Esprit : Dans un article que vous avez publié dans la revue (“ Le conflit des mémoires. Débris ottomans et Turquie contemporaine ”, janvier 2001), vous évoquez le statut particulier de l’Islam turc. La société turque est, en effet, sécularisée depuis les réformes ottomanes du siècle dernier et la référence à la chari’a y est relativement marginale. Interprétez-vous la récente victoire de l’AKP dans la lignée d’un tel islamisme modéré ? Les crispations religieuses actuelles sont-elles la rançon du laïcisme et du nationalisme exacerbés au cours de la révolution kémaliste ?
Je voudrais tout d’abord signaler que je réagis ici à chaud aux élections (début novembre n.d.l.r.) et donc à leur signification globale, et non à leurs suites politiques immédiates. Ce qui vient de se passer en Turquie marque probablement une avancée de la laïcité en Turquie, ou plus exactement de la sécularisation. Je ne dis pas cela parce que la droite musulmane modérée qui vient d’arriver au pouvoir ressemble beaucoup au grand courant de la démocratie chrétienne auquel Valéry Giscard d’Estaing se rattache ! Mais parce qu’elle marque le nécessaire reflux d’un laïcisme d’État, véritable religion ordonnée autour de la figure d’Atatürk, qui datait d’une révolution kémaliste qui fut sans doute une épopée, mais qui est aussi contemporaine des révolutions totalitaires — on ne saurait oublier l’amnésie décidée avec le changement d’alphabet, qui nous apparaît pourtant encore comme une victoire de l’occidentalisation. L’islam officiel, au détriment de tous les islams hétérodoxes, y était réduit à un appareil idéologique instrumentalisé. Il faut vraiment espérer que ce ne sera plus le cas. Le véritable pluralisme musulman de l’actuel gouvernement sera donc l’un des baromètres de la sécularisation en marche, mais la possibilité de la victoire d’un tel parti peut déjà être considérée comme une preuve de la maturité laïque de la société turque.
Pour bien comprendre cela, il faut voir que la Turquie est une société dont la laïcité a longtemps bloqué la sécularisation. J’entends ici par laïcité ce superbe principe républicain, par lequel l’Etat voudrait placer chacun dans l’obligation d’exercer sa liberté de penser, en laissant au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaristes diverses dès lors qu’il accède à l’espace public, à l’espace de la délibération républicaine. La laïcité institue la séparation des religions et de l’État sur la séparation du privé et du public, et une sorte d’isolement protecteur de la sphère publique (École, Santé, Justice, Armée, services des réseaux publics, etc.). Elle peut à la limite se traduire par une religion civile minimale, autour d’un vide central.
J’entends ici par sécularisation ce magnifique principe démocratique, qui voudrait davantage laisser faire le jeu spontané des divers processus sociaux par lesquels la sphère religieuse se différencie d’autres sphères tout en y restant mêlée, se privatise, se subjectivise, se pluralise, etc. La sécularisation prend donc acte du pluralisme culturel et religieux d’une société, mais reconnaît l’interpénétration des sphères et ne force rien : plus libérale au sens politique et éventuellement libertaire du terme, elle ne cherche pas à figer la carte religieuse d’une société comme dans un musée où la religion ferait seulement partie de l’identité et du patrimoine. Il est des pays où la sécularisation est comme entravée par le manque de laïcité, d’institution séparatrice des sphères, et c’est peut-être le cas des pays anglo-saxons ; il en est d’autres où la laïcité est bloquée par le manque de sécularisation, par la faiblesse du pluralisme et le manque de crédit accordé à l’invention religieuse, c’est à certains égards le cas de la France et certainement celui de la Turquie récente.
Pourtant la sécularisation était déjà assez avancée au début du siècle, non seulement à cause des grandes réformes du 19ème siècle (les Tanzimat), mais à cause d’une très ancienne distinction entre le Canun (le droit impérial) et la Chari’a (chaque confession suivant les règles de son propre régime juridique, même si la réalité était moins cloisonnée que cela). C’est ainsi que l’Empire Ottoman, à une époque où l’Europe cherchait encore désespérément à calquer sa carte religieuse sur celle des nations, avait déjà élaboré un certain modèle de pluralisme, dans le prolongement de l’Empire Romain —mais dont la rançon était, sauf pour certains milieux urbains et marginaux, cosmopolites, d’incarcérer les individus dans leurs appartenances.
Or des intérêts politiques divers ont tour à tour épousé la cause islamiste : ce fut aussi bien la nostalgie du vieil empire face aux Tanzimat du 19ème, que le tout jeune nationalisme turc du début du 20ème définissant le pré carré de son identité (ethniquement la nation turque est assez hétérogène et improbable, c’est un reste turcophone de l’empire). Récemment, ce fut aussi bien la réaction contre un capitalisme mondialisé sous le sentiment d’une vénalité généralisée (la Turquie a vendu son âme), que la montée d’un anti-kémalisme cherchant à desserrer l’étau nationaliste dans lequel l’armée tente sans cesse de refaire l’union sacrée. L’islamisme turc est donc tiraillé entre des mouvements contraires, et cette valse a finalement eu pour effet, je crois et j’espère, de restituer à l’islam populaire le sentiment de son existence autonome, et qu’il n’était pas définitivement lié à tel destin ou à telle aventure d’un islam politique quelconque.
