Fragilité de l’approbation

« il y a comme une orientation
vers le oui des choses mêmes »[1]

Ce curieux sentiment, un peu spinoziste[2] ainsi exprimé par Paul Ricœur aurait probablement paru à Jacques Ellul presque panthéiste, bien éloigné de sa fière affirmation de la transcendance de Dieu qui seul peut dire « oui », qui seul peut dire que « c’est bon ». Certes, mais Ricœur continue cependant à méditer la formule de Spinoza : « Plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu ». Si je commence ainsi, c’est pour placer la petite ligne de lecture de Ricœur que je vais présenter en parallèle avec cette autre ligne, qui fut si bien tenue, comme un cap invariable, par Jacques Ellul qui longtemps dirigea Foi & Vie. Autant le dire, tout au long de mon adolescence lycéenne, de 1967 à 1972, j’ai grandi dans l’angle formé par ces deux pensées, de styles aussi différents. J’écrivais au mur de mon lycée des phrases entières de leurs livres. Ce fut pour moi un rythme vital, presque l’équation de mon adolescence. En lisant L’exégèse des nouveaux lieux communs et L’illusion politique, j’avais appris d’Ellul l’ironie prophétique, le refus des conformismes, la faculté de dire « non ». En lisant Puissance de l’affirmation et Le chemin du consentement, j’ai appris de Ricœur la méditation philosophique, la pensée qui ne s’appuie sur rien que sur le mouvement de son propre désir, la faculté de dire « oui ». C’est cette ligne que je vais déplier brièvement maintenant — puisse le lecteur ne pas oublier l’existence de l’autre.

Oui, s’il me fallait condenser en un seul mot la pensée de Paul Ricœur , ou plutôt ce qu’évoque pour moi cette pensée, ce serait le mot « oui ». Et je voudrais alors pouvoir montrer combien toute son œuvre est comme contenue dans les variations possibles sur ce thème : consentement, affirmation, attestation, reconnaissance, partout nous pouvons voir le déploiement des puissances du « oui ».

Pourquoi alors intituler cette méditation « fragilité de l’approbation » ? Pourquoi reprendre ainsi sur le mode mineur ce qui avait jadis été si magnifiquement formulé sur le mode majeur de « l’affirmation originaire » ? Je voudrais d’abord par là exprimer l’incertitude quant à ma propre capacité à faire voir la règle qui permettrait de rendre raison des variations, des écarts sémantiques qui ont en quelque sorte débordé le noyau de l’affirmation, et décalé la terminologie de Paul Ricœur vers d’autres termes. Je ne proposerai d’ailleurs ici qu’un bref repérage lexicologique, quelques notations pour une lecture diagonale. Je voudrais ensuite par ce titre suggérer que ce qu’il appelait lui-même, en quelque sorte au départ, « le chemin du consentement », propose un parcours dont on n’est jamais absolument sûr qu’il « passe ». Pour zigzaguer avec adresse entre un défaut et un excès de consentement, le chemin de crête peut se trouver interrompu, trop étroit pour laisser passer le plein jeu de l’affirmation. Ce chemin où l’affirmation parfois se brise laisse passage alors à la simplicité de l’approbation.

Le consentement selon l’espérance

Le chemin du consentement, qui serait à soi seul un superbe petit livre, est la dernière partie de la thèse de doctorat de Ricœur , Le volontaire et l’involontaire, parue chez Aubier en 1950. Lors de la soutenance, Vladimir Jankélévitch, tempêta contre le mot « consentement » : « c’est un mot de collaborateur », s’exclama-t-il. Paul Ricœur me racontait cela en riant, il ne semblait pas avoir été très impressionné. C’est sans doute que le thème lui venait de Karl Jaspers, l’existentialiste chrétien, le vieil adversaire de Heidegger, le maître de Hannah Arendt et de Hans Jonas, qui jamais ne plia face au nazisme, et ne pouvait aisément passer pour le type de l’opportuniste ou du « collaborateur ». Mais il est vrai que le vocabulaire de la résistance, de l’accusation, la figure même d’Antigone qui dit « non », ont tellement pris le pas sur l’imaginaire de l’institution, de l’acceptation, de la participation joyeuse, que l’accusation de « collaboration » reste la métaphore efficace de toutes les injures, mêmes des plus injustes.

