L’univers, la vie, l’homme, émergence de la conscience


Avec Philippe Van de Maele, Jean-Claude Deroche, Ghislain de Marsily, Olivier Abel et Catherine Escrive
C’est l’occasion de faire le point sur les grands défis environnementaux et surtout sur la manière d’y répondre. C’est bien sûr la question de l’avenir de l’homme et de l’héritage laissé aux générations futures qui est posé. Quel nouveau rapport à l’environnement peut on imaginer, à court et à moyen terme ? Pour nous éclairer dans ces réflexions, je vous présente tout de suite nos quatre invités.

  • Jean-Claude Deroche. Vous êtes maître de conférence à la faculté d’Orsay et vous enseignez la physique, vous êtes également pasteur de l’église évangélique luthérienne à Bourg la Reine depuis 17 ans.
  • Ghislain de Marsily vous êtes Professeur émérite à l’université Pierre et Marie Curie et à l’école des Mines de Paris. Vous intervenez sur les questions de l’eau auprès des instances internationales et auprès également de nombreux gouvernements. Votre livre « L’eau un trésor en partage » est paru aux éditions Dunod en 2009. Il s’agit d’un ouvrage passionnant, grâce auquel on comprend, notamment très bien l’interdépendance des grandes questions environnementales. Il m’a appris beaucoup de choses.
  • Philippe Van de Maele, vous êtes Président de l’ADEME. C’est l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie, un établissement public qui participe à la mise en oeuvre des politiques publiques dans les domaines de l’environnement, de l’énergie et du développement durable. L’ADEME est l’opérateur du Grenelle de l’Environnement.
  • Olivier Abel, vous êtes professeur de philo-éthique à la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris. Vous avez écrit de nombreux ouvrages et l’année dernière, votre biographie intellectuelle et philosophique de Jean Calvin est parue aux éditions Pygmalion. Je signale également l’ouvrage collectif paru aux éditions Le Pommier. Il s’intitule « Ethique et changements climatiques ». Votre contribution à cet ouvrage collectif est intitulée « bouleversement éthique des horizons » et c’est un texte dont je me suis beaucoup servi également pour préparer cette émission. J’aimerais commencer avec vous, Ghislain de Marsily, car le défi environnemental dont vous allez nous parler concerne l’humanité toute entière, vous me l’avez dit en préparant cette émission. Selon vous, une des grandes questions à résoudre pour l’humanité est démographique. La question est la suivante : la terre pourra-t-elle nourrir ou non quelques milliards d’habitants en 2050. Pouvez-vous nous dire quelle est la nature du problème et surtout quel est son lien avec l’environnement et ses enjeux.

Ghislain de Marsily :

Vous avez dit que j’avais travaillé sur le problème de l’eau. Dans ce domaine, la question qu’on se pose aujourd’hui est : est-ce qu’avec les modifications annoncées du climat, avec les ressources en eau qui sont parfois faibles dans certains pays, va-t-on quand même être capable de trouver l’eau dont on a besoin ? Il y a d’abord un chiffre que je voudrais vous citer, c’est que 96 % de l’eau que nous consommons sert à nous nourrir. On ne peut donc pas séparer le problème de l’eau de celui de la nourriture. Ce chiffre de 96% comprend l’eau que l’on prélève dans les aquifères ou dans les rivières pour arroser ou pour d’autres usages, mais aussi l’eau qui tombe naturellement du ciel, et qui permet d’irriguer naturellement, de faire pousser les plantes. Le problème de l’eau qui est le départ de mes travaux de recherche a été de dire: comme l’eau sert à nous nourrir, est-ce qu’on peut effectivement nourrir 9 milliards de personnes en 2050  ? En première approximation, la réponse est oui, c’est possible; Autrement dit, la planète Terre a suffisamment de ressources pour produire la nourriture qui serait nécessaire pour nourrir 9 milliards de personnes, mais aussi pour arrêter ce scandale qui est qu’aujourd’hui, 1 milliard de personnes sur les 7 milliards que nous sommes ne mangent pas à leur faim. 1 milliard sur 7 n’a pas assez pour se nourrir, pour mener une vie décente, et pour les enfants, pour se développer normalement. La réponse est oui, mais quel est le facteur le plus limitant ? Ce n’est pas l’eau. J’en suis très triste en tant qu’hydrologue, car je pensais que l’eau était le facteur le plus important. Mais ce n’est pas l’eau qui est le facteur limitant de la production agricole, c’est la terre. La terre que l’on peut cultiver, dans laquelle on peut faire pousser, irriguée ou non, la végétation qui nous nourrit. Bien sûr, si on est plus nombreux, si on doit éradiquer les carences alimentaires des gens qui ne mangent pas à leur faim, il faut produire plus mais en partageant mieux les ressources alimentaires disponibles aujourd’hui. Il faut savoir que dans les pays riches, on gaspille 30 % de la nourriture produite, et on consomme trop de produits d’origine animale. Si on gaspille moins, si on fait des efforts pour réduire la consommation de viande, eh bien oui, on pourra nourrir convenablement 9 milliards d’habitant en 2050. Mais à quel prix ? Au prix d’une atteinte irréversible à l’environnement. C’est pour cela que eau, nourriture et environnement sont liés. Il faut augmenter les surfaces cultivées, cela veut dire qu’il faut défricher, qu’il faut couper la forêt, il faut construire des barrages pour augmenter l’irrigation, on va noyer des vallées, on va déplacer des gens, on va modifier des écosystèmes, tout cela a un prix. Donc, ce prix, finalement, c’est l’environnement qui va le payer et la question que l’on peut se poser est : quel genre d’environnement nous restera-t-il lorsqu’il faudra nourrira 9 milliards de personnes ?

Catherine Escrive : je sais, Jean-Claude Deroche, que cette idée de l’interdépendance et de la protection des écosystèmes, de la biodiversité vous intéresse particulièrement, et peut-être, est-ce le moment, justement, que vous nous expliquiez ce qui, selon vous, est le grand défi, quels sont les grands défis qui se poseront dans les années à venir pour l’humanité.

Jean-Claude Deroche :

Si vous voulez, je suis reparti du titre de notre rencontre : la place de l’Homme dans l’univers avec l’Homme avec un H majuscule. J’en ai déduit qu’il s’agissait pour nous de réfléchir à la fois sur l’humanité, en tant qu’espèce et sur l’homme en tant qu’individu. Et les deux me semblent être, tout à fait, concernés par cette question là. Ici, c’est plutôt, le physicien qui parle, avec 14 milliards et demi d’années derrière nous, nous nous rendons bien compte que depuis le minéral originel, finalement, l’ensemble de cet univers a produit du vivant, de l’animal, de l’humain, peut-être du conscient. Et la première maxime que je voudrais garder pour ce soir, c’est dire que l’homme, aussi bien avec un H majuscule, l’humanité, que l’individu, n’existerait pas sans son entourage.

Catherine Escrive :

Vous préférez parler d’entourage que d’environnement ?

Jean-Claude Deroche :

Oui, en tout cas pour ce soir. Je sais que l’environnement a un sens bien particulier pour les gens qui travaillent dans ce domaine, et je ne voudrais pas empiéter sur leurs compétences. J’en reste à l’entourage pour globaliser, un peu, les choses et pas en rester seulement à ce qui est de l’immédiat, au sens de ce que nous rencontrons sans intermédiaire, sans médiation.

Catherine Escrive :

Je voudrais citer un passage qui aborde cette question de la destruction ou pas des écosystèmes dans votre livre, Ghislain de Marsily. Vous parlez d’une réduction dramatique de la biodiversité et des écosystèmes naturels dans le monde entier. Un risque, en tous cas, de réduction dramatique par mises en culture des espaces cultivables, jusqu’ici restés vierges, ce dont vous parliez. Mais dans votre ouvrage, vous insistez sur la nécessité d’être frugal, de ne pas piller, de par cette future raréfaction de la production agricole. Et j’aimerais faire réagir Olivier Abel sur ces mots de sobriété, de frugalité, que vous employez également dans cette contribution dont j’ai parlé, tout à l’heure. Vous écrivez même « nous sommes agrippés à la défense de notre mode de vie ». La clef est de proposer d’autres formes, peut-être d’accomplissement de la consommation.

Olivier Abel :

C’est certain que d’une certaine manière il faut d’abord continuer à travailler scientifiquement et à faire progresser les techniques. Mais je pense que ce n’est que la moitié du travail qu’il nous faut faire. Il nous faut aussi faire un travail éthique, changer d’orientation éthique globale, changer nos images de la vie bonne, de la vie heureuse, de la vie accomplie. Et c’est très difficile, c’est peut-être plus facile de changer de techniques que de changer d’habitudes, de changer l’imaginaire collectif . Mais c’est pourtant, je pense, un travail urgent à mettre en oeuvre. Tout le monde peut s’y atteler : les arts, le cinéma, la publicité pourquoi pas, les religions, les grandes religions ont une grande responsabilité là-dedans, parce qu’elles sont des grands vecteurs de l’imaginaire collectif et aussi des orientations morales, éthiques qui organisent la vie. Pour moi, comme philosophe moraliste, c’est ma part de travail. Certes les scientifiques doivent travailler sur l’autre versant du problème. Mais il ne faut pas pêcher par excès d’optimisme non plus, ni du côté éthique, ni du côté scientifique. Avant qu’on arrive à une solution, il y a souvent un nouveau problème qui apparaît, ou les solutions que nous trouvons soulèvent des nouveaux problèmes. C’est valable pour les techniques comme pour les morales. Il n’y a pas de bonne morale, je ne crois pas qu’il y ait une morale qui puisse apporter la solution à tout, ou une religion. Chaque fois, cela peut créer de nouveaux problèmes. Nous avons besoin de cette correction mutuelle.

Catherine Escrive :

Quand vous parlez d’une nouvelle orientation, cela toucherait à quoi dans nos vies, au final ?

Olivier Abel :

Cela touche déjà nos habitudes. Notre façon de nous laver tout le temps, de nous mettre tout le temps bien propres sur nous est peut-être une sale habitude, je veux dire qui salit le monde inutilement. Chacun bien sûr a ses habitudes, mais ce qui est difficile, c’est que nous ne sommes pas seuls. On a une conception de l’agir qui majore soit la morale individuelle, soit les contraintes collectives. Mais ça se fait de proche en proche. Nous avons des co-habitudes, nos habitudes sont liées aux habitudes de nos proches et aux habitudes de nos milieux. Et comme nous avons une conception de l’être humain très éthérée, haute et sublime, on oublie que ce n’est pas seulement une question d’idée ou d’opinion, mais d’habitudes ordinaires, toutes bêtes et très concrètes. Je dirai donc qu’actuellement nous avons presque réussi à changer les opinions sur beaucoup de ces sujets, mais que les habitudes et les modes de vie concrets n’ont pas suivi.

Catherine Escrive :

Notre manière de voyager, par exemple ?

Olivier Abel :

Voilà, de voyager, c’est un très bon exemple. Nous sommes pratiquement drogués au déplacement. Il nous faut notre dose quotidienne, mensuelle ou annuelle de déplacement. Quelqu’un qui ne sortirait pas de son tout petit quartier, où il peut aller à pied, il y a un moment où il se sentirait prisonnier. Nous avons besoin de ces déplacements artificiels. Je ne dis pas qu’il faut arrêter tous les déplacements, mais que nous mesurions à quel point nous avons des habitudes qui, si elles se multiplient, échappent à tout contrôle. Le problème, c’est la multiplication, et le fait que cet imaginaire, ce mode de vie, est en train de gagner la planète entière. Aujourd’hui, ce n’est plus tellement chez nous que se développe le consumérisme par lequel on veut acheter des nouvelles voitures, de nouveaux appareils, etc. Il existe encore, ce désir, mais il me semble qu’il faiblit un peu. C’est dans les pays émergents qu’il est puissant. C’est un des problèmes du capitalisme européen, que l’appétit de consommation a faibli beaucoup, alors qu’il y a des pays, en revanche, où il monte à toute vitesse. Et il nous serait difficile de leur dire « non, non, arrêtez de consommer ! ».

Catherine Escrive :

Philippe Van de Maele, comment réagissez-vous justement à ce que dit Olivier Abel ? Observez vous en tant que responsable de l’ADEME, cette difficulté pour la population à changer les comportements?

