L’invention laïque

 

(L’intervention d’un protestant dans la commune réflexion sur la laïcité est forcément un peu compliquée, d’abord parce que les protestants sont en France une minorité, comme les juifs et les musulmans, ensuite parce qu’ils appartiennent à la tradition chrétienne, comme les catholiques, enfin parce qu’ils se sont battus au premier rang pour construire la laïcité républicaine. C’est pourquoi ils partagent un peu tous les points de vue. En outre, à l’échelle européenne, les protestants français sont dans une situation particulière parce qu’ils appartiennent en même temps à l’Europe latine du Sud, à la fois plus catholique et souvent plus laïque, et à l’Europe du Nord, plus protestante et souvent plus sécularisée. Cette position dialogale, surtout quand on a un peu voyagé et qu’on a pris la mesure de la petite province du monde d’où l’on est natif, est un terrain favorable au développement d’une pensée qui cherche à faire place à la pluralité des pensées, tout en sachant que la vie en commun et le poids de l’histoire imposent des cohérences et des choix.)

Il me semble nécessaire de remarquer au préalable que la laïcité est quelque chose de fragile, de vulnérable, qui doit être placé sous la sauvegarde de tous conjointement, et que dans le même temps la laïcité est équivoque, que chacun peut lui donner le sens qu’il lui préfère. Il est donc nécessaire d’ouvrir le débat à l’amplitude entière des significations possibles du terme (même s’il s’agit ensuite de donner une certaine clôture à l’espace de ce débat). En effet, je suis frappé que souvent, parlant de laïcité, personne ne parle vraiment de la même chose, ni dans le même langage ni avec le même vécu, et que les adversaires s’opposent en répondant à des questions différentes. Une intervention proprement philosophique devra alors avoir une fonction critique, au sens de Kant; c’est à dire la fonction de distinguer les questions, pour faire cesser le vacarme des faux-débats, et tenter de pointer quelques problèmes autrement silencieux, autrement redoutables.

Le problème de la laïcité

Je pense que l’on peut dire que les réalisations historiques de la laïcité ont été des compromis complexes et délicats entre un principe républicain, qui préfère le mot « laïcité », et qui exige de laisser la religion au vestiaire en entrant dans l’espace public, et un principe démocratique, qui préfère le mot sécularisation, et qui exige de laisser faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances. En comparant des pays comme la Turquie ou comme les USA, il me semble qu’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcisation républicaine si on ne laisse pas faire une certaine sécularisation, subjectivisation et libéralisation religieuse; et que l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable sécularisation démocratique sans établir de cadres institutionnels laïcs, qui protègent les droits civils, et notamment ceux des minorités contre la majorité, y compris la majorité irreligieuse (qui emprunte souvent en creux la forme religieuse dont elle s’est échappée).

Or aujourd’hui ce compromis historique et délicat est déchiré. Son cadre classique, l’Etat-Nation, est en train d’exploser ou d’imploser; et si la laïcité a pu, à l’époque des nationalismes, définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une tradition nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas: l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. La « nation moderne » est un cadre trop vide pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. C’est pourquoi la laïcité est partout en crise, prise entre ces deux exigences et ces deux demandes contradictoires. Les uns sont surtout terrifiés par l’uniformisation culturelle mondiale qui avance comme un bulldozer, et voudraient approfondir la République pour réunir à nouveau l’État et la Nation, c’est à dire la politique et la culture contre la mondialisation. Les autres sont surtout terrifiés par la balkanisation nationaliste ou religieuse qui fait partout surgir les barbelés des cicatrices frontalières, et ils voudraient plutôt élargir la Démocratie, le jeu des droits de l’homme et la confiance faite à l’autonomie de la culture, de son pluralisme spontané.

Mais le destin de l’idée de « laïcité » n’est pas entièrement indexé à celui de l’idée de « nation ». Au contraire, je pense que la laïcité trouvera son plein développement lorsqu’elle aura pu se dissocier du cadre étroit de la nation, qui en fut peut–être la gangue primitive, mais qui maintenant l’étouffe. Même si la nation est probablement l’une des formes les plus opératoires de la mobilisation d’un pays pour sa défense et pour organiser sa solidarité, aucune nation ne saurait se prétendre native d’un territoire à titre légitime et exclusif. Aucune nation n’est « pure » et sans mélange, identique à tous égards (ethnique, linguistique, religieux, historique, etc.). Dans le même temps il faut reconnaître avec prudence que l’on ne change pas de régime de tolérance et de cohabitation politique par un coup de baguette magique. Et que chacun de ces régimes comporte ses avantages et ses inconvénients, sans qu’on puisse panacher tous les avantages en écartant tous les inconvénients.

