Entretien paru dans « Agriculture »

Propos recueillis
9 mai 2011

L’opinion publique des pays développés est passée, en moins d’un demi siècle, de l’admiration des progrès scientifiques et techniques à une détestation, sinon à une certaine méfiance. Pour comprendre ce basculement, il faut bien mesurer le prodigieux bouleversement de la pensée qui a marqué le début de la modernité au moment de la Renaissance. Dieu, à ce moment-là, devient alors transcendant au monde qui est, de ce fait, complètement désenchanté et désensorcelé. Ce monde devient fini, mesurable, géométrique, entièrement connaissable sous l’œil d’un Dieu extérieur qui, lui seul, reste infini. Ce nouveau regard de l’homme sur le monde rend possible l’approche scientifique, la méthode (songeons à Descartes).

En même temps, ce monde reste encore merveilleux. Tous les savants de la Renaissance et du début de la modernité ont un rapport émerveillé au monde. Pour le chirurgien Ambroise Paré, par exemple, les monstres sont normaux et n’ont rien de diabolique. Les anomalies sont normales. Il suffit seulement de les comprendre et, si on y parvient, on va ramener les monstres dans l’ordre de la raison, du raisonnable, du connaissable. C’est un point de départ important pour saisir comment la confiance dans le progrès s’est installée chez les hommes.

Deuxième point important : jusque-là, on concevait un cosmos vivant avec un mystère en son milieu qui était la mort. A la Renaissance, le paradigme s’inverse complètement : on a un espace immense et désolé et, au milieu, une petite énigme qui est la vie. Je pense que toute la modernité est contemporaine de la découverte du fait que les mondes, -les espaces infinis, comme dit Pascal-, sont déserts. Cela détermine une sorte de solidarité avec la vie.

En résumé, l’ennemi, c’est la mort, c’est l’entropie[1] et tout ce qui augmente la néguentropie[2], tout ce qui se bat contre la mort est bon. Cette bataille contre la mort, c’est aussi celle pour la complexification et pour la croissance. On passe d’un idéal d’équilibre – le cosmos est vivant, tout est régulier, tout est cyclique – à, au contraire, une sorte de conception thermodynamique de l’univers dans laquelle il faut augmenter l’information, la complexité, la connaissance, la puissance. On entre dans une logique de croissance. Cela vaut aussi pour l’économie. On ne recherche plus l’équilibre. C’est ce que d’ailleurs l’écrivain Georges Bataille reproche à l’éthique protestante, telle que décrite par Max Weber : avoir vivement encouragé une conception de vie dans laquelle on travaille beaucoup, on dépense peu, on réinvestit les surplus fruits de son travail, dans une logique de plus en plus folle, emballée, de la croissance économique. Et, du coup, on va produire de plus en plus d’excédents et de surplus.

Ces données sont essentielles pour cadrer la modernité et sa conception du progrès

Notre rapport scientifique et technique au monde s’inscrit donc dans le cadre d’une triple histoire.

C’est d’abord celle du désenchantement, du désensorcellement d’un monde qui reste cependant merveilleux parce qu’œuvre d’un créateur lui-même merveilleux. Olivier de Serres, dans son ouvrage Théâtre de l’agriculture et mesnage des champs, parle d’un monde à cultiver comme pour rendre grâce au Créateur.

C’est ensuite l’histoire d’un monde à l’espace infini mais mort et de la nécessité de contrecarrer cette entropie générale par une croissance de la vie, mais aussi par une croissance de l’homme, de sa puissance, de son intelligence, etc. On retrouve cette idée très forte de la néguentropie chez le jésuite Teilhard de Chardin mais aussi, plus près de nous, chez l’astrophysicien Hubert Reeves.

C’est enfin l’histoire du salut de l’homme, de l’émancipation humaine. Car l’histoire de la liberté commence par la Chute et le mal, mais c’est ainsi que l’Humanité apprend et grandit en rationalité pour accéder enfin à l’autonomie.