Le livre sur Jaspers publié en 1947 fut, avec la traduction des Ideen de Husserl, l’une des premières publications de Ricœur , et il est tentant d’y chercher certaines des arcanes de la pensée de Ricœur . Celui-ci y présente les linéaments d’une éthique comme tendue entre une morale de l’acquiescement et une morale du refus (p.226 sq). Les attitudes de l’existence face à la transcendance sont tendues entre « le défi et l’abandon », entre « la loi du jour et la passion de la nuit » (p.270 et 276 sq.). Et Ricœur se demande lui même comment Jaspers fait entre la déchirure vécue et la conciliation vécue (p.380 sq.) — entre déchirure et conciliation, y a-t-il déchirure ou conciliation ? Partout nous avons la tension originaire entre le refus et l’approbation, une sorte d’inquiétude qui est aussi une gaîté profonde. La pensée de Jaspers est une pensée de la vie comme tension.

Pourquoi ce thème du consentement ? Il s’agit pour Ricœur de penser ensemble Descartes et Kierkegaard, deux manières de penser la disproportion entre la finitude et l’infinitude humaines. Il s’agit de riposter à la tristesse de l’infini, de l’informe, mais aussi à celle du fini, et de la contingence, c’est à dire non seulement de la mort mais de la naissance (pourquoi moi ?). Il y a quelque chose de profondément luthérien dans ce « je veux, en dépit de ma finitude » (H.V. p.350) que Ricœur interprète en termes assez bergsoniens (ce qui résiste à la résistance)[3]. La riposte de la liberté commence par le refus. Elle ne prend le chemin du refus à un consentement qui ne soit pas une capitulation, qu’en négociant chèrement ce qu’elle peut obtenir en se rendant, et finalement en cédant moins qu’elle n’acquiesce à ce qui lui paraît le lieu possible de sa vraie liberté. Ricœur prend deux repères, celui du stoïcisme comme consentement imparfait et celui de l’orphisme comme consentement hyperbolique. La première figure est plutôt celle d’un détachement, d’un « exil méprisant », d’un arrachement, d’un désengluement (V.I. p.441-444). La seconde est plutôt une perte de soi dans la « joyeuse consumation de la métamorphose sans conscience » (V.I. p.445-450). La figure de Marc-Aurèle, où la raideur stoïcienne se décentre de soi dans l’admiration du tout, renvoie à celle du dernier Nietzsche, où l’innocence d’un devenir abolit tout consentement dans la célébration de la perte. On pourrait s’attarder longuement sur ces deux figures, qui pour l’adolescent que j’étais exprimaient si bien les deux limites entre lesquelles j’oscillais, quelque chose comme l’amplitude d’une longueur d’onde, d’un rythme.

Cette oscillation entre un consentement qui dit encore trop non à tout, et un consentement qui dit trop oui à tout, fraie pour Ricœur la voie à un consentement selon l’espérance, qui consent le plus possible mais qui proteste d’un monde où l’on puisse dire avec Rilke « Être ici est une splendeur ». Voici la citation exacte :

« Il semble que pour l’orphisme ce soit du fond de la mort acceptée, et par une sorte de rétrospection à partir du néant, que l’existence brute conquiert toute sa splendeur. C’est du retour des Enfers qu’Orphée s’écrie: « Etre ici est une splendeur ». C’est pourquoi « seul l’espace de la célébration peut accueillir la lamentation, nymphe de la source qui pleure » (Sonnets à Orphée, I,8). Et si une distance évanouissante sépare toujours la liberté de la nécessité, du moins l’espérance veut-elle convertir toute hostilité en une tension fraternelle, à l’intérieur d’une unité de création »(V.I. p.452).

Ricœur cependant ne cesse d’ajourner la terre promise : « seule l’espérance eschatologique, non l’intuition (…) Que « cela soit bon » je ne le vois pas : je l’espère dans la nuit (…) Rien n’est plus proche de l’angoisse du non–sens que la timide espérance »[4]. En ce sens–là on peut dire qu’il n’y a pas d’expérience ontologique chez Ricœur : l’ontologie est toute entière poétique parce qu’elle est toute entière eschatologique. C’est ce que je chercherai à montrer au point suivant. Cette absence d’expérience est évidemment un thème kantien, et l’on sait la proximité établie par Ricœur entre la théologie de l’espérance de Moltmann et la philosophie kantienne[5]. Chez Ricœur on peut dire sans exagération que l’affirmation de l’être, et cette affirmation dans sa négation même, en précède l’expérience. Et le consentement est ce pacte vital en moi, ce « gage de la Réaffirmation », qui répond à un appel qui le précède et l’excède.