Ainsi avons-nous un parti qui, pour rassembler (provisoirement) sur lui des voix musulmanes de plus en plus dispersées, a dû à la fois endosser un discours nettement différent de celui de la droite fascisante (dont nous ne devons pas oublier qu’elle partageait jusqu’à ces dernières semaines le pouvoir avec une gauche nationaliste), et c’est ainsi que ce mouvement assez libéral, économiquement et politiquement, est beaucoup plus profondément pro-européen qu’on ne le croit. Et endosser un discours « moral » de résistance aux méfaits du capitalisme mondial comme modèle de civilisation, qui contribue à l’éloigner de la géo-stratégie américaine. C’est donc à cet égard déjà un parti de compromis. Oui, un parti modéré.
Esprit : À propos de la société turque, vous parlez d’un “ manque de confiance dans un passé qui permettrait aussi une distance critique avec lui ”. Y a-t-il selon vous dans le vote islamiste comme une nostalgie de l’Empire, un rêve de puissance ou ce vote s’explique-t-il avant tout par des raisons sociales et conjoncturelles ? Et dans cette “ difficile cohabitation des mémoires différentes ” que vous évoquez à propos de la Turquie (et au premier rang desquels on trouve la mémoire du génocide arménien), y a-t-il place pour une société civile relativement homogène en face du pouvoir de l’État et de l’armée ? Et quel est le poids du “ clan moderniste ”, si l’on peut dire, en Turquie ?
Les raisons sociales et conjoncturelles sont décisives, parce que les électeurs n’avaient pas le choix, et que virtuellement l’opposition entre un islamisme modéré, libéral et sécularisé, et une gauche plus laïque et plus sociale, devrait mieux représenter les principaux antagonismes qui traversent la société. Mais le vote islamiste marque certainement une reprise de confiance au passé, comme un point d’appui sur lui, et donc aussi probablement une certaine capacité critique avec lui, quelque chose comme un droit d’inventaire. Si les femmes ont en Turquie le droit de vote depuis 1934 (bien avant les françaises), ce n’est pas là une chose que les islamistes turcs puissent rejeter : ils prennent largement appui sur leur électorat et leurs réseaux féminins, et n’ont sans doute même pas encore compris l’ampleur des bouleversements qui vont s’ensuivre —et qui ressemblent peut-être à ceux de la révolution puritaine entendue comme révolution égalitaire. Mais l’arrivée au pouvoir de l’AKP n’est pas une solution magique, et il faudra un peu de temps et quelques erreurs pour acclimater l’un à l’autre un régime national-démocratique et un parti qui fait parvenir au pouvoir de nouveaux-venus.
Toutefois je pense que c’est une société qui manque encore de cette confiance en elle, alors qu’il lui serait tellement facile de rouvrir une sorte de mémoire « post-moderne » en reconnaissant par exemple largement sa pluralité, le droit des minorités alévis ou autres. Dans ce geste post-national, elle pourrait aussi chercher par tous les moyens à inverser les flux d’émigration par lesquels les populations jadis dites « levantines » et qui faisaient le cosmopolitisme de Constantinople, juifs, grecs, syriaques, russes ou arméniens, mais aussi arabes, kurdes, persans, bulgares, albanais, vident peu à peu les lieux et laissent une société bloquée dans un nationalisme souvent xénophobe, pour au contraire les réinstaller tranquillement sur les rives du Bosphore, de la Mer Noire ou de l’Euphrate. Il serait tellement facile alors à l’Europe d’ouvrir les bras à une telle Turquie. Mais si nous n’en sommes pas là, et des deux côtés, c’est que le passé n’est pas fini, pas passé, que les peurs séculaires cristallisées autour de la première guerre mondiale, de son nationalisme paroxystique et de ses purifications ethniques, bloquent encore cette possible confiance. Comment prétendrait-on chasser le démon nationaliste de Turquie alors qu’il rôde de manière inquiétante sur nos propres sociétés ? La véritable confiance en elle de la société turque est contemporaine de la confiance en elle de la société européenne, elle en est inséparable.
Quant à la question du clan « moderniste », c’est qu’il ne prend lui-même pas le même sens selon que l’on accentue le côté libéral ou le côté social de la chose. Il doit donc faire coalescence avec des éléments très disparates, et cette coalescence est perpétuellement dispersée, soit par les manœuvres de l’armée, soit par l’attitude européenne —nous ne mesurons sans doute pas à quel point l’hostilité européenne à la Turquie a été avantageuse à ce que j’appelais à l’instant ses démons nationalistes. Je dirai donc que la nouvelle polarisation politique que j’appelle de mes vœux, entre un islamisme libéral et une gauche morale et sociale, doit impérativement briser le piège par lequel l’armée tente régulièrement de faire monter la peur et régresser la problématique pour reprendre les choses en main. Mais qu’elle doit aussi dénouer le piège de la relation spéculaire de fascination-répulsion avec l’Europe. Retrouver une pleine confiance en soi, une tranquille faculté critique. La Turquie donnerait alors à son tour une sorte de leçon de conscience européenne.
