L’amour des ennemis

Est–il permis, dans le contexte actuel, de parler de l' »amour des ennemis », sans tomber dans le grand discours du pacifisme, ni dans celui de la pacification ? Car au fond ce qu’il y a de commun entre ceux qui prétendent soutenir la paix et ceux qui prétendent maintenir l’ordre, n’est–ce pas le refus des conflits, la volonté même de supprimer les conflits ? Avec la tradition augustinienne, nous dirons que la Cité des humains reste de part en part et dans son territoire entier la « maison de la guerre ». La pire violence est celle qui cherche à supprimer les conflits.

Et pourtant, c’est bien dans ce contexte-ci que nous devons écouter le sermon sur la montagne nous commander ou nous recommander d’aimer nos ennemis ; sinon notre foi est bien faible ! Serait-ce qu’il y aurait d’un côté l’amour évangélique qui ne serait qu’un bon sentiment de paix universelle, et de l’autre la sauvegarde d’un certain ordre mondial par la « pacification » de nos ennemis ?! Je crois que notre foi, en matière éthique, se mesure à notre imagination : à notre capacité à faire le passage entre la possibilité d’un autre monde et les possibilités de ce monde-ci. Inscrire l’invisible dans le visible.

Je tâcherai ici d’interpréter « l’amour des ennemis » en éthicien, sans me préoccuper du lointain contexte à la manière des exégètes, et sans me soucier d’élaborer le contenu de la doctrine théologique à la manière des dogmaticiens. La rigueur de l’interprétation éthique est celle d’une activité (qu’est ce que l’Évangile modifie dans mon agir ?) pluraliste (mon interprétation, dont je suis responsable, a besoin du débat avec d’autres interprétations).

Ainsi, aimer nos ennemis doit être entendu comme une manière de traiter l’autre : traiter l’autre (en l’occurrence l’ennemi même), comme s’il était un ami. Mais cette expression suppose qu’il y a des ennemis, elle ne nie pas la guerre et l’inimitié. Pour l’interpréter dans notre contexte, il faut donc se pencher sur ce que c’est qu’un ennemi, et sur notre conduite à son égard.

Briser l’irréversible
D’abord et de manière toute limitative, j’interpréterai l’amour des ennemis comme une conduite à la hauteur de l’irréversible. Il y a dans le phénomène de la guerre une expérimentation à grande échelle de l’irréversible. Comme si, à partir du moment où l’on ne maîtrise plus l’irréversible, on en rajoutait. Toute action, surtout à l’ère technologique où nous sommes, développe des conséquences irréversibles et imprévisibles ; c’est l’avenir qui paye. Mais dans la guerre, il semble que l’on se mette à produire de l’irréversible en masse, à partir du point peut–être où le poids de l’irréversible est simultanément plus lourd que celui de ce qui est agi.

En termes de victimisation, il se produit la chose suivante : que lorsqu’on a commencé à faire du mal, on préfère se donner les raisons d’en faire plus encore, plutôt que d’arrêter. On préfère aller jusqu’au bout. La Rochefoucauld écrit que l' »on déteste ceux à qui on a fait du mal ». Il y a des sentiments qui ne sont si l’on peut dire que les « effets chorégraphiques » de nos comportements : c’est peut-être une des raisons de ce mystérieux basculement de l’opinion par lequel, après le passage à l’acte de guerre, tout le monde se trouve d’accord qu’il fallait le faire.

Ainsi le mal fait toujours un peu plus de « bruit » encore que de mal, mais ce bruit même nous entraîne à faire du mal en plus. Dans cette première lecture, l’amour des ennemis résiderait dans une rupture avec la logique de l’irréversible, rupture que l’on pourrait déjà appeler une sorte de pardon, et par laquelle nous refusons de haïr l’ennemi au-delà du mal que nous lui faisons. L’amour des ennemis annulerait l’effet chorégraphique, le « bruit » soulevé par l’inimitié. Car il est inutile et même dangereux d’en « rajouter ».

Les amis de nos ennemis
Ensuite, de manière toute positive, j’interpréterai l’obligation d’aimer ses ennemis comme une stratégie, au sens fort du terme : la meilleure conduite devant un ennemi, c’est de chercher à le « comprendre » (et si possible mieux qu’il ne nous comprend) ! Or comprendre l’ennemi, cela ne veut pas seulement dire connaître ses plans ni même ses objectifs : cela veut dire comprendre que cet ennemi puisse avoir des amis ; il s’agit donc de comprendre les amis de nos ennemis, et c’est souvent bien plus difficile que de comprendre l’ennemi lui-même.

Aimer ses ennemis ainsi, se placer du point de vue des amis de nos ennemis, permet de briser la logique de peur. Et cela est essentiel, pour un stratège évidemment, mais aussi pour le combat démocratique, et contre la sacralisation de nos formes sociales. On a parlé de la faiblesse des démocraties devant les dictatures armées : mais leur véritable faiblesse ne réside-t-elle pas dans les paniques médiatiques (par lesquelles soudain tel régime, ou telle religion, sont diabolisés) ? Et ces paniques font de la guerre le phénomène religieux par excellence, un lieu de production des scénarios du sacré pour une société, le lieu de structuration de ses peurs capitales.

Briser la logique de peur, ce n’est pas afficher notre force sans limite ; c’est peut-être même d’abord dire la fragilité de notre société, et qu’elle ne tient qu’à nous. Je crains que notre société, déjà détestée non seulement par ses ennemis mais par une bonne part de ses propres membres (il suffit de voir l’incivisme général), ne soit en passe de devenir littéralement haïe. Par les uns et les autres. Si la haine de notre société devient aussi commune, et aussi partagé le sentiment que notre société occidentale est de toute façon invulnérable, n’importe quelle conduite susceptible de lui faire du mal passera pour légitime. S’imaginer dans la posture des amis de nos ennemis est la seule manière de désamorcer le terrorisme à venir, de faire que ce ne soit pas l’avenir (les enfants) qui paye.

Paru dans Le Christianisme au XXème siècle n°298 du 16 mars 1991

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)

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