Philippe Van de Maele :

Le grand enjeu, effectivement, c’est d’arriver à changer de modèle de développement. C’est bien toute la réflexion, tout ce qui nous fait face, que ce soit pour les problèmes de démographie, et je rejoins vraiment la problématique. Je crois que 9 milliards d’êtres humains en 2050, je crois qu’en deux siècles, 20ème et 21ème siècles, il y a autant d’êtres humains qui vont ponctionner la planète que depuis le début de l’humanité. Donc, on arrive à un rythme de ponction, sur la planète, gigantesque. On va arriver sur des problèmes de rareté des ressources. On pense à l’énergie, à la rareté de l’eau, la rareté des terres. Il faut vraiment entrer dans une société plus sobre et ce changement de modèle est très lourd. Je suis d’un naturel optimiste, je pense qu’on va trouver des solutions technologiques, je pense qu’on va arriver à changer. Ce modèle de consommation n’est quand même pas si vieux que cela. Il y a quelques 50 ou 100 ans, on ne gaspillait pas autant qu’aujourd’hui. Je pense qu’on peut évoluer, mais il y a effectivement de grands changements à faire. On le voit sur le gaspillage. L’ADEME travaille beaucoup sur le changement de comportement tout simple. On jette 30 kg de nourriture par an, par personne, non déballée, en France. Un autre exemple, la voiture électrique, comme en ce moment. Ce n’est pas la panacée, loin s’en faut. La voiture électrique ne sera jamais ce qu’est la voiture thermique aujourd’hui. Il faut changer de comportement. C’est vrai que le ministre a l’habitude de parler des sondages. C’est vrai qu’en France, les jeunes sont très sensibles, les personnes âgées sont très sensibles, les femmes sont très sensibles, mais les hommes de 35 à 55 ans, c’est un problème important et là, il y a des choses à changer. Posséder une voiture n’est pas le modèle de déplacement qu’on devrait avoir à l’avenir.

Ces changements sont des vrais changements culturels importants.

A ce moment là, c’est lourd, c’est aussi les villes, les formes de nos agglomérations, ce sont des systèmes d’une très grande complexité quand même.

Ghislain de Marsily :

Je voudrais ajouter quelque chose dans le sens de ce qui vient d’être dit, quelque chose qui m’a énormément choqué : j’ai une petite fille de 5 ans et elle avait amené à la maison une petite amie de sa classe. Cette petite fille dit : « je voudrais un yaourt », ma femme lui dit « va dans le frigidaire et prend un yaourt » ; elle le prend, l’ouvre, met son doigt dedans, elle goûte, « ah, j’aime pas », et elle va le jeter dans la poubelle, tel quel. J’en suis resté sur le cul, je dirais que c’est tellement contraire à l’éducation que j’avais reçue. Je suis né avant la guerre et je me rappelle qu’à cette époque, ne pas vider son assiette, c’était un crime. Et aujourd’hui, on n’y pense même plus. Ce n’est pas la petite fille de 5 ans qui est en cause, elle n’en a aucune notion : dans sa famille, on ne valorise pas la nourriture, on gaspille. Et ça, ce n’est pas une politique générale, c’est une conception, une intériorisation de choses extrêmement simples qui nous concerne tous.

Catherine Escrive :

Alors, sera-t-il possible, demain, de conjuguer croissance économique et épuisement des ressources, n’est-on pas condamné à penser cette fameuse décroissance. Qui veut répondre parmi vous ?

Philippe Van de Maele :

Déjà, apprendre à vivre avec plus de sobriété, je dis ça, mais moi-même, je ne suis pas spontanément dans tous ces mécanismes là, mais c’est un enjeu important, ne pas gaspiller, éteindre la lumière, à l’ADEME, on fait des programmes de formation pour apprendre aux gens à moins consommer, donc on garde le même confort, mais on fait des économies. Pour des personnes qui sont en précarité énergétique, le fait de pouvoir, tout simplement faire des économies sur l’énergie, c’est leur permettre d’avoir un peu plus de moyens. Il y a ce changement de comportement. Cette sobriété ne veut pas dire « décroissance ». Au niveau mondial, on a quand même besoin de croissance. Il y a un milliard de personnes qui ne se nourrissent pas à leur faim. Il y a des gens qui ont des niveaux de pauvreté important. On a besoin de créer de la richesse globalement pour pouvoir élever le niveau de vie et de confort de la planète. C’est vrai que vu de notre point de vue, on pourrait imaginer que la sobriété conduise à la décroissance. On va essayer ça plus globalement. La situation en terme environnemental, je pense au carbone, au changement climatique, au niveau mondial, au niveau nourriture de la planète qui est au niveau mondial, nécessite qu’on avance dans une réflexion un peu plus globale, et qui dépasse notre pays. Donc, effectivement, peut-être qu’en France, il faut une décroissance, en tous cas, au niveau mondial, je ne partage pas cette analyse.

Catherine Escrive :

Sur le thème de la décroissance, Jean-Claude Deroche ?

Jean-Claude Deroche :

Je voudrais dire quelque chose sur le mot même de décroissance. Il me semble qu’il y a deux aspects qui se télescopent souvent dans nos têtes. Il y a d’une part, un aspect en volume. C’est un peu celui que l’on retrouve quand on parle de frugalité, et puis, d’autre part, l’affolement des économistes qui disent « l’économie ne peut marcher que s’il y a une croissance », mais ça, c’est une croissance en valeur, et la croissance en valeur peut fort bien exister avec une diminution des volumes, ce sont des choses qui ne sont pas forcément corrélées. C’est la première chose que je voulais dire. Mais je voulais dire autre chose sur un autre thème qui est celui de la conséquence de nos religions révélées qui ont finalement mis l’accent sur le fait que l’être humain se détachait au fur et à mesure de son histoire des contraintes naturelles pour vivre, plutôt, dans une culture. D’ailleurs on dit « Dieu parle ». C’est un élément culturel, la parole. Et il me semble qu’aujourd’hui, une des principales difficultés sur ces questions là, c’est que l’humanité globale, c’est-à-dire sur toute la terre, a du mal à s’organiser et peut-être bien que dans ces cultures, il y a des cultures différentes, des nations différentes, et il me semble que les religions révélées, pour en revenir à elles, puisqu’elles ont inventé avant tout le monde, je crois, la mondialisation, pourraient peut-être s’attacher à ce problème. Ce serait un programme que je leur donnerais très volontiers.

Olivier Abel :

Il faudrait aussi que les religions révélées, comme dit Jean-Claude Deroche, balaient un peu devant leurs portes. Elles ont largement contribué à ce mythe de l’homme « maître et possesseur de la nature » dont parle Descartes. Il suffit de relire dans le livre de la Genèse la maxime « croissez et multipliez », qui est peut-être magnifique dans un contexte de désert et de rareté, mais qui aujourd’hui, comme un sortilège qui nous échappe, peut tourner au pire. Et pour parler de notre protestantisme, il place au cœur éthique du capitalisme cette idée presque frugale qu’il ne faut pas dépenser inutilement : mais du coup on réinvestit les gains, et cela détermine une productivité accrue. Pourquoi faire ? Il y a là une croissance qui s’emballe et devient perverse. Ça sert à quoi, tout ça ? Au fond cela nous a échappé complètement. Au début c’était simplement un mode de vie : bien travailler, rendre gloire à Dieu. Justement, j’ai travaillé sur Calvin, qui propose une poétique de la gratitude. Ce sont des gens qui savaient dire merci, qui exprimaient un émerveillement. Quand on lit Olivier de Serres ou Bernard Palissy le monde est merveilleux, le monde nous est donné à cultiver et il faut en rendre grâce en quelque sorte. Mais cela, on l’a oublié. Actuellement, la croissance n’est pas la croissance des actions de grâce, mais celle des actions en banque et c’est un peu autre chose, et je crois que nous avons un véritable culte de la croissance, un faux dieu, bien sûr, du « toujours plus », et là, il y a quelque chose de fou, une sorte de peu panique de l’entropie, qui nous fait refuser la stagnation, la simple maintenance ou l’entretien du monde. Mais j’ajouterai à cette religion optimiste de la croissance à tout prix, que je trouve très dangereuse, une autre religion, qui m’inquiète aujourd’hui, et qui est l’inverse, celle de l’apocalypse, la panique, l’imaginaire de la fin du monde, qui encourage le cynisme, un « après moi le déluge » général. C’est la fin du monde, et c’est pourquoi tout est permis, on peut faire n’importe quoi.

Catherine Escrive :

Ce qui apparaît d’ailleurs dans le cinéma aujourd’hui

Olivier Abel :

Oui, dans les films à grands spectacle et dont le scénario est toujours le même. Ou dans les mangas, on trouve souvent cet univers collectif du « de toute façon, c’est la fin du monde », avec l’idée que quelques uns seront sauvés, ceux qui sont dans l’arche de Noé, laquelle va pouvoir quitter le monde au dernier moment, au moment où tout va exploser, ou être submergé par le déluge etc… Je trouve cet imaginaire très inquiétant, et il véhicule un vieux fond gnostique de croyance que le monde est mauvais, que la matière est mauvaise, que ce monde matériel doit être détruit. Face à cela notre combat est de rappeler que nous n’avons pas de planète de rechange, que nous ne sommes nulle part mieux que « sur notre bonne vieille terre », comme dit le capitaine Haddock à la fin de On a marché sur la lune. On trouve dans les journaux scientifiques pour les adolescents des scénarios qui illustrent bien ce double mouvement d’optimisme et d’évasion hors de ce monde condamné, où l’humanité colonise Mars et enfin c’est le bonheur d’une société humaine hyper-technologique et hyper-morale, réconcilée : mais comment on irait faire la paix sur Mars, alors qu’on n’est pas capable de la faire chez nous.

Catherine Escrive :

Alors, sur cette idée de se sauver, peut-être même de parvenir à se sauver tout seul, j’aimerais qu’on passe à la deuxième partie de ce débat en parlant des contraintes écologiques et de la nécessité d’une justice sociale, mais à l’échelle planétaire. Olivier Abel, vous écrivez que le combat contre les maux naturels ne doit pas faire négliger celui contre les injustices sociales et réciproquement. Pour faire face à ce défi énergétique, écologique et politique, les opinions mondiales doivent être bouleversées.

Olivier Abel :

Là, je ne fais que formuler le problème. On a un problème c’est que soit on voit uniquement l’aspect écologique et technique des pollutions qui augmentent, des ressources qui diminuent, soit on voit uniquement l’aspect économique, des inégalités planétaires et des fractures sociales, etc… Du coup il me semble que nous voyons les politiques publiques osciller, un coup à droite, un coup à gauche, c’est la difficulté. On a du mal à penser ensemble ces deux versants du problème, dont les grandes catastrophes montrent qu’ils sont toujours liés. Oui, la difficulté avec le développement durable, c’est qu’il nous faut arriver à tout appréhender en même temps. On a l’habitude de tout segmenter. D’abord c’est plus simple et les interactions sont telles qu’on a du mal à les maîtriser et donc, effectivement, quand on prend une décision, prendre le temps de voir tous les impacts, tous les aspects est quelque chose de très complexe. Il nous faudrait cependant avoir la vision la plus globale possible et c’est justement le plus important mais le plus incertain.

C’est peut-être l’un des problèmes que nous héritons de la lutte contre les « totalitarismes » : nous avons l’œil rivé sur les grands maux du passé, et nous méfions de toute gouvernance trop puissante. Il nous faut des démocraties avec des pouvoirs faibles, sans cesse remis en cause, sanctionnés par des élections etc. Pire : ces pouvoirs trop faibles ont tendance à casser les instances qui pourraient les critiquer, les contre-pouvoirs capables de vigilance tant scientifique que morale, politique, sociale, internationale. On trouve ainsi des pouvoirs avec très peu de contre-pouvoirs, mais très peu durables ; alors que l’ampleur des défis planétaires et collectifs demanderait un pouvoir très surveillé, mais capable de gouvernance durable, et à long terme.

On en parlait tout à l’heure sur la ville. La conception d’une ville a des impacts gigantesques en termes sociaux, moraux, mais aussi écologiques, etc. Les grands ensembles qui ont été construits dans les décennies 1960-70 devaient faire face à des problèmes urbains importants, mais en ont suscité de nouveaux. La conception de la ville, avec ses fonctions, ses formes, ses réseaux, doit répondre à des problèmes sociaux, énergétiques, de forme de vie, extrêmement imbriqués, et on voit bien qu’on a du mal à ne pas traiter les problèmes séparément, en ripostant à des défis chaque fois identifiés, mais sans parvenir à faire face à une complexité d’autant plus grande que les gens ont des usages divers des mêmes espaces, que tout doit rester réinterprétable au fur et à mesure que les nouveaux venus et les générations se succèdent et réaménage leur vie dans l’espace disponible. C’est peut-être trop complexe, je ne sais pas. C’est peut-être aussi que nous sommes un peu bêtes.

Catherine Escrive

Je crois justement que ce thème de la justice, Ghislain de Marsily, vous intéresse également et vous y faites référence, d’ailleurs, en conclusion de votre livre. Comment appeler à plus de justice ? Notamment dans la répartition des ressources de la planète. Doit-on mettre en place des systèmes de coopération avec les pays en voie de développement ?