L’affirmation métaphorique

La puissance de l’affirmation est la dernière partie d’Histoire et Vérité, et comprend deux textes, l’un sur « Vraie et fausse angoisse » et l’autre sur « La négativité et l’affirmation originaire ». L’expression d’affirmation originaire, on le sait, lui vient de Jean Nabert. A quelles conditions l’angoisse et la négativité mêmes renvoient-elles à une affirmation plus originaire, plus radicale? Contre Sartre en effet (c’est un texte de 1953), il faut dire l’affirmation plus originaire que la négation, et penser la priorité de l’être sur le néant au cœur de l’homme :

« C’est donc le caractère originaire de l’affirmation qui est en jeu. Il me semble que si cette voie parait bien souvent barrée c’est parce qu’on se donne au départ une idée étroite et pauvre de l’être, réduit au statut de la chose, du donné brut, ou de l’essence »[6].

Chez Sartre l’être est au mieux un tassement, une sédimentation, dont il faudra s’arracher, se décoller, se désengluer. Certes la négativité trace le chemin, car c’est par elle que je transgresse mon point de vue fini, puis la négation de la négation, l’expérience d’une affirmation implicite aux négations les plus virulentes (on est ici proche du Camus de L’homme révolté). Mais sous la pression du négatif, des expériences en négatif, nous avons à reconquérir une notion de l’être qui soit acte plutôt que forme, affirmation vivante. D’où l’extraordinaire finale d’Histoire et Vérité :

« Laissons une dernière fois la parole à Platon, par la bouche de l’Etranger du Sophiste: « Eh quoi, par Zeus! Nous laisserons–nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée, n’ont réellement point de place au sein de l’être universel, qu’il ne vit ni ne pense, et que, solennel et sacré, vide d’intellect, il reste là, planté, sans pouvoir bouger? – L’effrayante doctrine que nous accepterions là, étranger » »[7].

Nous retrouvons la tension déjà rencontrée plus haut, le refus de choisir entre une problématique où l’être « avalerait » trop aisément le néant, et une problématique où le néant serait la seule issue pour échapper à la platitude moniste de l’être. Ricœur proteste contre une ontologie trop plate. Il faut penser un être qui porte en son sein le non-être, comme une interrogation aussi puissante et originaire que l’affirmation.

Puis-je faire un saut ? A vingt années de là, Ricœur termine la septième étude de La métaphore vive en écrivant:

« Le paradoxe consiste en ceci qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité métaphorique que d’inclure la pointe critique du n’est pas (littéralement) dans la véhémence ontologique du est (métaphoriquement »[8].

Ricœur poursuit en parlant de la constitution tensionnelle du verbe être, car ainsi est marquée la tension entre le même et l’autre dans la copule relationnelle ; mais c’est la réalité même qui est par là mise en travail, travaillée par la tension métaphorique. L’être n’est pas même que lui–même.

Dans le fragment que nous venons de citer, nous pouvons nous attarder au mot véhémence, qui est ici comme en plusieurs autres endroits de son œuvre (par exemple SA p.350), l’indice de l’affirmation, d’une affirmation de l’être dont nous disions plus haut qu’elle en précède l’expérience. C’est sur cette indication que nous voudrions proposer cette idée, que chez Ricœur l’affirmation originaire, dans sa structure métaphorique même, est poétique. C’est une affirmation persévérante qui comprend la récalcitrance d’une négation. Déjà l’idylle du sujet et du prédicat dans l’attribution métaphorique est une intrigue, où l’un « cède en protestant » à l’autre. Dans le fameux exemple tiré de Shakespeare, « le temps est un mendiant », il faut que le temps soit de l’argent et non mendiant pour qu’apparaisse, dans le sens littéral qui résiste, le sens métaphorique vif qui s’insurge. L’affirmation métaphorique suspend l’expérience ordinaire (littérale) et ouvre devant elle le champ d’une expérience (poétique) qui est une sorte d’expérience micro-ontologique.

