralité des approches de ce qu’est un embryon, par exemple, ou de ce qu’est une conscience par rapport à son cerveau, interdira de prendre directement un critère biologique pour un repère moral.

Mais souvent le moraliste parle comme s’il savait, les savants se font passer pour des sages, et tous voudraient légiférer. Pourtant ces différents types d’énoncés ont chacun leurs règles de formation et d’usage spécifiques. Ce travail de clarification est difficile : qu’est-ce que la santé et la thérapeutique quand il s’agit d’assister un désir ? Le bonheur est-il l’objet de la médecine ou du droit ? Que signifie l’autonomie d’un patient ? Qu’on le veuille ou non, une innovation dans les possibilités techniques bouleverse et réorganise l’ensemble des mœurs, des formes de vie. Les techniques restent de pures possibilités si elles ne se réalisent pas dans les mœurs, en s’incorporant à elles par un travail patient et inlassable qui ne s’arrête pas aux seules possibilités techniques mais établit peu à peu le préférable. Et si les paroles simplement éthiques, dont nous avons dit qu’elles se définissaient par leur résistibilité, par leur caractère non-imposable, ne pèsent pas lourd face au poids socio-économique des nouveaux bio-pouvoirs, elles problématisent et orientent néanmoins inlassablement le champ des jugements quotidiens. Cet exercice est pourtant difficile, et je voudrais terminer en désignant la principale difficulté.

C’est que ce travail de différenciation critique est d’autant plus perpétuellement menacé qu’autour des nouveaux savoirs et pouvoirs, des enjeux imaginaires se nouent de manière inextricable. Où vont les sciences, en effet, quand elles retournent leur regard, leur main et leur langage vers le corps humain ? Peuvent-elles l’instrumenter comme n’importe quel objet, ou doivent–elle s’incliner en face d’un sujet tabou ? N’en reçoivent-elles pas à leur insu une signification inédite ? Le déploiement proprement prodigieux des nouveaux savoirs biologiques, dès lors qu’il se produit sur la scène publique, déborde en effet plus que jamais son statut simplement scientifique et prend dans l’imaginaire social une valeur à la fois mythologique et normative[5].

Pour le sujet, la représentation de son corps, fut-elle strictement biologique, est toujours déjà une image de soi. La biologie, consciemment ou pas, est donc devenue une fabrique d’images du corps qui sont aussi des images de la reproduction subjective et sociale, des figures de l’identification et de l’institution. En ce sens, la bioéthique ne surgit pas seulement pour contrebalancer et éclairer de l’extérieur les pouvoirs techniques de la biologie : elle surgit pour tenter d’assumer de l’intérieur un pouvoir moral et religieux inédit. Que le corps soit pris comme instrument malléable ou comme divinité sur laquelle on ne peut porter la main, au travers des figures d’un dualisme immémorial ou celles de thérapies douces et globales, c’est du noyau mythique de nos biotechnologies, de notre procréatique et de nos neurosciences, qu’il s’agira : le rêve d’une libération du corps, dans toute l’ambivalence de l’expression.

C’est sur ce fond imaginaire que les questions éthiques prennent tout leur relief. Par exemple la bioéthique surgit dans un contexte où le génétique et le cérébral sont devenus les supports biologiques de l’identification du sujet humain. L’hérédité notamment y devient un héritage inaliénable, le noyau de l’identité, et on tremble à l’idée de ce qu’un nouvel Hitler pourrait faire du génie génétique, alors que les bio-pouvoirs sont peut-être d’autant plus indiscutés et menaçants qu’ils s’avancent sous les auspices (tout à fait typiques de nos démocraties préventives) des droits imprescriptibles de l’Individu ou d’une sacralisation de la Vie comme procès où la mort et la naissance s’effacent. Ou bien on s’effraye des progrès de la neurochimie[6], qui supprimeront peut-être bientôt la neurasthénie et bien des troubles psychiques, alors que chaque mois on consomme en France des millions de boîtes de somnifères et autant d’excitants, et que cette automédication douce, où la médecine est devenue la servante de nos désirs, est le plus grand danger, comme si notre bonheur était une affaire thérapeutique, et comme si les dépenses de santé pouvaient augmenter à l’infini.