Ghislain de Marsily :

Oui, je reviens sur le problème de la nourriture. Où sont le milliard de gens qui ne mangent pas à leur faim ? Ce sont de pauvres paysans, ce n’est pas dans les villes que se trouve la plus grande misère, alimentaire en particulier. Ce sont les paysans d’Afrique pour 1/3 et d’Asie pour 2/3. Pourquoi sont-ils si pauvres ? C’est parce que leur agriculture est très peu productive et qu’ils se retrouvent, à cause du commerce mondial, en concurrence avec des gens qui produisent à des taux de rentabilité entre 100 et 1000 fois supérieurs au leur. Ils ne peuvent donc pas coopérer, ils sont en concurrence avec ceux qui produisent, comme nous, de la nourriture subventionnée par la PAC et qui est vendue sur les marchés, même africains, à des prix très inférieurs aux prix de production locale, c’est un drame. Alors, vous allez dire « c’est très simple, il faut arrêter la mondialisation des échanges et laisser ces gens-là cultiver de leur côté avec des prix à eux ». Eh bien non ! C’est plus compliqué que ça. En 2050, vous aurez des pays entiers, et même des continents entiers, en particulier l’Asie, c’est-à-dire plus de la moitié de la population mondiale, qui ne pourra pas être autosuffisante du point de vue alimentaire. L’Asie sera en 2050 dans la même situation que l’Afrique du Nord aujourd’hui. Vous savez que l’Afrique du Nord importe entre 30 et 50 % de sa nourriture pour vivre. Ce sera le cas de l’Asie en entier en 2050, c’est à dire plus de 5 milliards de personnes. On sera donc obligé d’organiser un transfert, à l’échelle mondiale, de nourriture produite ici aux meilleures conditions possibles pour les exporter là-bas. Alors, qui peut produire ? C’est les pays de l’OCDE, l’ancien Empire Soviétique et aussi l’Amérique du Sud, ce sont des pays qui ont des capacités de production suffisantes pour nourrir la planète. Mais ça ne peut se faire que dans le cadre d’un commerce mondial renforcé. On devra conjuguer deux objectifs complètement opposés : libéraliser le commerce mondial pour permettre ces échanges et, simultanément, protéger l’agriculture pauvre des pays en développement. Pour l’instant, personne n’a su faire.

Catherine Escrive :

On sent très bien que des voix fortes s’élèvent dans ces pays en développement. On parle du G77, qui réunit 77 pays en développement. Depuis le sommet de Copenhague, des ONG brésiliennes, sud-africaines, chinoises, se sont organisées, et puis les opinions publiques ont montré un vif intérêt dans ces pays pour ces questions. Cela montre que les pays en développement sont prêts à prendre part au débat de manière très forte et que, comme le dit Olivier Abel, il ne faut pas lever le pont-levis et qu’il faut aussi les écouter.

Olivier Abel :

Il y a plusieurs problèmes qui se télescopent et on a du mal à répondre à tous en même temps. Il y a d’abord la crise de toutes les ressources : le pétrole, l’eau, la terre, les minéraux, etc. Il y a ensuite les émissions polluantes, les réactions en chaîne qui agissent sur le climat, sur l’agriculture… Et puis, mais c’est lié, parce que cela crée des famines, des déplacements de population, il y a des inégalités planétaires qui deviennent insoutenables. On a vu, ces dernières décennies, un mur s’effondrer, mais aussi un autre mur terrifiant surgir entre le nord et le sud, entre le monde riche et le monde pauvre (c’est plus compliqué que cela, bien sûr). Or ce mur, ce barrage, ce différentiel excessif, est générateur de guerres ou, au moins, de migrations massives. Gaston Bouthoul, le grand polémologue, disait que les guerres sont des migrations dans l’au-delà. C’est encore une forme de migration, quand une population ne peut plus vivre quelque part, qu’elle part, quitte à mourir, et s’en va, sous une forme plus ou moins placide ou guerrière, mais en fait comme des sauterelles. Ce sont là des formes de déplacement de survie, et les rescapés auxquels on a affaire vont poser des problèmes inédits. C’est un apport de main d’œuvre, de consommateurs, certes. Mais si cela va trop vite, on va vers une époque de pillages. Il ne faut pas sous estimer le fait que nous peut-être une conception trop civilisée de l’homme. Et d’ailleurs il est bien possible que déjà à bien des égards, les pilleurs, ce ne sont pas forcément les Africains, mais nous mêmes. Peut-être que demain, à nos pompes à pétrole, ou dans nos supermarchés, nous verrons des scènes de pillage, car nous sommes comme ça, il ne faut pas sous-estimer notre propre dangerosité. Nous avons besoin de notre dose, comme des drogues. Et pour avoir notre dose, nous sommes prêts à n’importe quoi. Donc, il ne faut pas qu’on sous estime ces risques.

Catherine Escrive :

Philippe Van de Maele, l’ADEME agit en France, bien sûr, au niveau des régions, mais elle a aussi une dimension internationale. De quelle manière justement appréhendez vous toutes ces questions dont vient de parler Olivier Abel.

Philippe Van de Maele :

Effectivement, je crois qu’il y a un vrai sujet international sur tous les aspects alimentaires, énergétiques et environnementaux. L’ADEME internationale travaille surtout du projet français qui avait été présenté à Copenhague, qui s’appelait le plan Justice-Climat, que Jean-Louis Borloo avait présenté, qui était un moyen d’aider au développement rapide d’un certain nombre de pays du sud, pour passer directement de l’absence d’énergie à l’énergie renouvelable. (Je schématise un peu) sans passer par la case pétrole. Cette ambition là a fait l’objet d’un accord à Copenhague, avec des engagements financiers d’un certain nombre de pays, mais sa traduction concrète va nécessiter un jour ou l’autre une structure qui coordonne tout ça. Et effectivement, sans aller jusqu’à un gouvernement mondial, qui est un vrai sujet, qui dépasse nos capacités, c’est arriver à structurer et à faire en sorte qu’on arrive à accompagner le développement de la planète. Cela se fera si on arrive à structurer un développement minimum dans les pays qui sont, aujourd’hui, en voie de développement. Cela veut dire (et c’est d’ailleurs ce que beaucoup de pays nous ont dit à Copenhague), les pays riches qui ont pollué la planète ont des efforts à faire très importants. Ce qui n’est pas encore le cas. L’Europe a fait des choix assez dynamiques, la France a été même un peu plus loin. Mais alors, sur l’ensemble des pays développés, il n’y a pas cette volonté très claire, parce que, quelque part, cela implique ce changement de modèle, ce changement de conception, voire ce changement de société pour lequel il y a une certaine appréhension. (Çà, je peux le comprendre), mais c’est le gros enjeu économique, social et moral, d’arriver à accompagner ce changement.

Catherine Escrive :

Est-ce que cela signifie que sans gouvernance mondiale à long terme, on irait vers un menu à la carte, où finalement, chaque pays, chaque état ferait un petit peu, en fonction de ses propres…

Philippe Van de Maele :

C’est à dire que les problématiques sont maintenant vraiment mondiales. Une fois de plus, il y en a qui peuvent dire « moi, je ne serai pas touché, donc, je ne veux pas être dans la gouvernance mondiale. Malheureusement, les pays qui vont être les plus touchés par le changement climatique, ce sont les pays les plus pauvres ; donc, une fois de plus, les pays riches peuvent se dire « moi, je vais attendre ». Je pense qu’il faut aller vers une plus grande coordination mondiale, gouvernance, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire. Mais en tout cas, une forte coordination mondiale parce que l’alimentation des 9 milliards d’habitants sur la planète, l’eau, qui est un enjeu majeur, l’énergie, ce sont des enjeux qui ne pourraient pas se faire chaque pays dans son coin. Ce n’est pas possible.

Catherine Escrive :

Ghislain de Marsily, vous montrez bien dans votre livre qu’il existe tout de même une gestion de conflits. D’ailleurs, il y a l’eau. Vous prenez, par exemple, la question de l’Egypte à des niveaux régionaux déjà. Tout n’est pas… il y a quand même des questions au cas par cas.

Ghislain de Marsily :

Vous voulez que je vous raconte l’histoire de l’Egypte ?

Catherine Escrive :

Oui, parce qu’il se trouve que c’est un exemple assez récent.

Ghislain de Marsily :

Très brièvement. Vous savez que le Nil bleu, qui alimente le barrage d’Assouan achevé en 1964, d’une contenance de 168 milliards de m3, prend sa source en Éthiopie, pays qui est situé sur un très haut plateau par rapport à l’altitude très basse de l’Egypte. Toute l’eau qui irrigue, par le barrage d’Assouan, la Basse Egypte, provient d’Ethiopie, en moyenne, Assouan fournit 57 milliards de m3 à l’Egypte, et 20 milliards au Soudan. Les Ethiopiens étaient 19 millions d’habitants en 1960, et en 2005, ils sont passés à 67 millions, ils ont donc besoin d’eau et ils disent aux Egyptiens « les enfants, on va construire des barrages parce qu’on a besoin d’irriguer, on a besoin d’utiliser NOTRE eau. » Et les Egyptiens disent « attention, si vous touchez à l’eau d’Assouan, on vous déclare la guerre, parce que si on n’a plus l’eau d’Assouan, on ne peut plus vivre ». Parce que les Egyptiens sont eux aussi passés de 26 à 66 millions d’habitants entre 1960 et 2005. Ils ont absolument besoin de toute l’eau du Nil pour arriver à irriguer et nourrir tout le monde. Alors la situation semble bloquée. La solution qui a été imaginée par quelques personnes des Nations Unies, et qui est en cours de discussion, est plus qu’amusante, je dirais qu’elle est intelligente (ce qui est rare, venant des nations Unies). Elle est la suivante : l’eau qui vient du Nil bleu, on la stocke actuellement dans le barrage d’Assouan, qui est un situé dans un des climats les plus chauds de la terre, de sorte qu’elle s’évapore à grande vitesse, puisqu’on est au niveau de la mer, on est dans un désert, donc, une partie importante de l’eau disparaît. Elle est évaluée à 10 milliards de m3 par an. Ce même barrage d’Assouan, allons le reconstruire sur les hauts plateaux, en Ethiopie, à 2000 m d’altitude, là où il fait frais, l’eau s’évaporera beaucoup moins, et rien qu’en ayant stocké l’eau à un autre endroit, on économise dix milliards de m3 par an, c’est énorme. Cette eau économisée, on pourrait la donner aux Ethiopiens sans avoir enlevé d’eau aux Egyptiens. C’est donc une solution gagnant-gagnant. Pour l’instant, on n’y est pas encore, mais on y a pensé. Et l’idée, c’était que les Ethiopiens disent aux Egyptiens : « l’eau qui est chez nous, elle est à vous, c’est vous qui commandez les vannes », mais ce n’est pas encore gagné. En plus, elle ferait de l’électricité, puisqu’on est en altitude, on va la turbiner et produire de l’électricité. Donc, on résoudrait une partie du problème de l’énergie. C’est très bien, mais cela ne se fait pas encore, les Egyptiens renâclent, pour des raisons politiques (opposition de certains partis).

Encore une chose, si vous le permettez. Je crois que nous devons être conscients que les 50 ans qui viennent ne vont pas être faciles. On va vers des années dures, des années de conflits, de difficultés, de massacres, de révoltes, d’émeutes de la faim, de tout ce que vous voulez. J’en prendrais un exemple, qui vaut ce qu’il vaut. C’est extrait de Jared Diamond, un géographe américain, qui a écrit un livre qui s’appelle « Effondrements » (publié en 2006 chez Gallimard), que je vous recommande, dans lequel il analyse comment les sociétés passées ont échoué ou réussi à se sortir de mauvais pas liés à la destruction de leur environnement, ou liés à des changements climatiques, et il prend l’exemple des conflits du Rwanda, qui se sont produits il y a environ une dizaine d’années, et sur lequel tout le monde dit : « c’est un conflit ethnique entre les Hutus qui ont massacré à la machette les Tutsis ». Lui, il dit « pas du tout, la preuve, c’est que dans certains endroits où il n’y avait pas de Tutsis à massacrer, ce sont des Hutus qui ont massacré des Hutus, alors ne dites pas que c’est un conflit tribal ». Qu’est-ce qui s’est passé ? A cause de la croissance démographique, dit-il, ils sont devenus plus densément peuplés sur leur territoire que ne l’est la Belgique et ils n’avaient plus les moyens de se nourrir. Je ne suis pas un expert de cette région là, il y a des gens qui disent que c’est totalement faux, mais c’est quand même quelque chose qui pose question. On voit des gens qui se massacrent entre eux à la machette, c’est quand même lié à une question de pression démographique dans la région. Cela ouvre le problème de la démographie.

Catherine Escrive :

Vous vouliez prendre la parole ?

Olivier Abel : (ce n’est pas moi qui dit cela)

Je suis d’un naturel plus optimiste. Là, vous décrivez des… Je ne suis pas sûr que c’est comme cela  qu’on arrivera à mobiliser les gens pour changer. Mais oui, on va avoir des années difficiles. J’espère qu’on n’arrivera pas à ce niveau de massacre ou de pillage que vous décrivez. On va vers des années difficiles, mais moi, je milite plutôt pour l’intelligence humaine, sur la nécessité de prise de conscience et de changer les modes de fonctionnement. Je préfère passer par là que par des massacres et des pillages, c’est tout.