Et dans le double mouvement de la véhémence ontologique de l’affirmation et de la pointe critique de la négation, il semble que l’on puisse retrouver là, in nuce, ce double mouvement qui anime l’herméneutique ricœurienne entière entre distance et appartenance, entre critique et herméneutique. C’est ainsi qu’il cherche le jeu ou la règle de langage qui convient pour dire cette oscillation ontologique, cette oscillation dans notre rapport à l’être — et l’irréductible pluralité des discours et des paroles qui nous ouvrent à l’être atteste d’une ontologie que nous ne pouvons pas réunifier. Dans tous les cas, il n’est pas anodin que cette oscillation soit prise chez des poètes : il s’agit bien d’une ontologie poétique. La terre promise n’est pas ailleurs.

L’attestation mutuelle

Le thème de l’attestation, à son tour, vient au centre dans l’ouvrage de 1990, Soi–même comme un autre. Toute attestation de soi est déjà une interprétation de soi, au sens où un acteur interprèterait non seulement un acte, mais la question pour lui cruciale, « qui suis–je ? », « qui dits vous que je suis ? ».

« On donnera la forme interrogative à cette perspective, en introduisant par la question qui? toutes les assertions relatives à la problématique du soi, en donnant ainsi même amplitude à la question qui? et à la réponse soi. Quatre sous–ensemble correspondent ainsi à quatre manières d’interroger : qui parle? Qui agit? Qui se raconte? Qui est le sujet moral d’imputation? (…) C’est l’attestation de soi qui, à tous les niveaux —linguistique, praxique, narratif, prescriptif — préservera la question qui? de se laisser remplacer par la question quoi? ou la question pourquoi? Inversement, au creux dépressif de l’aporie, seul la persistance de la question qui?, en quelque sorte mise à nu par le défaut de réponse, se révèlera comme le refuge imprenable de l’attestation »[9].

Soi–même comme un autre se présente ainsi comme une enquête sur la polysémie du soi, du même, de l’agir, de la puissance, et finalement de l’autre[10]. On croit entendre le jeu des métacatégories du Sophiste de Platon[11]. Voici la phrase finale de l’ouvrage où Ricœur , après avoir montré la polysémie et même la dispersion de l’expérience de l’altérité, termine sur le ton de l’ironie socratique :

« Cette dispersion me paraît au total convenir à l’idée même d’altérité. Seul un discours autre que lui– même, dirai–je en plagiant le Parménide, et sans m’aventurer dans la forêt de la spéculation, convient à la métacatégorie de l’altérité, sous peine que l’altérité se supprime en devenant même qu’elle–même »[12].

Il me semble avoir ici un écho du finale d’Histoire et Vérité. Ici et là, nous trouvons le même combat, ou débat, contre une conception plate et univoque, mais ici il ne s’agit plus de l’être mais de l’autre. Le débat, dans sa discrétion mais dans sa fermeté, ne vise plus Sartre mais Levinas, ainsi perçu comme trop captif d’une problématique de type sartrienne —pas assez spinoziste si l’on veut. L’attestation se rapporte non à soi devant soi mais à autre que soi, et à soi comme un autre. Il s’agira d’attester une ipséité, dans sa différence d’avec la mêmeté, et dans son rapport dialectique avec l’altérité (SA p.351). Mais ici se présente une alternative : on peut dériver l’autre du soi, dans une gnoséologie à la manière des Méditations cartésiennes de Husserl ; on peut également convoquer soi par l’autre, dans une éthique à la manière des Lectures talmudiques de Levinas. Ricœur estime que dans cette séparation du Même et de l’Autre, les perspectives sont aplaties, et que la séparation de l’ontologie et de l’éthique est ruineuse pour chacune.

Il faut donc montrer que l’autre est déjà dans le même. L’appel éthique n’éveille une réponse responsable qu’en présupposant une capacité d’accueil, de discernement, de reconnaissance[13]. Pour qu’il y ait assignation à responsabilité, il faut un sujet qui témoigne, qui s’expose (qui est otage de l’autre?). L’injonction « toi, aime–moi » n’a pas de sens si une attestation ne se place pas en face d’elle : « ici je me tiens, me voici, je ne puis autrement ». L’altérité de soi réside déjà dans l’altérité du même, qui n’est pas l’idem (immuable) mais l’ipse, et qui cherche l’interprétation, l’interrogation mais aussi le maintien de soi dans la variation, dans l’altération même : nous pouvons appeler ce maintien de soi dans l’altérité la promesse. Mais l’altérité de soi réside aussi dans la polysémie de l' »autre », qui n’est pas seulement l’autre autre, mais la rencontre de l’autre soi, l’acceptation de soi comme un autre — en traitant cette acceptation de l’altérité dans le soi Ricœur rencontre le thème du pardon[14].

