La guerre des incultures

Les attentats de New-York n’ont pas fini de retentir en nous, comme si nous avions été touchés à un point que nous ne parvenons pas à réaliser complètement, et qui dépasse les petites manœuvres de leurs auteurs. Ce serait en effet les flatter que de voir dans un tel événement la déclaration de guerre d’une civilisation à une autre, ou des opprimés à la démocratie : ils cherchent simplement à reprendre à l’intérieur de l’Islam, et contre d’autres Islams, un leadership qui était justement au point de leur échapper. Ils manifestent ainsi leur assurance effrayante d’être supérieurs, et leur conception brutale, plate et inculte de l’Islam. Si choc des cultures il y a, ce serait un choc des incultures !

Car l’inculture est aussi du côté occidental. D’abord on a remarqué que la forme même de ces attentats était une victoire de l’imaginaire hollywoodien et des jeux vidéo. Et que leurs auteurs ont aussi bien pu passer par les universités américaines, se frotter au fondamentalisme le plus simpliste, etc. Ils expriment cette sous-culture qui est en train d’envahir le monde, et qui est aussi la nôtre car nos écoles, nos média, nos familles mêmes, ont renoncé à assumer les noyaux religieux et mythiques de nos cultures, sauf à titre d’héritage intangible et de musée. Le dialogue des cultures est dès lors un rêve interdit. Il l’est d’autant plus que nous refoulons notre propre civilisation. Ce que manifeste cette inculture, y compris dans le complexe de supériorité à la Berlusconi, c’est la haine de soi de l’occident « chrétien » —il n’est pas certain qu’ « en face » il n’y ait pas le même complexe suicidaire.

Notre inculture se redouble du fait que nous traitons ces fondamentalistes comme des imbéciles, des gens qui « pètent les plombs » ou qui sont manipulés. Nous n’aimons pas assez nos ennemis pour comprendre qu’ils puissent avoir des amis sincères : c’est la grande faiblesse de nos services de renseignement, et de notre recherche universitaire (on oublie le poids de la mémoire dans l’histoire présente, et qu’il faut être un peu croyant, au moins par méthode, pour comprendre des croyants fanatiques). Et je dirai la même chose pour notre propre regard sur la société américaine : nous admirons son patriotisme, sa démonstration que les démocraties ne sont pas si « molles » que ça, et nous moquons son fondamentalisme, son manichéisme, sans chercher à comprendre pourquoi le geste puritain de la « nouvelle alliance » est au cœur d’une culture américaine tellement vivante !

Mais toute guerre est manichéenne, et c’est la grande faiblesse des démocraties que de n’avoir jamais cherché à penser la guerre autrement que comme un problème de super gendarmerie, demandant des moyens techniques appropriés (du quadrillage soft du territoire à la dératisation). Car la guerre progresse toujours sur deux plans: les avancées technologiques des moyens, et la galvanisation psychique des volontés. C’est ce qui fait que le plus faible peut toujours infliger au plus fort, juché très haut sur son système technologique, des nuisances insupportables ; et que le plus cynique peut toujours entraîner l’adversaire dans sa chute morale. Or cette évolution de la guerre n’est pas sans lien avec la mondialisation qui bouleverse profondément les théâtres de la conflictualité —la violence n’apparaît-elle pas lorsqu’un conflit en cache un autre qui ne parvient pas à s’exprimer, et n’est-ce pas cela même, l’inculture ?

En effet la mondialisation porte en elle un double front de guerre. Le premier tient à la capacité technologique à obliger l’autre à entrer dans l’échange ou à disparaître, comme dans les « guerres coloniales », qui se nourrissent des différences extérieures. Le second tient à l’éventualité de « guerres civiles », à mesure que l’accélération des échanges épuise les différences existantes. Comme s’il y avait un seuil optimal du rythme des échanges au-delà duquel il écrase les différences. Seul le déchirement intérieur, le retour « balkanique » à ce que l’on peut avoir d’inéchangeable, peut alors refaire des différences.

C’est ce second front qui me semble avoir été sous-estimé par un optimisme mondialiste qui ne voit pas la définitive « clôture » du monde qu’il oppose au cloisonnement. L’alternative entre balkanisation et uniformisation incultes ne peut être franchie que par un rythme délicat. Il faut à la fois la patience du dialogue entre des langues qui entrent dans la conversation universelle en reconnaissant la possibilité de la traduction, et la surdité nécessaire de cultures qui ont parfois besoin de répit pour puiser dans leurs propres racines de quoi créer à nouveau, et s’aimer elles-mêmes assez pour avoir de quoi saluer la créativité des autres cultures.

Paru dans La Croix le 5 octobre 2001

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)