Olivier Abel :

Mais c’est un peu le problème du Titanic. Soit on panique et la panique fait des morts en plus. Soit on ne panique pas du tout, et à ce moment là, il y en a beaucoup qui auraient pu être sauvés et qui ne vont pas l’être. Simplement, parce qu’on n’a pas mobilisé à temps toutes les énergies. Et les énergies, c’est en même temps l’intelligence, mais il ne faut pas surestimer l’intelligence humaine, non plus. Il faut compter sur elle, elle peut faire beaucoup de choses, mais elle ne peut pas tout faire. Elle n’est pas divine. Elle ne peut pas tout. Elle est limitée, il faut plutôt toujours compter avec la bêtise humaine, avec la lâcheté humaine, il faut compter avec le courage. Pour penser le courage, il faut savoir la lâcheté. Pour penser l’intelligence, il faut savoir notre propre bêtise. C’est ça, la philosophie. Il y a des limites à l’intelligence. Quand on progresse, on découvre en même temps combien on est limité.

Et en effet, nous avons besoin, politiquement, d’une gouvernance mondiale, et donc des hommes politiques capables de dire, mais aussi une opinion publique capable d’entendre : « Bon d’accord, il nous faut du courage, maintenant, c’est sûr qu’il va nous falloir du courage, et aussi de l’intelligence », simplement en sachant qu’il y a des limites à ce courage, à cette intelligence. Je crois beaucoup à ce que j’appelle, non pas l’effondrement, mais l’éboulement, c’est à dire qu’en fait, ce qui arrive c’est qu’on a des questions, mais que ces questions s’éboulent, que d’autres apparaissent avant qu’on ait eu le temps de répondre. On répond à une question, il y en a une autre qui apparaît qui est encore plus grave… Ce permanent éboulement des problèmes, qui fait l’histoire humaine, vu de loin, est sans doute assez cocasse, mais vu de l’intérieur pas précisément… Du point de vue de Dieu ou de l’espèce, c’est cocasse, mais pour l’individu, c’est tragique. Mais il y a quand même pour moi des éléments de confiance, on pourra y revenir.

Catherine Escrive :

Lesquels, justement ?

Olivier Abel :

Le cœur de la confiance, pour moi, c’est la gratitude. Ce qui nous tue, c’est l’ingratitude. Ne pas sentir que, par exemple, chaque jour, nous prenons de l’air, nous prenons de l’eau. Cela va paraître tout bête. Mais je crois que nous sentir endettés envers notre planète et endettés les uns envers les autres, immensément endettés, peut nous rattacher à ce monde, faire de nous les obligés du monde, et que cet attachement est comme Ithaque pour Ulysse, une promesse. Certes cela suppose que cette dette ne soit pas ce qui nous bloque, comme un boulet. Mais à l’inverse que serait une vie où l’on est quitte, comme si on pouvait n’avoir aucune dette et ainsi n’avoir besoin de dire merci à personne. Mais heureusement, on est adulte, on dit merci et à son tour, on essaye de donner, de partager, c’est ce qui dégage plus de sobriété, de frugalité, et plus aussi plus de solidarité avec les générations suivantes. Loin de l’« après moi le déluge », cette gratitude me semble le moteur de ce qui va nous déplacer, la faculté de dire merci, pour le fait qu’il y ait de l’existence, de la vie. Moi je partirais, tout bêtement, de cela, moralement.

Catherine Escrive :

Et sous quelle forme, alors, retrouver plus de solidarité, sur ce thème là, de l’environnement ?

Oliver Abel :

Je dirai qu’il faut savoir décliner. C’est chacun son tour. Il y a un temps pour croître, il y a un temps pour décliner. Non pas un déclin universel et absolu, seulement, il faut que quelque chose décline pour que quelque chose d’autre, dans un monde fini, puisse croître ; pour laisser croître autre chose. Il faut que je diminue pour que l’autre puisse grandir. Et même, pour notre propre société, Paul Ricoeur disait quelque chose de magnifique : « la vague de l’histoire ne monte pas, en même temps, sur toutes les plages de la vie d’un peuple ». C’est une manière de dire que quelque chose peut monter et quelque chose d’autre peut descendre. On n’est pas forcément en croissance ou en déclin sur tous les registres. Peut-être que dans la société française, on peut laisser un peu plus de place sur certains tableaux, pour gagner sur d’autres, faire autre chose, penser la croissance sur d’autres tableaux que la croissance de nos chiffres de production, etc…

Catherine Escrive :

j’aimerais vous faire réagir tous les trois sur cette idée d’éboulement.

Jean-Claude Deroche :

Je reprendrais un peu la thématique de mon ami Olivier Abel.

Pour rire, la bêtise peut être un exemple de l’infini. Quand les étudiants ont du mal à comprendre ce que c’est que l’infini en mathématiques, on peut leur dire « la bêtise est un exemple de l’infini car on peut toujours aller plus loin dans la bêtise ». Là, c’est une vision très pessimiste des choses. L’humanité, au travers de l’histoire a toujours continué, même si les individus, eux-mêmes, ont beaucoup souffert à certains moments, mais l’humanité, en temps qu’espèce, a continué. Si on veut pouvoir prendre ces problèmes à bras le corps, de manière un peu efficace, il faut sans doute abandonner une fois pour toutes le thème de « regardez le désastre qui vient » pour engendrer la peur chez les populations. Il me semble que la peur est mauvaise conseillère, aussi dans le domaine de l’environnement.

Catherine Escrive :

Pourquoi la peur ? Elle engendre des comportements…

Jean-Claude Deroche :

Simplement parce qu’elle va engendrer des comportements qui seront très loin des comportements éthiques qu’Olivier appelle de ses vœux. La peur, c’est « moi d’abord et le reste ensuite ». C’est au fond l’idée que l’humanité peut vivre toute seule et moi, en tant qu’individu, je peux vivre tout seul. C’est tout à fait une erreur fondamentale.

Olivier Abel :

On peut imaginer de convertir la peur, qui est trop souvent la « peur de » en « peur pour », pour les générations suivantes, pour les autres les plus faibles, pour la biodiversité, etc…

Catherine Escrive :

Est-ce qu’on ne rejoint pas, finalement, la thématique du salut, à travers ce que vous dites, tous les deux, le salut de l’humanité. C’est un thème, finalement

Ce n’est pas étonnant pour des théologiens, il faut être un peu marxiste, on a les idées que notre milieu nous donne, aussi.

Olivier Abel :

Je veux juste dire : « la peur est très mauvaise conseillère et je pense, en plus que ce n’est pas mobilisateur du tout et que ça conduit les gens à dire « puisque c’est foutu, je fais ce que je veux ». Même si on a des risques de massacres ou de pillages, je pense qu’il y a vraiment une voie de sortie possible. J’ai, quand même, confiance dans les moyens de trouver des technologies, etc… Il y a, quand même, beaucoup de choses qui peuvent se faire. J’ai aussi confiance dans la capacité des humains à agir ensemble.

Ce n’est pas O.Abel

Je pense au « Grenelle de l’environnement », c’est, quand même, réussir à faire que des gens qui n’ont pas du tout le même point de vue à travailler ensemble et à trouver des solutions. Ce n’est pas simple, c’est beaucoup de travail. Mais moi, je suis plutôt optimiste. Ce qui m’inquiète le plus, c’est le changement, je ne parle pas de morale, mais de modèle qu’il y a derrière. Parce qu’il faut accepter de perdre quelque chose, quoi. Il faut accepter de, peut-être, plus d’être dans la civilisation, de posséder le dernier objet à la mode. Dans le film de Nicolas Hulot, il y a un passage assez intéressant sur ceux qui font la file d’attente pour pouvoir acheter les premiers l’I phone, je crois, à l’époque. C’est à dire, la valeur qui est véhiculée, dans cette société de consommation, c’est de posséder quelque chose le premier. Ce sont des choses qu’il faut qu’on arrive à faire bouger, et je pense que l’opinion publique doit avoir du courage, car elle en a plus qu’on imagine. On le voit, nous, dans tous les contacts qu’on a : les gens qui téléphonent pour faire des efforts dans le cas de l’environnement, ils ne savent pas très bien… Il y en a quand même beaucoup, beaucoup. Je pense que ça, c’est un sujet sur lequel il faut qu’on arrive à travailler, de façon à ce que l’opinion publique fasse passer son message, et dire qu’on est prêt à faire des choses, sans aller jusqu’à la décroissance. Je comprends bien qu’il y a des obstacles parce que ce n’est pas simple à faire comprendre.On peut faire beaucoup de choses et je pense que les gens sont prêts à faire quelque chose. Il faut beaucoup de courage, il faut, effectivement, accepter de changer de paradigmes, posséder tout ? Peut-être pas.

Catherine Escrive :

Est-ce que vous arrivez à projeter les comportements qui seront ceux des français sur 20 ans, par exemple. Et à faire de la prospective de ce côté-là ?

On fait de la prospective, on commence à faire de la prospective un peu sociétale sur les changements de comportement. Je reviens toujours sur le transport, qui est un vrai enjeu. On a pris tellement l’habitude de bouger qu’on ne se rend même plus compte qu’on bouge. Un des gros enjeux qu’on a, ce n’est pas tellement de changer de véhicule, c’est de changer de comportement. On peut, très bien se déplacer différemment, on peut très bien passer à autre chose, de la grosse voiture au vélo ou à la voiture électrique. C’est des changements complets de méthode ou d’approche des choses par rapport à ce qu’on a vécu durant tout le XXe siècle. Et c’est ce changement là qui est quand même lourd à faire passer dans notre société.

Catherine Escrive :

Ghislain de Marsily ?

Oui, je crois qu’on ne peut pas complètement éviter dans cette discussion de parler du problème de la démographie. J’ai déjà un peu parlé des 9 milliards d’habitants prévus en 2050. Est-ce que, vraiment, la planète, qui est finie en extension doit aller à une population de 9 milliards d’habitants ? Vous savez que c’est un débat ancien, puisque c’est Malthus qui le premier, au 18ème siècle, a dit « la croissance démographique est excessive et dans quelques années, on ne pourra pas nourrir tout le monde ». Et puis, Condorcet qui réfléchissait sur ce problème en même temps que lui a dit le contraire. Il a dit « attendez, les hommes sont intelligents, ils vont faire ce qu’il faut pour que ça marche ». C’est donc l’espoir contre le désespoir. Et depuis 200 ans, c’est quand même Condorcet qui a eu raison, c’est à dire que soit les gens (c’est arrivé en France dès le 19ème siècle) ont diminué leur nombre d’enfants pour réduire la démographie, soit les techniciens ont élaboré d’autres méthodes pour cultiver, pour produire plus, etc… Et on s’en est sorti, jusqu’ici. En 1971, un américain, Bob Fisher, a publié un livre qui a fait sensation et qui s’appelait « la bombe population (The Population Bomb) ». Et il disait exactement ce qu’avait dit Malthus 200 ans plus tôt. Il disait : « en 1980, on ne pourra plus nourrir tout le monde, c’est une certitude ». On est en 2010. Il y a des gens qui ne mangent pas à leur faim, mais quand même, on est passé à côté de la catastrophe qu’il avait prédite. Ce problème concerne les cultes, puisque le problème de la natalité, c’est très prégnant dans les religions. Je pense qu’il se pose, qu’il faut être raisonnable et je pense qu’un jour ou l’autre, on va arriver à une limite. On ne pourra pas, physiquement, nourrir ou faire vivre sur cette planète 20, 30, 40 milliards d’habitants, il faut bien arrêter un jour. Ce problème, je pense qu’il n’est pas pris sérieusement en compte pour l’instant, personne ne tire la sonnette d’alarme en disant « la démographie est excessive », et on ne fait rien de sérieux, l’aide au planning familial, à l’éducation des femmes, n’est pas prioritaire. Seule la Chine a eu une politique draconienne en matière de natalité, avec les résultats que l’on connaît. Ailleurs, on constate que la natalité baisse lentement, mais pas partout. En Afrique sub-saharienne, par exemple, la « transition démographique », comme on l’appelle, ne s’est pas encore produite, on est encore aujourd’hui à en moyenne 5,4 enfants par femme, les habitants de cette zone sont près d’un milliard aujourd’hui, ils seront deux milliards en 2050, et, selon les Nations unies, dans un rapport publié en février 2011 du Conseil Economique et Social, 8,8 milliards en 2100 si la natalité se maintient au rythme actuel. Je pense que ce n’est pas responsable.

Catherine Escrive :

Je propose de terminer ce débat, justement, en référence à Malthus.