L’attestation appelle et répond, ou plutôt, parce qu’elle se trouve déjà là, elle répond et à son tour elle appelle. Cela suppose que le pluralisme de l’attestation ne soit pas un accident extérieur, mais le déploiement d’une structure intime, attaché à la finitude presque corporelle d’un point de vue. L’attestation est « parmi » d’autres, attestant sa cohérence parmi d’autres. Pour soutenir cette confrontation des attestations, Ricœur propose ainsi de restaurer, en face de l’argumentation critique, une instance qui aurait plus d’épaisseur, plus de « corps », que les traditions, plus de conviction. La pluralité des attestations équilibre ce qu’une pure éthique de la discussion aurait de cérébral, de bien élevé, par la véhémence de convictions non entièrement explicitables.

Et c’est ce qui autorise à penser la mutualité de l’attestation. Non seulement cette vérification propre au témoignage qui réside dans ses recoupements avec d’autres, mais ce fond d’approbation mutuelle sur lequel se détache la crédibilité des témoignages. C’est une des thèses de fond de La mémoire, l’histoire, l’oubli, que les témoignages, par-delà la confrontation critique, demandent un minimum d’approbation mutuelle, l’acceptation qu’il puisse y avoir pour chacun quelque chose d’indubitable « Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé » (p. 182). Le tissu de confiance dans cette institution des institutions qu’est la parole, dans la possibilité de parler et d’agir, est comme nourri par une confiance mutuelle et fondamentale dans la simple existence les uns des autres.

« L’approbation mutuelle exprime le partage de l’assertion que chacun fait de ses pouvoirs et de ses non-pouvoirs, ce que j’appelle attestation dans Soi-même comme un autre. Ce que j’attends de mes proches, c’est qu’ils approuvent ce que j’atteste: que je puis parler, agir, raconter, m’imputer à moi-même la responsabilité de mes actions (…) À mon tour j’inclus parmi mes proches ceux qui désapprouvent mes actions, mais non mon existence » (MHO p.162-163).

Une reconnaissance inquiète

Nous sommes presque au terme de ce rapide parcours de l’approbation. Il est inachevé. Ricœur d’ailleurs, a pendant ce temps continué son chemin, relancé un nouveau détour. Celui-ci s’appelle Parcours de la reconnaissance[15]. A l’heure où je termine ces lignes je ne l’ai pas assez ruminé pour en traiter avec la liberté que je me suis ici accordée, de franchir et de mesurer quelques écarts de termes qui me semblent parlants. Mais j’en dirai deux mots, et déjà le thème s’était introduit dans La mémoire, l’histoire, l’oubli : Ricœur y parlait du « petit miracle de la reconnaissance », d’un visage par exemple, de l’odeur d’un être ou d’un moment. Dans cette expérience ordinaires mêlait déjà les significations épistémique et éthique de la reconnaissance du passé, mais aussi son inquiétude.

« C’est sur cet acte que converge le faisceau de présomptions de fiabilité ou de non-fiabilité pointé sur le souvenir. Peut-être avons-nous mis le pied sur la mauvaise empreinte, ou avons nous saisi le mauvais ramier dans la volière. Peut-être avons nous été victime d’une fausse reconnaissance, tel celui qui de loin prend un arbre pour un personnage connu. Et pourtant qui pourrait ébranler, par des soupçons adressés du dehors, la certitude attachée au bonheur d’une telle reconnaissance, que nous tenons en notre cœur pour indubitable? Qui peut prétendre n’avoir jamais fait confiance à de telles retrouvailles de la mémoire? » (MHO p.557).

Dans Parcours de la reconnaissance, Ricœur distingue entre la reconnaissance-identification d’un objet par la pensée, en reliant entre elles des images, des perceptions qui le concernent ou le distingue ; la reconnaissance-acceptation, où l’on tient une proposition pour vraie ou juste ; enfin la reconnaissance-gratitude envers quelqu’un, dont on est redevable. C’est bien sûr ce dernier point qui se rapproche le plus de l’approbation.