Aujourd’hui, ces trois piliers qui soutiennent notre conception du progrès sont ébranlés. Il est curieux de constater que les intellectuels français, qui ont toujours été à la pointe de l’idéologie du progrès, ont abandonné l’étendard de l’émancipation. Même les plus « gauchistes » ne croient plus à l’émancipation humaine et à la modernité comme progrès. Notre intelligentsia est devenue très conservatrice : il faut « restaurer » la République, les institutions…Je ne dis pas qu’elle a raison ou tort. Mais nous devons bien constater que nous croyons de moins en moins à cette grande histoire de progrès, pas plus qu’à une sorte de « solutionnisme » qui voudrait que chaque problème ait une solution scientifique ou technique. L’idée qu’il y a toujours une solution, une issue est, peut-être, la forme sécularisée de l’histoire du salut mais de nos jours force est de reconnaître que cette idéologie ou ce mythe ne marche plus et qu’il va falloir vivre avec des problèmes durables et sans solution. Nous ne pouvons plus chercher de grandes réponses parce que les grandes réponses soulèvent, à leur tour, de grands problèmes. Le discours de l’émancipation humaine et celui du progrès sont ainsi remis en cause.

Il en est de même de la néguentropie dont on pensait, avec Teilhard de Chardin, qu’elle tirait l’humanité en avant et la faisait monter vers une intelligence merveilleuse, d’ordre divin. Aujourd’hui, on se demande si cette néguentropie, cette croissance, cette « complexification » ne sont pas inhumaines. Qui veut faire l’ange fait la bête : nous avons la tête dans les étoiles, dans le monde des super-ordinateurs et des communications instantanées, et nos pieds sont de plus en plus plombés par la finitude de notre condition et l’étroitesse de la planète. Notre humanité semble écartelée entre une part d’elle-même, qui abandonne presque son corps et une autre qui, incarcérée dans des corps souffrants, affamés, déplacés, brutalisés, ne comprend pas ce qui arrive.

D’où la recherche de la dimension animale, végétale de l’humanité. Si on reprend le théologien Thomas d’Aquin, l’homme est aussi un animal, un végétal et même un être physique comme les pierres. C’est toute la dimension écologique qui rattrape le mythe de la croissance « déterritorialisée », de la croissance exponentielle, hors-sol. Il nous faudra bien revenir au sol, au sens de la limite, du solide. A l’image du capitaine Haddock d’Hergé, dans l’album On a marché sur la lune, qui se casse la figure sur le sol lunaire et s’exclame : « On n’est jamais si bien que sur notre bonne vieille terre ! »

C’est au moment même où on envoie l’homme sur la lune que l’on prend conscience de sa fragilité. Il a fallu y aller pour découvrir que, finalement, il fallait un jour en revenir. Il existe encore dans notre société une part de rêve de conquête spatiale. Le mensuel Sciences et Vie junior, par exemple, auquel j’ai abonné mes enfants, a publié récemment un article sur la façon dont nous pourrons occuper la planète Mars. Je ne dis pas que cela ne va pas se faire, mais il ne faut pas croire que cela résoudra nos problèmes. Est-il pensable que nous ferions la paix sur Mars alors que nous ne sommes pas capables de le faire sur notre propre planète ? Il nous faut revenir à notre humanité avec sa fragilité interne, sa violence, vivre avec elles plutôt que de toujours chercher ailleurs.

L’effondrement du mythe de la croissance hors-sol se combine, par ailleurs, avec un autre plus fort que jamais, apocalyptique même, celui de la sortie hors de ce monde qui est un monde condamné, définitivement mauvais. De ce point de vue, il me semble que le christianisme doit trouver en lui les moyens de combattre cette gnose[3]. Notre monde n’est pas parfait mais nous n’en avons pas d’autre. C’est celui de l’incarnation et il doit être respecté et aimé. Nous devons donc ouvrir d’autres voies que cette idéologie gnostique que le philosophe Hans Jonas pointe du doigt dans son ouvrage Le principe de responsabilité.