Olivier Abel :

Je pensais à autre chose… qui n’a apparemment pas de rapport. Peut être que nous avons survalorisé l’importance des individus, dans notre culture européenne et extrême occidentale, si je puis dire. On est dans une impasse. Et c’est là je crois l’une des fonctions les plus profondes des religions, je crois, que de convertir notre regard : vous rappelez à juste titre que le salut, ce n’est pas de penser à son propre salut et que celui qui cherche à se sauver lui-même, qui ne cherche que son salut à tout prix, est justement celui qui se perd. Je ne sais pas très bien de quel sauvetage ou de quel salut nous parlons, mais l’important c’est de se soucier des autres et non de soi. Un jour, j’avais demandé à Jacques Ellul, qui s’est beaucoup impliqué dans tous ces débats, avant tout le monde peut-être, il y a déjà plus cinquante ans : « le salut, c’est important, pour vous ? » Il m’a dit : « alors là, pas du tout ». C’est un point de vue typiquement calviniste et protestant ! Il poursuivait : « pas du tout, ça n’a aucune importance pour moi, parce que ça, c’est l’affaire de Dieu, ce n’est pas mon affaire, moi mon affaire, c’est que je suis ici, dans ce monde-ci, j’essaie de me soucier de mon entourage ».

Et je dirai un mot encore, c’est que le difficile, c’est l’écart entre ce que nous faisons et ce que nous sentons. Je pense, comme moraliste, qu’il faut absolument que nous arrivions à sentir ce que nous faisons. C’est une des choses les plus difficiles et c’est pour moi un enjeu crucial. Nous faisons beaucoup et agissons très loin dans l’espace et dans le temps avec les prolongations techniques de notre action. Mais nous avons une aire de perception, de compréhension et de sensibilité assez courte et rapprochée. Il nous faut absolument élargir notre sensibilité.

Pas Olivier Abel

Juste pour rebondir, je n’ai pas de point de vue religieux sur la natalité. Le meilleur moyen pour arriver à stabiliser la population, c’est de permettre à chacun d’avoir une certaine richesse, une certaine éducation, et j’en reviens sur le gros enjeu de partager des richesses avec des pays en voie de développement et de former, notamment, les femmes. On voit bien que tous les pays qui deviennent à peu près riches, il y a une certaine stabilisation de la population, donc, on a ce rôle collectif de faire monter en niveau de vie, en niveau d’éducation, l’ensemble de la planète. Je ne suis pas sur que ça résolve totalement le problème parce qu’effectivement, il y a des risques…

C’est une condition absolument nécessaire, vous avez raison.

Jean-Claude Deroche :

Plusieurs fois, au cours du débat, on a parlé d’optimisme et de pessimisme. Personnellement, je suis assez pessimiste sur la capacité de l’homme, aussi bien en tant que société qu’en tant qu’individu, à se projeter dans l’avenir et à prendre les bonnes décisions avant que les problèmes ne se posent. Mais, je suis aussi assez optimiste, dans sa capacité à réagir quand les problèmes sont là. Au fond, la question éthique, c’est de savoir si l’on peut, vraiment, avant que les problèmes ne se posent, les appréhender ?

Catherine Escrive :

Merci à tous les quatre d’avoir répondu présent à notre invitation, merci d’être venu, d’avoir bravé les problèmes de transports tous les quatre.

Questions

Préliminaire aux questions

Olivier Abel :

On a une conception terrible du pillage, en effet, cela peut être terrible. Il nous faut peut être acquérir l’éthique des prédateurs, les animaux prédateurs ont beaucoup d’éthique. Je pense à cette petite scène, racontée par Saint-Exupéry, dans « Courrier sud », où l’on voit un fennec, dans le désert, qui va prélever sur chaque buisson un ou deux escargots dont il se nourrit, et s’il mangeait tous les escargots, après demain, il mourrait de faim. Les prédateurs intelligents prévoient ce qu’il leur faut et pas plus. Ils en laissent pour demain, ils en laissent pour les autres. Ils savent que c’est tout un système (enfin, ils ne savent pas), c’est un montage et je pense que…

Parce que notre problème, c’est de croire qu’il faut que nous ayons, nous, les choses pour pouvoir nous sauver et que nous ne faisons pas attention au bien commun, et je pense qu’une partie de notre malheur et de notre tristesse, c’est que nous accumulons les biens pour pouvoir nous sauver, nous remplir de biens dont nous serions propriétaires, en pillant le bien commun, les biens communs, ceux de la planète, ceux de notre société qui font notre vraie richesse.

Il me semble, d’ailleurs, que nous avons besoin de ces deux types de biens, pour bien vivre, et c’est, simplement, parce que le bien commun est sans doute trop dévalorisé aujourd’hui, nous avons besoin de trop de biens individualisés, appropriés. C’est une remarque générale sur…

Deuxième intervention :

– Question : Je voudrais rajouter au droit à l’eau et à l’alimentation le droit à l’électricité. Il me paraît que c’est un droit, dans les circonstances actuelles du développement technologique. C’est extrêmement important.

Il y a aussi 2 milliards de personnes qui manquent d’électricité. Et puis vous avez des pays où il y a des pannes fréquentes, souvent générales. Vous avez des émeutes, notamment au Sénégal ou en Afrique du Sud, dans la mesure où on n’a pas l’électricité nécessaire pour tous les instruments de la vie moderne. Alors là, évidemment, on ne va pas dans le sens de la fluidité, puisqu’on prévoit, avec l’informatique nouvelle, avec les nuages informatiques, des consommations extraordinaires. Donc bien sûr, il faut faire confiance à la technologie, mais je crains que dans les 5 à 10 ans à venir, sans attendre les 50 ans, et sans faire d’apocalypse, on risque d’avoir des problèmes dans ce domaine. Donc, tout ce que vous pourrez faire à l’ADEME, ce sera bon.

Réponse : Philippe Van de Maele :

– Le droit à l’énergie, (l’électricité n’est qu’une partie de l’énergie), le droit à l’énergie me paraît un enjeu très fort. On travaille beaucoup dans le cadre du plan justice-climat, pour essayer de trouver les moyens de permettre…. Quand je parle de frugalité, c’est la sobriété individuelle. Il est sûr que certains pays vont augmenter leur demande d’énergie, c’est sûr, c’est nécessaire. Donc effectivement, on risque d’avoir, de la part de beaucoup de pays, une demande d’énergie très supérieure à ce qu’on est capable de délivrer. Ca fait partie du travail que l’on doit mener, notamment dans les recherches technologiques. On a, dans le cadre du grand emprunt, des crédits pour pouvoir faire des recherches technologiques, y compris dans les pays en voie de développement, pour trouver des technologies qui s’adaptent aussi à ces pays, oui mais ça va être un vrai problème.

– Question : On ne construit plus de centrales, donc…

Philippe Van de Maele : Ben si, on en construit, justement… On ne construit plus de centrales en France.

– Question : On consomme donc de l’électricité à partir du charbon.

– Philippe Van de Maele : Oui, en période de pointe, et justement, on consomme trop en période de pointe.

-Question :Je voudrais poser une question spécialement à Monsieur de Marsily : Vous avez dit, me semble-t-il tout à l’heure que finalement, dans le tiers monde, ils ont beaucoup de mal à arriver à se nourrir eux-mêmes, sur leurs terres, et qu’il faudrait que les pays de l’Occident continuent à leur envoyer de l’alimentation. Alors, je pense effectivement que la croissance dans nos régions développées, est fondamentale pour le tiers monde. J’en veux pour preuve, la crise alimentaire de 2008 par exemple, lorsque la population qui avait faim a augmenté, ou la situation actuelle ou, à nouveau, ça redémarre. La population qui a faim a rediminué depuis 2010, mais est-ce qu’il n’y a pas quand même des nouvelles techniques qui permettraient à ces pays de faire de la production vivrière de façon plus élaborée qu’ils ne le font actuellement ? On nous dit que le problème de ces pays là, c’est que leurs rendements agricoles sont très bas, il y a quand même des techniques, je ne sais pas ce que vous en pensez, qui paraissent intéressantes, notamment à travers des essais de micro-crédit, comme ce qu’à fait Lula au Brésil, ça peut probablement s’appliquer en Afrique. Finalement, il faut très peu d’argent pour chaque personne pour arriver à se nourrir. Mais la condition, pour qu’on leur donne ce qu’il leur faut, c’est qu’elles aient conjointement de l’éducation, c’est à dire « je te donne très peu de chose, 2 ou 300 euros, mais tu auras, en même temps, de l’éducation ». Alors, ça a un double effet. Le premier, c’est que l’éducation a, comme vous le dites, manifestement pour effet de contenir la croissance de la population, et deuxièmement, cela permettrait également d’augmenter les rendements agricoles de ces pays. Je me demande finalement si c’est pays n’ont pas la possibilité de se nourrir eux-mêmes, à condition de tripler ou de quadrupler le rendement de leurs terres, ce qui ne paraît pas impossible. Cela paraît beaucoup plus intéressant que d’envoyer dans ces pays-là des gens, de nouveaux coloniaux qui vont produire. Je pense à la Chine qui essaye de se répandre partout pour arriver à envoyer de l’alimentation non pas aux pays qui ont faim, mais à eux-mêmes, qui ont aussi faim.

-Ghislain de Marsily : Oui, vous avez tout à fait raison, je vais vous répondre. D’abord, à propos de l’Asie, de la Chine en particulier, mais aussi du Japon depuis longtemps, de la Corée, des pays du Golfe Persique, ces pays sont incapables d’être autosuffisants pour se nourrir. La Chine, c’est presque vrai aujourd’hui et ça le sera encore plus dans quelques années. Donc, que font-ils ? Plutôt que de dire « je vais acheter de la nourriture sur le marché mondial », eh bien, ils mettent la main sur les terres, là où elles sont disponibles. Ca se passe à Madagascar, on en a parlé l’hiver dernier, en Amérique du Sud, en Afrique, au Mozambique, en particulier. Des quantités importantes de terres sont achetées ou louées pour 100ans, etc… par ces pays non auto-suffisants. Ce n’est pas du tout dans l’intérêt des pays de l’Afrique subsaharienne que ceci se fait, c’est pour satisfaire les besoins alimentaires de pays qui savent qu’ils n’auront plus l’autosuffisance. C’est un générateur de conflits potentiels tout à fait grave, car les gens qui auront faim à côté des champs qui produiront de la nourriture s’en allant en Chine ou en Corée, ils risquent de ne pas le prendre très bien. Maintenant, sur la première partie de voter question, vous avez tout à fait raison. C’est à dire que la production agricole d’un paysan, en particulier, en Afrique sub-saharienne, est, par hectare ou par personne, extrêmement faible. C’est une agriculture manuelle, il n’y a même pas d’animaux de trait pour labourer, il n’y a pas de micro-tracteur, il n’y a rien. Et qu’est-ce que l’on constate ? C’est que ces mauvais rendements sont passés à travers ce qu’on a appelé la « révolution verte », qui s’est produite en Asie, et qui a permis aux pauvres paysans asiatiques qui étaient dans le même état il y a 50 ans que les paysans africains, de développer leur agriculture, en utilisant de meilleures semences, en utilisant des intrants, des engrais, des pesticides, et petit à petit, ils sont arrivés à hisser leur agriculture manuelle locale à un rendement correct. Mais il y reste encore des poches de pauvreté, car l’augmentation des rendements est souvent « grignotée » par la baisse des prix… Ceci ne s’est pas produit en Afrique? Pourquoi ? On pourrait gloser là-dessus, mais cela ne s’est pas produit.

Vous avez raison de dire que c’est à la fois matériel, c’est à dire qu’il faut de meilleures semences, des engrais, des pesticides, mais il faut effectivement apporter le micro-crédit, qui est peut-être une bonne façon de faire. Ainsi que l’éducation… Enfin, il y a quelque chose à faire pour que les gens se mettent à augmenter la production de façon globale. Comment faire pour que la production agricole des asiatiques augmente encore ? Une des possibilités qui est intéressante, et qui a été testée dans un des pays d’Afrique de l’Est, au Malawi, c’est une politique d’assurance. On constate que les famines surviennent principalement lors des périodes extrêmement difficiles de soudure, c’est à dire la période entre deux récoltes. S’il y a une mauvaise année, que l’agriculture n’a pas été très productive, c’est la catastrophe, les gens n’ont plus de stocks pour manger, et ils conservent un peu de stock pour semer l’année prochaine ; c’est cette période là qui est la plus difficile. Or, l’assurance peut être une façon de subvenir à ces besoins. Au Malawi, c’est le gouvernement qui souscrit une assurance auprès d’assureurs privés qui fixent les taux : si la pluviométrie a été inférieure à tant, chacun va recevoir de l’argent avec lequel il va pouvoir acheter sur les marchés mondiaux ou locaux la nourriture qui lui manque. C’est un mécanisme satisfaisant, parce qu’on attaque vraiment le cœur du problème. On a donné de l’argent à ceux qui avaient faim au moment où ils avaient faim parce qu’ils n’arrivaient pas à faire la soudure. Il y a donc des solutions économiques, on ne peut pas traiter ce problème là sans parler d’économie et d’éducation. Je pense que les deux choses sont liées.