Le très beau livre récent de Michael Walzer, Traité sur la tolérance (Paris: Gallimard, 1997), propose d’ailleurs une typologie des différents « régimes de tolérance » ou de coexistence par lesquels les sociétés, historiquement, sont sorties des guerres civiles (et de religion) ou les ont évitées. Les anciens régimes (typiquement les régimes impériaux classiques) protégeaient la diversité des communautés mais en incarcérant les individus dans ces communautés. C’est un prix que nous ne pouvons plus payer, car les libertés individuelles nous sont trop précieuses, et le nazisme nous a montré jusqu’où pouvait aller leur négation. Dans l’effondrement de cet ancien régime, et sous l’idée de « libération nationale » a surgi une liberté laïque des individus-citoyens dans le cadre de l’État-Nation, mais dans la dénégation de toute appartenance à une culture, un peuple, ou une tradition particulière, et cela a pu prendre des formes totalitaires. Nous ne pouvons plus nous permettre de supprimer à ce point tout ce qui faisait les « corps intermédiaires », les symboliques représentatives de nos sociétés. Et l’histoire de nos villes correspond bien à ces deux mouvements: le premier par lequel on se détache des obligations communautaires du « terroir » pour se perdre dans la grande liberté des villes; le second par lequel dans l’anonymat indifférencié des villes on recherche des différences, une pluri-appartenance, de quoi marquer ses attachements.

L’institution du désaccord

Il faut donc trouver une solution qui tienne tête à ces deux problèmes, et qui soit proprement une solution politique. Nous devons pour cela renoncer à l’illusion double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, et que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux nous serions réconciliés. Ce que cette illusion, sous son double visage, comporte de plus puéril, c’est de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité, de tout désaccord, de toute contradiction. Sous ce présupposé, deux candidats se présentent pour occuper la place du politique. Le premier réduit le politique à la gestion technocratique et instrumentale: c’est la figure de l' »expert », pour lequel les choix portent sur le rapport des moyens et des résultats (le débat sur les finalités de l’agir est éliminé comme idéologique). Le second réduit le politique à la manipulation démagogique et corporatiste du désir d’unanimité du « corps social » dans l’exclusion de tout ce qui le fait souffrir: c’est la figure du « chef » (qui élimine comme « intello » et abstrait tout débat sur la complexité des interactions). Des deux côtés la conflictualité est supprimée.

Le politique est ainsi écrasé entre ces deux figures d’une barbarie « apolitique », deux figures d’ailleurs complices dans leur élimination de l’espace proprement politique du débat, c’est à dire du conflit organisé, institué, honoré. Cette barbarie couvre le spectre entier du totalitarisme, c’est à dire à la fois la conception d’une humanité sans mémoire et sans immémorial, sans attachements, malléable à merci par la technique, et la conception bouchère d’une humanité incarcérée dans sa condition ethnique, le crime d’être né (nous retrouvons les deux terreurs évoquées plus haut et qui bordent notre siècle). Et la crise de la représentation politique vient de là.

Je crois qu’elle ne peut être fondée que sur la représentation de désaccords, de désaccords acceptés, institués, réglés, et dans lesquels les acteurs se reconnaissent vraiment. Ce plan politique doit être reconquis contre la gestion purement administrative ou procédurale des intérêts et des services, mais contre aussi la projection onirique de l’unanimité d’un corps social menacé. Car ni l’une ni l’autre de ces attitudes ne tisse de véritables « obligations politiques réciproques » entre les acteurs. Il faudrait donc chercher les désaccords vraiment représentatifs, sans croire qu’on les connaît déjà, car souvent un conflit ou un désaccord n’est que le symptôme d’un conflit ou d’un désaccord plus profond mais qui n’a pas trouvé d’autre langage pour s’exposer, se raconter, se mettre en scène. Et cela prend du temps, et du « temps à plusieurs ». Pour trouver les désaccords vraiment représentatifs, ceux dans lesquels tout le monde se reconnaîtrait, pour trouver les désaccords optimaux sur lesquels on puisse refonder le politique, il faudra bien se mettre au travail, et accepter de ne pas savoir ce que l’on cherche, de ne pas savoir ce que l’on représente, de ne pas savoir ce qui peut nous représenter.

Olivier Abel

Paru dans Témoin,
Revue de réflexion et d’action en vue d’une nouvelle sociale démocratie,
n°17 sur religion et république