Certes, il existe encore une religion de la technique, très forte dans l’imaginaire de certains de nos contemporains, mais, en même temps, des pans entiers de la société la rejettent avec horreur. Et cela a un effet très néfaste : une partie de notre société est en train de virer anti-scientifique et anti-technique. Aujourd’hui, dans certains milieux, il est de bon ton d’affirmer ne pas être intéressé par la science. Or, nous vivons dans un monde qui a des capacités scientifiques et techniques prodigieuses. Nous devons les connaître, les mesurer et savoir les intégrer. Le problème, c’est leur non intégration dans notre morale : on sait faire les choses mais on ne sait pas ce que l’on fait. Une des grandes tâches de demain sera d’arriver à sentir ce que nous faisons, à y incorporer ces connaissances à avoir une morale à la hauteur de notre puissance.

La notion d’un monde merveilleux, et ne pouvant, en même temps, être complètement raisonné, est, elle aussi, ébranlée. Aujourd’hui, nous avons un rapport à la science, pas seulement à la nature, trop souvent magique, pratiquement superstitieux. On utilise les objets de la science et de la technique comme autrefois des talismans : on ne cherche pas à savoir « comment ça marche », on n’est plus dans cette attitude qui consiste à tenter de comprendre les choses, on les utilise de manière magique.

La science elle-même est en train de développer un irrationnel à la mesure de sa puissance. Nous avons perdu la notion d’un monde géométrique qu’on peut raisonner, de cette finitude si présente chez Descartes. Mais nous avons aussi perdu ce sens de l’émerveillement contemporain de la grande explosion de la modernité scientifique. Chez Calvin, par exemple, il n’y a aucune contradiction entre la Genèse et les théories scientifiques de son temps. La Genèse n’est pas un traité scientifique, c’est un poème. Pour lui, les créatures humaines ne sont pas motivées seulement par une logique utilitariste, mais aussi par le désir de se montrer les unes aux autres, de se montrer devant Dieu pour lui rendre grâce. Bien sûr, tout cela n’est pas scientifique mais plutôt poétique.

 Mais on l’a oublié et, en l’oubliant, on a perdu de vue un des éléments fondamentaux de notre rapport au monde qui est, justement, cette dimension d’émerveillement, de gratitude, voire d’étonnement. Il me semble qu’au cœur de la culture scientifique et technique de la modernité européenne, il y a aussi une capacité d’étonnement, une capacité à accepter la place de l’interrogation au sein de la société et la possibilité pour quiconque de pouvoir poser des questions. Or, cette capacité s’est émoussée : on croit davantage à la puissance des réponses qu’à la profondeur ou la multiplication des questions. C’est comme si ces notions avaient connu une montée en puissance suivie de leur effritement.

La situation actuelle est caractérisée par son ambiguïté. Nous assistons à une poursuite de la croissance, à la persistance d’un désir d’émancipation et, dans le même temps d’une prise en compte de plus en plus forte de l’écart entre les résultats et les intentions. C’est comme si les intentions superbes étaient retombées très bas. Cependant, ce qui est important, c’est de ne pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », de ne pas oublier que l’émancipation reste un idéal magnifique pour l’Humanité, que la complexification au sens de la néguentropie, les progrès de l’intelligence et des pouvoirs humains gardent une dimension profondément positive.