– Question : Est-ce qu’avec la systémique, on n’a pas un outil pour essayer de trouver de façon concertée des solutions qui ont une portée globale ? Ca, c’est la question du pasteur Olivier Abel. Vous avez fait allusion à l’intelligence humaine, quand on voit les problèmes de solidarité, on se pose des questions quant à cette croyance dans l’intelligence humaine. Mais n’est-il pas aussi nécessaire de prendre conscience que les autorités morales et les églises, en particulier, ont un rôle significatif à jouer pour mobiliser les volontés dans la direction que vous avez demandée. Exemple : à l’occasion des problèmes de retraite que nous vivons en France ces jours-ci, il me paraît curieux que, ayant gagné 15 ans de durée de vie supplémentaires depuis 1950, où grâce à l’activité conjointe de la société, on n’ait pas le réflexe de reconnaissance vis à vis de cette société pour consacrer la moitié de ce temps, justement, à régler le problème des fonds des retraites, et il y a sur ce point une responsabilité de l’autorité morale que je n’ai pas entendue.

– Philippe Van de Maele : Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris la question sur la systémique. Sur l’énergie en général, on a quand même beaucoup de pistes. On sait qu’on va vers de moins en moins d’énergie fossile, que le pétrole sera de plus en plus cher, voire qu’il va s’arrêter. On ne sait pas à quelle échéance, mais ce qui est certain, c’est que ça va coûter de plus en plus cher, car il faudra plus d’argent pour aller le chercher. Alors, je mets de côté l’énergie nucléaire, qui est un enjeu, une solution qui sera sûrement développée dans le monde. C’est d’arriver à chercher plusieurs sources d’énergie. La première source d’énergie sur laquelle on travaille, c’est les économies d’énergie. On peut économiser plus de 20 % de nos ressources d’énergie sans trop de difficultés. Le problème, c’est là aussi la « chasse au gaspi », arriver à changer les comportements, mais à mettre de l’intelligence dans l’ensemble des systèmes de consommation et puis après, tout le reste, très lié à toutes les technologies d’énergie renouvelable et du stockage de l’énergie sur lequel on investit, nous beaucoup. Pour le futur, on ne connaît pas tous les problèmes, mais on peut quand même anticiper beaucoup de sujets, beaucoup de solutions. Je ne suis pas du tout sûr d’avoir répondu à la question que vous avez posée à ce sujet là. Qu’est-ce que vous entendez par systémique ?

La situation dans laquelle chaque problème est étudié. Ce qui est certain, c’est qu’on fait énormément d’études, sur des dizaines d’année, en essayant d’aborder toutes les thématiques. On aborde toutes les énergies. Sur l’analyse des systèmes, j’avoue que je n’ai pas de réponses, je suis désolé.

-Olivier Abel ; Sur la question des autorités morales, vous avez tout à fait raison. La seule difficulté, c’est que l’éthique ne se commande pas, elle se montre par des exemples, mais elle ne s’enseigne pas. Je suis professeur de morale et je ne peux pas l’enseigner, je ne peux pas la commander, c’est à dire que l’autorité morale peut approuver, dire « ça c’est bon », c’est quelque chose qui nous manque aujourd’hui. On est trop dans le « ça c’est pas bien » et pas assez dans l’encouragement, dans l’approbation. Ce serait peut-être, le rôle de nos autorités de nous dire, parfois « ça c’est bon », d’approuver certaines choses, parce que l’éthique, c’est de l’ordre de l’orientation, mais là où je crois que c’est très important, c’est que ces orientations éthiques profondes de nos existences individuelles, mais aussi collectives, déterminent y compris les inventions techniques. On a inventé des machines pour produire, parce que la valeur du travail, soudain, était devenue une valeur pénible, tant que l’esclavage n’était pas grave, on n’avait pas besoin de machines, d’une certaine manière, vous voyez. Je pense que c’est beaucoup plus systémique en effet qu’on ne le croit, c’est très solidaire, et si on a une orientation éthique globalement approuvée, dans la direction que nous sommes en train de chercher…. On ne le croit pas, mais çà va finir par avoir des retombées, surtout, y compris sur les champs d’investissement des orientations des recherches technologiques, c’est un champ entier qui est en train d’être réorienté. Je pense qu’il faut aussi avoir confiance,

Les églises ont peut-être besoin aussi, de faire appel à la nécessité de la grâce. Comment faire intervenir dune manière concertée leur patrimoine à la fois spirituel et expérimental ?

-Question : Suite au problème de l’eau, est-ce que vous pouvez nous donner une précision sur les problèmes d’eau qui se posent au Moyen-Orient et la possibilité de faire rejoindre le Golfe Persique et la Mer Morte.

-Ghislain de Marsily : Pas besoin de faire un dessin pour savoir que c’est un problème très tendu au Moyen Orient, mais si vous regardez les choses d’un peu plus loin, il n’y a pas de réel problème d’eau au Moyen-Orient. Là où on ne mange pas à sa faim, là où on manque d’eau, de nourriture, ce n’est pas au Moyen-Orient. Tout le monde mange à sa faim dans cette région. C’est chez les paysans pauvres d’Asie et d’Afrique subsaharienne que l’on manque de nourriture. Effectivement, il y a des problèmes compliqués, plus politiques que techniques au Moyen-Orient, plus que des problèmes d’eau. Ce ne sont pas les problèmes de l’eau qui engendrent au Moyen –Orient la malnutrition et la faim. Il faut quand même relativiser la difficulté. Le premier problème est posé entre la Turquie et tous les autres pays qui sont en aval, puisque c’est la Turquie qui joue le rôle que jouait tout à l’heure l’Ethiopie pour l’Egypte, les montagnes turques sont les châteaux d’eau de la région, ces eaux s’écoulent vers la Mésopotamie par deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate, fleuves énormes, plus grands que le Rhin. Ils sont équipés de barrages comme le barrage Ataturc, construit par les Turcs, et le problème qui se pose, c’est celui du partage équitable de la ressource entre les différents pays riverains, et pour l’instant, en particulier entre la Palestine et Israël, ce n’est pas du tout équitable.

Alors, la solution est essentiellement politique, trouver comment faire la paix dans ce pays, ensuite, arriver à partager l’eau. J’ai écrit un livre qui s’appelle « L’eau, un trésor en partage ». L’eau devrait être un trésor à partager. Economiser, être frugal, partager ce que l’on a. C’est bien ça le monde dans lequel nous allons vivre. Il faut partager avec les plus pauvres en premier parce que ce sont eux qui ont le moins. Maintenant, sur une question plus précise, celle du transfert de l’eau vers la Mer Morte, c’est un projet faisable, il s’agirait de construire un canal, pour faire venir de l’eau salée du golfe d’Aden jusque dans la Mer Morte, et on remonterait son niveau. Pourquoi pas ? Ce n’est pas ça qui va résoudre les problèmes politiques de conflit entre les uns et les autres. Si la Mer Morte devient un peu plus étendue, elle va évaporer un peu plus. Mais il faut savoir que si vous évaporez de l’eau ici, elle va retomber en pluie, bien sûr, mais en moyenne 1000 à 2000 km plus loin. Il y avait un superbe projet de cette nature en Algérie, dans la région du Chott Melrhir à la cote – 20 au sud de l’Atlas, au nord du Sahara, pas loin de Ouargla. L’idée était de construire un canal depuis le Golfe de Gabès en Tunisie, de faire arriver gravitairement l’eau de mer dans le Chott, pour créer une mère intérieure dans le désert. C’était une idée de Ferdinand de Lesseps, elle a été reprise ensuite 3 ou 4 fois. Le dernier projet de ce type, c’était dans les années 70, de la part du gouvernement Algérien. C’est faisable, on peut creuser (même si c’est cher) un canal qui amènerait l’eau depuis le golfe de Gabès jusqu’au Chott Melrhir. Cette eau s’évaporera, tout le monde trouve cela parfait, cela va faire reverdir le désert. Mais hélas non, si cette eau s’évapore, elle va peut-être retomber en pluie en Grèce, éventuellement à Djibouti, on ne sait pas exactement, cela dépend des vents, en tout cas, elle ne retombera pas sur place !

-Question : J’ai beaucoup aimé le discours de Mr de Marsily, notamment sur la démographie. Je pense qu’il serait intéressant d’avoir un débat rien que là-dessus, avec les autres religions aussi. Parce qu’on voit bien que la démographie est un problème, particulièrement en Israël. Par contre, j’ai grincé des dents en entendant Monsieur Abel, parce que cela fait la troisième fois que j’entends ce genre de discours, ce genre de débat…

Catherine Escrive : Est-ce que vous pouvez poser vos questions, s’il vous plait, parce qu’il y en a beaucoup…

-Oui. Je ne suis absolument pas d’accord avec Monsieur Abel. J’ai de la famille au Canada et en Italie, je vais les voir deux fois par an en avion et j’ai très bonne conscience. La société dans laquelle on est n’est pas celle d’avant, du temps de mes arrières-arrières grands-parents, on se mariait sur place, maintenant, je vois l’histoire de ma famille, ça a changé. Alors, interdisez aux jeunes d’aller faire des stages à l’étranger à un âge où ils ont envie de se marier… Donnez des solutions pratiques, au lieu de dire n’importe quoi !

Vous n’êtes pas très gentil pour notre collègue, moi j’ai beaucoup aimé ce que vous avez dit, Monsieur Abel.

Autre intervention, en deux mots : éducation et violence. La violence, on l’étudie peu, ici même aux Bernardins, on évoque les sacrifices mais pas la violence humaine, or le rôle de la violence apparaît en filigrane dans toutes vos interventions.

L’éducation : je rappelle qu’un rapport de Mr Landeau avait été fourni à la Présidence Jacques Chirac, sur le fait que si on veut développer l’Afrique, il faut des programmes d’éducation à longue échéance, sur 10-12 ans, et il faut donc des engagements financiers qui soient dans ce type d’échéance. Or, ils existent très peu. Qu’en est-il d’un espoir d’avoir des ( ???)… Çà paraît simple, mais pour le moment, ça paraît irréalisable.

-Ghislain de Marsily : Le financement dans les pays d’Afrique, c’est tout à fait important, mais il faut le faire de façon adaptée et accessible. Je vais donner un exemple qui m’a beaucoup choqué. Pour que l’Europe accepte de donner du financement sur l’éducation aux pays en voie de développement, il faut que ces pays remplissent un certain nombre de conditions, et ces conditions, ce sont d’abord des bâtiments pour pouvoir faire la classe. Résultat, en Mauritanie, on a construit des hangars avec des toits en tôle, où les gamins ne pouvaient pas rester tellement il y faisait chaud. On les envoie à l’école, et on les empêche d’apprendre les savoirs traditionnels que leurs parents peuvent leur transmettre. Ce sont des éleveurs de troupeaux, et on les empêche d’apprendre leur métier pour qu’ils aillent à l’école, pour que la Mauritanie puisse recevoir les fameux financements européens. On fabrique donc des gens qui n’apprennent rien parce que les conditions ne sont pas bonnes et on leur désapprend leurs propres savoirs. Il faut faire de l’éducation, c’est certain, mais pas en décidant de manière unilatérale qu’il faut des bâtiments comme ci, des programmes comme ça. Il faut laisser aux gens leurs méthodes d’enseignement traditionnelles, la transmission des savoirs ancestraux, la connaissance des pasteurs pour élever du bétail. Partout, on met en avant le financement, ce qui conduit à des aberrations, c’est partout pareil et c’est assez inquiétant.

-Question : Ma question porte sur les OGM. Je voudrais savoir ce que vous en pensez et s’ils représentent une réponse adaptée à la question de la faim dans le monde. Est-ce que vous pensez que cela fait partie des nouveaux comportements à adopter, qui s’inscriraient dans un concept de développement durable ?

Ghislain de Marsily : Je ne suis ni pour ni contre les OGM. Je pense que c’est une façon de faire progresser la sélection végétale et l’adaptation des plantes aux besoins. Je n’ai a priori pas d’objections à ce qu’on utilise des OGM. Ceci étant dit, il est quand même nécessaire d’avoir pris quelques assurances sur l’effet que peuvent avoir ces OGM sur l’environnement. Et pour ne prendre que l’exemple du saccage des vignes de Colmar qui a eu lieu cet été, c’est quand même une catastrophe… Ces vignes OGM devaient être capables de résister à un parasite et comme elles ont été coupées, on peut pas connaître le résultat de l’expérience, mais ce que l’on savait déjà, ce que l’INRA avait déjà établi à partir des premières observations, c’est que (i) ces OGM ne semblaient pas très efficace et ne protégeaient pas efficacement contre le parasite, et que (ii) oui, il y avait apparemment des problèmes environnementaux. Tout est très contrôlé, il y a des bâches et des protections partout pour réaliser l’expérience en toute sécurité, il n’y a aucun risque. Mais les premiers résultats, dont je ne connais pas le détail, amenaient à faire des réserves sur l’emploi de cet OGM du point de vue de l’environnement. Donc, cette expérience validée par tous les comités d’éthique, etc… et conduite par l’INRA était en train de démontrer que pour cet OGM là, il y avait des choses plutôt négatives que positives, et voilà, ces imbéciles de faucheurs, ils ont tout enlevé. On ne peut pas se permettre d’être contre les OGM au point d’interdire les expériences.