Esprit : À l’occasion de la victoire de l’AKP se repose le problème de l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. Pensez-vous que l’exigence formulée par les pays européens d’une plus grande “ démocratisation ” de la Turquie recouvre des motifs moins avouables et qui posent le problème de l’identité culturelle de l’Europe ? Réciproquement, faut-il voir dans le vote turc la marque d’une défiance à l’égard du projet européen ou au contraire une certaine exacerbation en regard des promesses d’intégration non tenues ?
L’exigence de démocratisation est absolument légitime, et je crois qu’elle peut faire beaucoup de bien en Turquie, surtout si elle est énoncée sous l’horizon de l’idée que la démocratie et les droits de l’homme sont un combat incessant et un travail quotidien pour toutes les sociétés. Car il n’y a pas de société qui soit déjà à ce point installée dans la perfection démocratique qu’elle puisse imposer aux autres ses critères, et la hiérarchie de sa mémoire. De 1492 jusqu’à la dernière guerre, Istanbul a accueilli les juifs chassés d’Espagne, ou donné des chaires universitaires aux professeurs chassés par le nazisme. Dans les années soixante, la Turquie frappait déjà aux portes de l’Europe et lui servait déjà de bouclier (d’où le besoin qu’ont toujours eu les Occidentaux d’un régime fort à Ankara, et peut-être une des raisons du conflit kurde), quand Salazar, Franco, et les colonels régnaient au Portugal, en Espagne et en Grèce. Aujourd’hui la distance d’Ankara vis-à-vis de la stratégie américaine au Proche-Orient est une réelle ouverture pour l’Europe, un élément capital des nouvelles configurations diplomatiques qui se dessinent si l’Europe est capable de saisir l’occasion.
Mais les arguments de l’histoire ancienne (les pactes stratégiques depuis Soliman) et récente (c’est nous qui avons inoculé à l’Empire ottoman le virus nationaliste, pour mieux le dépecer) ne mordent pas sur un imaginaire profond, qui est encore plus inconscient et moins avouable pour l’Europe que les raisons religieuses : celui de la peur du « turc ». Je crois que cet imaginaire est notamment porté par une large coalition social-démocrate et démocrate-chrétienne, au centre de gravité de l’Europe, qui marginalise sans cesse toute position qui simplement chercherait à penser ce que ferait à l’Europe l’adhésion de la Turquie. S’il s’agissait d’arrêter les frontières de l’Europe pour lui permettre de s’approfondir, on serait bien d’accord, mais alors il aurait fallu s’arrêter déjà depuis longtemps ! Cette coalition, dont un protestant français ironique pourrait dire qu’elle correspond au croissant géographique et sociologique de la Contre-Réforme, refuse en fait l’entrée de la Turquie pour des raisons « culturelles » : l’Europe est pour elle un club chrétien, ou à la limite anti-chrétien, dans une sorte de voie romaine en négatif.
C’est pourtant dans ces positions marginales que s’inventent les nouvelles figures de frontières et d’institutions pour l’Europe de demain. La Turquie et l’Europe sont mutuellement dans la posture intenable de l’ennemi symbolique, sans lequel on ne serait pas ce qu’on est. Je ne crois honnêtement pas que jamais la Turquie puisse rentrer complètement dans l’Europe, quelle que soit la solution gestionnaire optimale que l’on trouve —il ne faut pas oublier que l’entrée de la Turquie, qui pèse par ses productions et sa consommation plus lourd que le Portugal, la Grèce et la Hongrie réunis, pose un gros problème d’intégration économique. Mais je ne crois pas non plus que jamais la Turquie puisse être retranchée de l’Europe dont elle est autant que la Grèce le berceau. Plus radicalement qu’aucun, mais peut-être aussi comme chacun des autres pays européens, la Turquie appartient et n’appartient pas à la communauté européenne. Elle est comme le cadre d’un tableau, sa limite qui ne saurait être rejetée dehors ni intégrée dedans. Elle-même ne le veut pas, ne le peut au fond pas. Le parti actuellement au pouvoir en Turquie expose bien cette oscillation entre l’attraction (parce qu’on est encore assez différent) et la répulsion (parce qu’on se ressemble déjà trop). Et Istanbul, l’une des deux ou trois plus grandes villes européennes, a cet avantage de savoir, plus que toutes les autres capitales historiques, que les plus grands empires, les plus grandes religions, les plus grandes langues, les plus grandes cultures, sont périssables. Ce savoir baigne les rues. Rien que pour cela je l’estime extrêmement européenne.
Olivier Abel
Publié dans Esprit janvier 2003