Pour éviter cette dérive, nous devons mieux mesurer les résultats de nos actions, les passer au crible de nos intentions, pour voir, parmi les promesses que nous nous étions faites, celles dont nous devons maintenant nous méfier. En effet, certaines se sont, au fil du temps, métamorphosées en véritables menaces. Ainsi, le même mot, croissance, en lui-même positif, peut cacher une sorte de prolifération mortelle, comme s’il désignait un cancer. Il existe donc des promesses dont nous devons nous détacher. Ce n’est pas facile, car nous y avons cru très fort. Prenons l’exemple de l’électricité nucléaire. Lorsqu’on a découvert les forces qui lient les atomes, on s’est dit que si on arrivait à les maîtriser, on aurait là une formidable source d’énergie. Ce fut une gigantesque promesse et il faut bien admettre qu’elle a été tenue, au moins en partie. Il faut avoir conscience de l’allégement du travail et de la libération des hommes qu’elle a permis. Et elle peut encore beaucoup apporter puisqu’on sait que les réserves d’hydrocarbures sont limitées. Mais le fait qu’on ait découvert que sa production pouvait avoir des effets pervers et néfastes explique qu’aujourd’hui les populations ont une relation beaucoup plus ambiguë vis-à-vis de ses promesses. On pourrait en dire autant de beaucoup d’avancées scientifiques et techniques.

Très souvent, à l’excès d’enthousiasme succède l’excès de crainte. Les débats bifurquent dans une double frénésie. On découvre que tout progrès a un côté positif et un côté négatif. Tout se complique. Or, il n’est pas certain que, socialement et psychiquement, l’humanité soit prête à accepter des degrés croissant de complexité. Nous pouvons relever les seuils de compréhension par un travail pédagogique mais nous ne pouvons le faire indéfiniment. Nous devons donc prendre en compte dans nos démarches cette irrationalité, cette limite de l’intelligence individuelle et collective.

 Le monde se complexifie de plus en plus mais nous n’aimons pas ça. Nous avons besoin de simplicité. Si quelqu’un dit : « J’ai une solution toute simple à ce problème », il a de grandes chances de séduire aussitôt.. Le phénomène est accentué par les grands médias qui ont besoin d’une extrême simplification pour toucher un public le plus large possible. Ce sont les partis politiques qui devraient être les éducateurs à la complexité mais, bousculés par les échéances électorales et les exigences des médias, ils ont de plus en plus tendance à adopter un discours simpliste.

Comment renverser ce processus ? Pour cela, nous devons explorer la notion de seuil dont j’ai déjà parlé. Je vais prendre un exemple. Actuellement, je travaille sur le tourisme. Les sites touristiques ont des capacités de charge très différentes. Je reviens de Corée où il y a peu de touristes : il pourrait donc y en avoir beaucoup plus, à Séoul, notamment. En revanche, il est des endroits dans le monde où l’afflux de touristes a détruit la vie sociale et culturelle tout simplement parce qu’ils ont dépassé leur capacité de charge. On pourrait dire la même chose de l’urbanisation : il existe un seuil au-delà duquel la ville n’urbanise plus, elle désurbanise et désocialise. On pourrait dire la même chose de la formation : jusqu’à un certain point elle forme, puis elle ne forme plus et, enfin, elle déforme et devient un système emballé sur lui-même. Nous devons analyser ces seuils au-delà desquels, soudain, le plus devient un moins. Savoir les repérer sachant qu’ils ne sont pas naturalisés, ni figés et qu’ils peuvent varier. On peut aussi les relever, les modifier.

 Le problème, c’est d’arriver à voir de l’obscurité et de la clarté là où on ne perçoit que du noir ou du blanc. C’est une question de nuances. Platon, dans le mythe de la caverne, illustre cette démarche : au début, au fond de la caverne, on ne voit rien du tout, puis, peu à peu, on distingue quelque chose. Nous devons apprendre à voir les différences même dans l’obscurité : il n’y a pas que le bien et le mal, il y a des nuances entre le bien et le meilleur, entre le mal et le pire. Nous devons rechercher le meilleur possible qui sera l’optimum dans certaines situations et le moindre mal dans d’autres. Les conseillères avisées dont nous avons besoin seront moins des solutions définitives que des figures de la sagesse pratique.

Olivier Abel

Paru dans Agriculture.