En ce qui concerne la sélection végétale ou animale naturelle, je voudrais dire une chose que j’ai apprise tout récemment et qui me paraît fascinante. C’est ce qu’on appelle la « sélection génomique ». Vous savez que la méthode de sélection naturelle classique, c’est que de prendre une plante qui a l’air bien, et une autre qui n’a pas l’air mal non plus, elles ont chacune des propriétés intéressantes, on les croise et on essaie de voir si le résultat du croisement est mieux que les parents, si les propriétés intéressantes des deux parents se retrouvent dans le descendant.

Maintenant, la sélection génomique, cela veut dire que l’on va déterminer le génome de la plante A, puis celui de la plante B et on regarde si les gènes qui sont dans chacune de ces plantes sont adaptés pour obtenir par croisement naturel l’objectif que l’on cherche. Et on fait le mariage uniquement avec les plantes A et B qui ont les bons gènes pour que leur descendant soit à la fois « beau et intelligent ». Ce n’est absolument pas génétiquement modifié. On fait les mêmes choses que depuis toujopurs, c’est à dire qu’on prend une plante A + une plante B, qu’on les marie et qu’on a un enfant qui est mieux que les parents. Et on le fait en utilisant les connaissances scientifiques, qui sont les gènes des espèces qu’on sait maintenant analyser, cela n’a rien d’artificiel. Donc, ça, c’est totalement acceptable. On n’invente rien de nouveau, on prend les choses telles qu’elles existent dans la nature. Donc, si vous êtes bloqués sur les OGM parce que vous ne les aimez pas, parce que c’est artificiel, parce qu’on manipule la vie (et pas mal de Français pensent comme ça), eh bien, vous pouvez accepter de faire de la sélection génomique. On fait des choses qui sont complètement naturelles et qui vont avoir des résultats qui seront probablement comparables à ceux des OGM.

Sur le problème de l’amélioration des espèces, c’est quelque chose dont on a absolument besoin. Il est évident qu’il faut augmenter les rendements. Cela a été dit partout, tout le monde le sait bien. Cela m’amène a être peut-être peu populaire en vous disant que j’ai du mal à voir cet engouement des Français et d’autres pour le bio. Le bio c’est quoi ? Le bio, c’est de ne plus mettre de pesticides, d’engrais de synthèse, etc… On ne peut pas nourrir une planète de 9 milliards d’habitants avec du bio. Arrêtons de dire des bêtises. On peut faire ce qu’on appelle de « l’écologiquement intensif ». C’est le nouveau terme. Ecologiquement intensif, ça veut dire que l’on reconnaît qu’on ne peut pas faire de l’agriculture efficace et nourrir une planète en n’ayant aucun pesticide, aucun engrais, mais que l’on va en mettre le moins possible, choisir les produits les moins nocifs, utiliser les systèmes de défense naturels des plantes, etc. Il y a un discours qui n’est pas honnête qui est de dire « nous Français, puisqu’on n’a pas mal de terres, on peut se permettre de faire du bio, de produire beaucoup moins mais de produire bio ». Nous avons aussi une responsabilité éthique à nourrir le reste de la planète. Il y a 6 mois, le ministre de l’agriculture Tunisien est venu à Paris en disant « je veux partir de France avec un accord qui me garantisse que vous me fournirez du blé, chaque année, sinon, je ne vais pas pouvoir nourrir mes gens ». Il ne l’a hélas pas obtenu, mais de telles négociations sont dans l’air du temps. Nous avons donc une responsabilité collective internationale à produire de la nourriture pour le reste du monde, puisque nous en avons la capacité.

Alors le bio, c’est bien, c’est très bien, mais il faut être réaliste. On ne peut pas nourrir une planète de 9 milliards d’habitants avec du bio. Pourquoi est-ce que nous, on se privilégierait avec avoir du bio alors que les autres crèvent de faim ?

Olivier Abel (à vérifier que ce soit bien lui) : Pour moi, c’est foncièrement éthique, ce que vous venez de dire. Je pense que la mode du bio (je ne dis pas, il y a peut-être des choses, dans les coins, qui sont très très biens) mais il y a quand même un souci de préservation de soi et tant pis pour le reste du monde ! C’est tout à fait scandaleux. Moi je suis tout à fait anti-bio, profondément !

-Question : Depuis des années, dans l’agriculture, on fait de la sélection, donc vouloir faire de la sélection me paraît une bonne chose, alors les OGM ? Moi, j’ai deux inquiétudes sur les OGM. Les impacts environnementaux qu’on ne connaît pas. Et donc, il faut être excessivement prudent et soi-dit en passant, les OGM sont aussi dans un modèle de marché quand même très particuliers et dont l’objectif est principalement d’enrichir des grosses multinationales. Je n’ai rien contre ça, mais c’est des modèles de marché très particulier, où les agriculteurs sont soumis à l’organisation des producteurs d’OGM et des pesticides qui vont avec. Moi, je n’ai pas d’a priori, je pense qu’il y a vraiment à regarder les impacts environnementaux et les regarder bien et ensuite, ne pas en faire des modèles de marché qui enferment les agriculteurs dans des dépendances de long terme.

-Question : J’ai une question sur les OGM. Parce qu’on a parlé, tout à l’heure de micro-crédit. Je sais que CARE fait du micro-crédit entre autre dans les pays d’Afrique, que OXFAM également fait de l’aide en partenariat avec les associations sur place. Est-ce que compte tenu du fait que les Etats ont quand même tendance à aller dans des directions où ils ont eux-mêmes des intérêts, ce qui est logique en soi, est-ce que les associations n’auraient pas plus de légitimité et de champs d’action en agissant avec d’autres, locales, qu’avec les Etats ?

Ghislain de Marsily : Je suis hydrologue, je veux bien répondre sur le domaine de l’eau. Sur les problèmes de l’action des ONG dans le domaine de la fourniture d’eau potable, c’est à dire, de creuser des puits, de construire des systèmes d’alimentation en eau potable, c’est quelque chose de tout à fait nécessaire, tout à fait important. Vous savez qu’il y a actuellement plus d’un milliard de personnes qui n’ont pas accès à l’eau potable. C’est aussi quelque chose de très inacceptable, avec des conséquences dramatiques pour les diarrhées et la mortalité infantile pour les enfants de moins de 5 ans. Vous avez une myriade d’ONG qui essayent de s’occuper de ce problème. Telle ONG a décidé qu’on va creuse des puits, donc on creuse des puits, on met des pompes dedans, les pompes ne sont pas solides, elles se cassent et personne ne sait les réparer, et ça ne va pas… Ensuite, telle autre ONG arrive et dit « on va récolter l’eau de pluie et on va construire des citernes et on va… » Finalement, vous avez le Directeur des eaux de Haïti qui dit : « moi je suis le directeur des eaux, mais je ne dirige rien du tout, il y tellement d’ONG qui viennent et qui disent avoir de l’argent, beaucoup d’argent, et qu’avec cet argent elles vont faire ceci ou ça, que je leur dit : allez-y puisque vous avez de l’argent, faites… » et vous avez la mise en place de 36 systèmes qui sont incompatibles les uns avec les autres. Donc, il y a un très grand danger dans l’action ONG qui ne sont pas au service des états. Le problème de l’alimentation en eau d’un village, même agricole, doit être sous l’autorité d’une administration locale. Que ce soit le directeur de l’eau d’Haïti, que ce soit le service des eaux du Maroc, de l’Algérie ou du Burkina Faso, c’est eux qui doivent décider comment on fait. Et ce n’est pas les ONG qui arrivent avec leur pognon qui doivent dire « voilà, on va vous faire ça comme ça ! ». Souvent, deux ou trois ONG se battent pour imposer leur action. C’est absurde. Il y a un grand danger dans le domaine de la générosité (c’est quand même très bien, les ONG). Mais d’arriver en disant « on sait mieux que vous », c’est complètement illogique.

Je vous parle du domaine que je connais, l’eau, mais je suis sûr que dans les autres domaines du développement, il y a cette tendance un peu excessive des lONG européennes ou américaines qui ont de l’argent et qui disent « voilà, je sais et je vais vous expliquer comment on fait ». Eh non ! Ce n’est pas comme cela que l’on fait de la coopération. Je suis très réservé sur l’action de certaines ONG.

Question : Je voudrais revenir au discours du « politique », de l’Etat. Finalement, on ne cesse d’être décalé par rapport aux problèmes. On a eu, c’est vrai, au 20ème siècle, des Etats totalitaires et du coup, on en a peur. Maintenant, on a besoin d’Etats relativement faibles. Mais peut-être que ce n’est pas du tout à la hauteur des défis face auxquels nous sommes confrontés, et pour lesquels on a besoin de repenser aux politiques capables de gouvernances sur du long terme, capables de décisions durables, etc… Donc, il y a un décalage. On est toujours en train de répondre aux problèmes antérieurs et ne pas voir venir les nouveaux problèmes. Et surtout sur cet exemple là, je pense qu’il faut, au contraire, en effet, encourager les Etats plus politiques, les Etats plus démocratiques, encourager le politique lui-même.

Un intervenant : Ce n’est pas mon domaine, mais il ne faut pas croire que les Etats sont suffisamment formés et qu’il y a suffisamment d’administration derrière. Pour avoir travaillé en Haïti, ce n’est pas l’administration derrière qui doit pouvoir prendre de bonnes décisions. Je suis beaucoup plus mesuré sur ce que les ONG doivent faire ou ne pas faire. Je pense que ce qui est certain, c’est qu’il ne faut pas arriver avec une solution et qu’il faut discuter au niveau local, pas nécessairement en laissant la décision totalement à l’autonomie locale, mais vraiment en prenant le temps de la discussion et la concertation locale, parce que parfois, pour avoir travaillé à Haïti, je peux vous dire que les administrations ne sont pas en mesure de prendre les bonnes décisions non plus. Moi, je n’arrêterais pas les initiatives individuelles des ONG, et par contre, il faudrait qu’elles prennent le temps, sur le terrain, de discuter avec les autorités locales. Ce qu’il y a de pire, c’est d’arriver avec une solution toute prète. D’un autre côté (je vais être honnête) il y a aussi les grandes banques de développement et le FMI qui arrivent avec leurs solutions toutes faites… Donc, ce qui vient d’être dit n’est pas propre aux ONG.

Olivier Abel ( ???) : Je voudrais dire à propos des ONG que c’est un vocabulaire qui recouvre des situations très très variées, tout et son contraire. Au fond, c’est une espèce de vocabulaire valise, parce que autant que je puisse le savoir, la manière dont les églises fonctionnent dans ce domaine là, elles sont toujours bien attentives à avoir un partenaire local. Au fond, c’est le partenaire local qui définit les besoins et nous, dans les pays riches, on apporte des moyens, mais pas des solutions. Et on ne peut pas dire comme ça, globalement, les ONG, c’est mauvais, ou c’est globalement bon. Mais qu’il faille être prudent, je suis tout à fait d’accord.

Je voudrais revenir sur les modifications de notre façon de vivre. Tout le monde est convaincu qu’il va falloir changer, notamment en Europe, notre mode de vie ; mais je ne pense pas qu’on y arrivera tant qu’on ne sera pas vraiment au pied du mur et tant qu’on ne sera pas vraiment obligé, qu’en pensez-vous ?

(Qui ??? – Philippe Van de Maele ???) : Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est un peu ce que je voulais sous-entendre tout à l’heure. On est dans une situation qui est un peu prophétique. Il faut quand même qu’il y ait des prophètes qui le disent, pas seulement attendre que les choses soient contraintes. Finalement, si on a la perspicacité pour s’en rendre compte avant, il vaut quand même mieux le faire.

Gouverner, c’est prévoir, surtout. Je pense qu’il y aura toujours une partie de contraintes. Mais on peut anticiper, on n’est pas toujours obligé d’attendre d’être au pied du mur, dans la difficulté. On peut anticiper. Je prends un exemple qui n’a pas réussi, celui de la taxe carbone, qui était une façon de mettre de la contrainte sur les comportements. Ça n’a pas marché, peut-être un jour, on le fera, c’est inévitable, mais on peut anticiper le mur avant d’être devant, prendre des décisions contraignantes, qui ne sont pas dans l’évolution naturelle des comportements.

Vous avez passé un message sur la productivité agricole des pays, notamment de l’Europe. Est-ce qu’on n’a pas négligé dans le calcul, la consommation d’énergie fossile par l’agriculture ? C’est à dire que ces pauvres paysans qui n’arrivent pas à se nourrir dans les pays que vous avez cités, j’ai l’impression qu’ils ne peuvent pas se nourrir aussi parce qu’ils n’ont pas accès à ces énergies fossiles pour faire monter leurs rendements. M’occupant de l’environnement dans une petite communauté de communes, j’ai l’impression que mes pauvres paysans, si je leur demande de produire du bio-ethanol ou n’importe quelle énergie renouvelable, enfin de produire l’énergie dont ils ont besoin pour produire leur orge ou leur blé, je les mets sur la paille. La question devient : dans des sociétés qui ont confiance dans la technique, on se donne infiniment de mal pour avoir tout ce qu’il faut pour produire de l’énergie renouvelable. Quelle densité de population peut-on nourrir avec les moyens techniques qu’on a, en autonomie en énergie renouvelable ?