Sur tous ces exemples, on perçoit que le problème réside moins dans chacune de ces techniques intrinsèquement, que dans leur usage. Et leur usage, c’est finalement la manière dont elles entrent en résonance avec l’évolution des mœurs : si nous craignons tellement que l’identité individuelle disparaisse dans les manipulations génétiques, c’est que nous sommes plongés dans une crise de la famille et de l’identité à laquelle des lois bioéthiques ne sauraient répondre ; si nous craignons tellement que l’euthanasie se répande, c’est que nous sommes dans une société qui refuse d’accueillir la mort, et qui veut encore la maîtriser ; si nous craignons le totalitarisme d’une société où une armée de clones serait au service de la Cité des Maîtres, c’est que nous sommes déjà dans une société où l’antique différence entre les maîtres et les esclaves a reconquis une bonne partie de notre réalité.

Redisons-le : la liberté du discours éthique se mesure à sa sobriété, à sa capacité à ne pas s’enfler, mais aussi à résister fermement aux débordements des autres discours. Pour traiter sobrement les questions éthiques véritables qui se posent, il faudrait donc dégonfler les rêves de ceux qui voient déjà l’humanité refabriquant un corps artificiel et libre, transgressant les limites de notre planète dévastée. L’inquiétant, c’est surtout que la croyance naïve à ces vertigineux possibles abrite et favorise de très substantielles cupidités. Mais du même mouvement il faudrait dégonfler la peur engendrée par ces possibles chez tous ceux pour qui ces rêves sont un cauchemar. La société du clonage généralisé, comme celle des bébés-éprouvette généralisés, n’est pas pour demain. L’inquiétant ici c’est que ces craintes superstitieuses font souvent écran aux vrais problèmes. Comment briser l’alternative mirobolante entre une convoitise qui se moque des limites inévitables et une superstition qui panique pour tout et pour rien ? C’est tout le problème.

Ce qui l’aggrave, c’est qu’il y a une légitimité de l’espoir suscité : la malédiction de la stérilité semble à peu près brisée, les plus lourds handicaps génétiques peuvent être prédits et prévenus, et l’on pallie de mieux en mieux aux maladies mentales. Qui voudrait sacrifier ces promesses au motif que la nature sait mieux ce qu’il nous faut, ferait bon marché de ces diverses souffrances. On doit ainsi résolument autoriser un usage sobre de ces techniques, tout en développant la capacité à s’en abstenir dès qu’il y a une incertitude quant à leur effet (on pense particulièrement aux effets pour les générations futures) ou un soupçon quant à leur motif (on pense ici particulièrement aux gigantesques profits financiers qu’elles peuvent générer). Car il y a aussi une légitimité de la peur : le sentiment s’est répandu que notre intelligence morale n’est pas à la hauteur de notre intelligence technique, et que chaque solution apportée à un problème en soulève d’autres que nous n’avions pas su prévoir. S’il nous faut établir des règles de composition des différents discours tel qu’aucun ne prenne définitivement le pas sur les autres, c’est parce que nous devons apprendre à vivre durablement avec ces problèmes.

Olivier Abel

Publié dans Bioethica
(forum de la société suisse d’éthique bio-médicale) avril 2002, p.2-6

Notes :

[1] H.Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris: Calmann-Lévy (Agora), 1983, p.36.

[2] Depuis Platon, on sait que le problème du pouvoir est celui du mixte entre le pouvoir physique de contraindre (la violence du tyran) et le pouvoir moral de justifier la force (le mensonge du sophiste). Machiavel et Marx ont repris autrement cette critique fondamentale.

[3] On le voit bien quand il s’agit d’exhorter un enfant à respecter une personne ou un engagement: faut-il le placer illocutoirement en face d’une exigence altière, parfois décourageante, ou le placer perlocutoirement dans une situation encourageante? C’est cette question que pose S.Cavell dans The claims of reason. Et si la première posture est plutôt celle de Lévinas, ou du Kant de la Critique de la raison pratique, la seconde est plutôt celle de la Critique de la faculté de juger, quand il parle du sentiment esthétique et qu’il écrit que « l’obligation de jouir est une évidente absurdité ».

[4]  Préface à France Quéré, Conscience et Neurosciences, Paris : Bayard, 2001, p.11.

[5] Pierre Legendre, Dieu au miroir, Etude sur l’institution des images, Paris : Fayard, 1994 ; p.13 sq. et 261 sq.

[6] On fantasme autour de la transplantation d’un cerveau dans un autre corps, comme si le cerveau était le sujet, comme si son individualité n’était pas liée à sa corporéité entière!