Ghislain de Marsily : Sur le besoin d’énergie pour la production agricole, vous avez absolument raison. Un des plus gros consommateurs d’énergie, c’est la production d’engrais azotés. On extrait l’azote de l’air et grâce à de l’énergie,on en fait des nitrates. Cela constitue une très forte consommation énergétique, dans les endroits où on utilise des engrais. Et le prix des carburants et de l’énergie montant, le prix de ces engrais vont augmenter. C’est donc une des entraves à l’augmentation des rendements, c’est que le coût des intrants va augmenter.

Maintenant dans les pays en voie de développement, la première chose à développer, ce serait peut-être la traction animale, on peut très bien commencer à augmenter les rendements grâce à cela, en ayant des animaux de labour. Maintenant, pour répondre à la question des agro-carburants, il y a un certain nombre d’estimations qui ont été faites, tout dépend de quel type d’agro-carburant vous parlez, de 1ère, 2ème ou 3ème génération. Pour l’instant, ceux de la première génération, c’est une transformation du maïs ou du blé, ou d‘huiles végétales, en carburant, c’est très mauvais. Ce n’est donc pas la voie de l’avenir. La deuxième génération, c’est la transformation de la cellulose. Il y a des résidus de culture, ou bien des cultures spécifiques, ou bien des arbres, qui permettent de produire des agro-carburants à partir de la cellulose. Quand on saura très bien le faire, on arrivera à des rendements de l’ordre de 1, 2 ou 3 tonnes par hectare.

Si vous voulez le faire à une échelle importante, à celle de la planète, les chiffres que l’on cite, c’est un demi milliards d’hectares supplémentaires, que l’on va défricher pour produire des agrto-carburants. Ces terres, où les prendre ? En Indonésie, au Brésil, dans les pays tropicaux. C’est là où il y a suffisamment d’exubérance de la vie pour pouvoir essayer de produire de l’énergie de cette façon. Ce sont ces fameux demi milliards d’hectares sur lesquels on va aussi devoir compter pour faire de la nourriture. Il y a nécessairement conflit. Est-ce qu’on veut aller au Canada en avion pour voir ses enfants, ou est-ce qu’on veut manger ? Un jour ou l’autre, il faudra peut-être choisir. Or, si on utilisait un demi milliard d’hectares en 2050 pour produire de l’énergie, on ne produirait avec cela qu’environ 8 % des besoins totaux d’énergie de la planète. Est-ce que ça vaut la peine, pour 8 % de l’énergie nécessaire, de défricher un demi-milliard d’hectares de plus? Ma réponse personnelle est d’en faire un peu, mais que ce n’est pas une solution au problème de l’énergie, et que c’est véritablement en conflit avec le problème de l’alimentation mondiale.

– Philippe Van de Maele : Pour compléter, dans le monde agricole, effectivement, on a besoin d’un certain nombre d’énergies, dont l’énergie fossile. Je ne suis pas pour la disparition de l’énergie fossile pour autant. Je dis juste qu’elle va coûter plus cher. Et donc, un jour ou l’autre, il faudra trouver autre chose, indépendantisme du carbonne, qui est un autre sujet. Il y a quand même beaucoup de choses à faire pour réduire la consommation d’énergie dans les exploitations agricoles, c’est quand même la diminution des engrais. C’est toute cette énergie qu’il faut au niveau de l’usine de production, en plus, il y a beaucoup de pertes. Je prends un exemple, qui n’est peut-être pas le bon, celui du lisier breton. Au-delà du fait que cela engendre des algues vertes sur les plages bretonnes, on pourrait récupérer le méthane qui pourrait servir à faire un certain nombre de choses. Il y a beaucoup d’actions possibles pour pouvoir apporter des éléments de réponse sur l’agriculture. Effectivement, je ne suis pas sûr que l’on puisse arriver à zéro énergie fossile, mais on pourrait également récupérer l’huile d’un certain nombre de produits agricoles. Lorsqu’on utilise la fibre d’une plante pour en retirer la cellulose, c’est moins mauvais que d’utiliser la graine qu’on ne peut plus manger, pour en avoir l’huile. Les projets de bio-carburants de la troisième génération font appel aux algues, il y a plein de pistes possibles, mais ça prend du temps.

Il y a 100 ans, on n’était pas 7 ou 9 milliards.

Question : Je voudrais réagir par rapport à ce que vous avez dit du bio tout à l’heure. Je ne sais pas si vous avez entendu parler d’un rapport de la FAO qui date d’il y a un an. Cela mentionnait que l’agriculture bio était susceptible de nourrir l’humanité. Autre chose, quand on parle d’éthique, léguer à nos descendants agriculteurs les sols qu’on leur laisse après des cultures intensives, est-ce éthique ? Je sais bien qu’il faut nourrir tout le monde, mais quand le sol est épuisé, on peut toujours le matraquer à coup de toujours plus de traitements et d’engrais, mais à long terme, ce n’est pas possible.

Olivier Abel : Je vais reprendre un aspect. C’est pour cela que je dis qu’il y a bio et bio. Il y a le bio cosmétique, on se soucie de soi, de sa propre santé. C’est ce que j’avais dans le collimateur. Mais je suis tout à fait d’accord qu’en revanche, il faut aller vers une réorientation globale du champ de la production agricole dans le sens que vous dites. Ce sont deux choses un peu différentes, quand même, et je ne crois pas que les deux choses… si le monde cherche à se sauver soi-même, en mangeant des choses bien bio etc…c’est cela qui a avoir des effets sur l’agriculture, je n’y crois pas tellement.

Moi, si je mange bio, ce n’est pas pour préserver ma santé, parce que de toutes façons, je sais bien que ce que je mange, ce n’est pas bon, si je mange bio, c’est pour l’environnement.

C’est très bien, c’est ce que j’appelle la peur pour et non pas la peur de

Est-ce que ce rapport de la FAO existe ?

Ghislain de Marsily : Bien sûr, mais il faut regarder dans le détail ce qu’on appelle bio. Il y a tout ce qu’on veut, là-dedans. Je crois qu’on serait à peu près d’accord avec vous, quand on dit qu’il faut tendre vers une restriction de la consommation d’énergie et de la consommation de pesticides ou de produits polluants. C’est une chose qu’il faut absolument faire. Et l’INRA a développé des programmes de recherche très importants pour essayer d’utiliser la capacité du sol avec sa micro-faune pour combattre les maladies des plantes, sans avoir besoin systématiquement d’utiliser des produits phytosanitaires comme des pesticides. Mais il ne faut pas rêver et dire qu’on va revenir à l’agriculture d’il y a 100 ans, dans laquelle on utilisait ni pesticides ni engrais et nourrir une planète de 9 milliards. Il faut donc faire ce qui est préconisé par Michel Griffon dans des ouvrages que je vous recommande, dont l’un s’intitule « Nourrir la planète », publié en 2006 chez Odile Jacob. il faut faire ce qu’on appelle de l’agriculture écologiquement intensive, il faut trouver quelque chose d’intermédiaire entre les rendements d’il y a 100 ans et ceux de maintenant.

Question : Je suis étonné de ce front anti-bio. Quand je pense aux maladies qui surviennent avec une fréquence très élevée chez les agriculteurs et les femmes d’agriculteurs, on peut se dire que c’est forcément lié à la nocivité de ces produits là, qu’on ferait mieux de ne pas en abuser, que ce soit à petites doses ou à doses énormes. Je ne comprends pas très bien le modèle que vous souhaitez, quand vous dites qu’il faut qu’on produise en France pour les pays qui ne produisent pas eux-mêmes, donc, on va retomber dans un ancien colonialisme d’une façon directe, là. C’est un retour à la dépendance, si on produit pour eux, plutôt que d’aider au développement et à la production locale.

Ghislain de Marsily : Je ne suis pas d’accord avec votre mot « nouveau colonialisme ». Pourquoi ? Je reprends l’exemple d’un pays que je connais bien, la Tunisie. J’y ai travaillé plusieurs années. C’est un pays dans lequel il y a 10 millions d’habitants aujourd’hui. Ils seront 12 millions en 2030. On ne peut nourrir ni 10 millions ni 12 millions d’habitants avec les ressources locales. Aucune technologie inventée aujourd’hui ne permet de le faire. Il faut bien qu’ils achètent quelque part la nourriture dont ils ont besoin. Les Tunisiens ne sont pas des gens pauvres, ils ont des revenus du tourisme, ils ont des revenus industriels, ils sont capables d’acheter sur les marchés internationaux la nourriture dont ils ont besoin. Si tous les gens qui sont en mesure de produire de la nourriture et donc de la rendre disponible pour les gens qui ont les moyens de l’acheter et en ont besoin, refusent de le faire pour des motifs écolo-égoïstes (je ne veux pas de pesticides), je dis que ce n’est pas correct. On a une responsabilité sur cette planète à ce que tout le monde mange. Quand on peut produire, il faut produire, c’est mon point de vue.

Vous dites avec raison que la production agricole avec l’emploi de pesticides en quantité conduit à des maladies, c’est vrai, en particulier, on a constaté qu’effectivement, un certain nombre de maladies, cancer et autres, sont beaucoup plus fréquentes chez certains types d’agriculteurs. Il faut essayer de résoudre ce problème, mais de là à dire « j’arrête tout et je produis comme il y a 50 ans », je dis que ce n’est pas possible et que ce n’est pas éthiquement correct.

Question : Vous avez effleuré le problème de la viande, est-ce que vous avez l’impression qu’un comportement éthique sur ce plan là peut être suscité parmi nous dans un proche avenir ?

Ghislain de Marsily : Actuellement sur la planète, on produit à peu près 3000 kilocalories d’aliments par jour et par personne, et c’est très mal réparti. Il y a des gens qui ont à leur disposition plus de 4000 kilocalories, vous savez qui c’est, et vous en avez qui sont à moins de 2000 kilocalories. Un régime équilibré pour tout le monde, ce serait 3000 kilocalories dont 500 d’origine animale, c’est à dire de viande, laitage, fromage. Actuellement, dans les pays développés, riches, nous sommes en moyenne à 900 kilocalories de produits d’origine animale dans notre nourriture, sur les 4000 kilocalories que nous consommons. En bref, nous consommons deux fois trop de viande. Pourquoi faudrait-il consommer moins de viande, c’est que la viande (en particulier du bœuf) est produite dans nos sociétés par l’alimentation à l’étable (en stabulation), avec du maïs ou du soja. Ce ne sont pas des boeufs qui courent dans les prés et mangent de l’herbe. On les nourrit intensivement, et pour produire cette nourriture là, il faut énormément d’énergie, d’eau, d’engrais.

Question éthique. Dans le rapport que nous sommes en train de publier à l’Académie des Sciences, qui va paraître en mars 2011 aux Editions EDP-Scicences, Paris, il s’appellera : « Démographie, Climat et Alimentation Mondiale », nous avons fait des recommandations. Elles sont destinées au Gouvernement pour leur dire : « il y a un problème d’alimentation, il faudrait faire quelque chose », nous avons donné une vingtaine de suggestions. L’une d’entre elle était de dire : « vous les pouvoirs publics, donnez l’exemple, quand vous faites une grande réception à l’Elysée, mangez végétarien ». Nous avons reçu un barrage de fins de non-recevoir de mes confrères de l’Académie qui ont dit « vous ne pouvez pas raconter cela, vous ne serez pas pris au sérieux ». Pourtant, ça aurait été clair si Monsieur Sarkozy ou Monsieur Chirac lorsqu’il était président avait dit « on économise la viande au repas », ça aurait été un message clair, l’exemple serait venu d’en haut. Cela n’a pas passé les barrières de mes chers confrères de l’Académie des Sciences.

Question : C’est un peu absurde, comme exemple : il y a actuellement beaucoup de méduses qui se développent dans tous les océans, et je pense qu’on pourrait faire un déplacement gastronomique et inventer une gastronomie de la méduse. Cela existe en Corée et dans quelques pays un peu marginaux. Ce sont des protéines et c’est absolument délicieux. Il y a beaucoup de recettes. Cela résoudrait les problèmes de prolifération des méduses et économiserait les poissons. Il y a beaucoup de méduses qui mangent des poissons, en plus. C’est un vrai problème d’équilibre dans les océans, une sorte de viande un peu spéciale, mais…

(collectif sous la direction de Henry de Lumley),
Paris, CNRS éditions, 2012.

Note :

Voir sur ce sujet le récent Rapport de l’Académie des Sciences RST n°32 « Démographie, Climat et Alimentation Mondiale », coordonné par H. Leridon et G. de Marsily, EDP-Sciences, Paris, Mars 201I