« C’est sur la gratitude, j’y reviens, que repose le bon recevoir qui est l’âme de ce partage entre la bonne et la mauvaise réciprocité. La gratitude y pourvoit en décomposant, avant de la recomposer, le rapport entre don et contre-don. Elle met d’un côté le couple donner-recevoir, et de l’autre recevoir-rendre. L’écart qu’elle creuse entre les deux couples est un écart d’inexactitude, par rapport à l’équivalence de la justice, mais aussi à celle de la vente. Inexactitude double : quant à la valeur et quant au délai temporel. Sous le régime de la gratitude, les valeurs des présents échangés sont incommensurables en termes de coûts marchands. C’est là la marque du sans prix sur l’échange de dons. Quant au temps convenable pour rendre, on peut le dire également sans mesure : c’est là la marque de l’agapè, indifférente au retour, sur l’échange des dons. Cet écart entre le couple donner-recevoir et le couple recevoir-rendre est ainsi à la fois creusé et franchi par la gratitude » (PR)

Ricœur insiste plus encore que jamais sur l’importance de penser à la fois la dissymétrie et la mutualité. Si le recevoir, lieu de gratitude, est le terme charnière entre le donner et le rendre, l’écart est double : « autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend. C’est dans l’acte de recevoir et la gratitude qu’il suscite que cette double altérité est préservée » (PR, dernière page).

Pourquoi maintenir cette inquiétude, toutes ces dissociations ? C’est sans doute que rien n’est plus périlleux que les larmes de la réconciliation, lorsqu’on croit enfin s’être complètement et définitivement reconnus. La reconnaissance véritable ne s’avance pas sans pudeur, sans trembler un peu. Je pense à la figure de Cordelia dans Le roi Lear, qui indique assez que la vraie reconnaissance, la reconnaissance sincère, peut être manquée et méconnue. Il lui faut alors traverser une tempête, et il n’est pas sûr que l’on ne sorte pas fou d’avoir manqué la reconnaissance. On ne peut donc forcer la reconnaissance, ni par la lutte, ni par le travail ni par l’échange ni par le mérite. La reconnaissance comporte une part de grâce, cela arrive : il faut simplement alors savoir en être surpris, et la reconnaître. Seule une reconnaissance qui fait voir son manque d’assurance[16] peut attester à l’autre qu’il est vraiment reconnu. C’est en portant le trouble de la non assurance que la reconnaissance peut combattre le scepticisme à l’égard du témoignage d’autrui, le scepticisme de croire la reconnaissance soit garantie soit impossible. Voilà jusqu’où peut aller le parcours fragile de l’approbation.

Olivier Abel

Publié dans Philosophy today Vol.37:1
(traduction par Alexander Irwin).




Notes :

[1] Propos tiré de l’entretien-portrait de Paul Ricoeur, Le tragique et la promesse, Antenne 2 (pour Présence protestante, les 15 et 22 Déc.1991.

[2] Spinoza dans son Ethique parlait de la tendance des êtres à persévérer dans l’être. Ricœur a donné à plusieurs reprises un cours sur Spinoza, dont il a refusé la publication et qu’il s’est refusé à réitérer après avoir fait venir à Nanterre son collègue Sylvain Zac, auquel il voulait laisser toute sa place.

[3]  On y revient dans les dernières œuvres. J’irai jusqu’à dire que c’est à ce plan de radicalité qu’il faut chercher l’articulation avec ce que Ricoeur, bien plus tard dans son œuvre, appelle les promesses oubliées, cet oubli de réserve qui, plus profondément que l’histoire humaine, fait place à la vie, à l’inachevable (MHO, dernière page). L’affirmation originaire est l’oublié de l’histoire.

[4] Histoire et Vérité, Paris : Seuil, 1964, p.334.

[5] Cf. « La liberté selon l’espérance » in Le conflit des interprétations, Paris Seuil 1969.

[6] H.V. p.356.

[7] HV p.360.

[8] Sur « Métaphore et référence », in La métaphore vive Paris Seuil 1975 p.321.

[9] Soi-même comme un autre, Paris : Seuil, 1990, p.28 et 35.

[10] SA p.32.

[11] C’est d’ailleurs bien déjà dans Etre, essence et substance chez Platon et Aristote Paris CDU 1957 (Polycopié), que Ricœur trouve, dans sa relecture de Platon, les thèses maîtresses de son ontologie aporétique.

[12] SA p.410.

[13] SA p.391.

[14] On pourrait montrer comment toute cette fin, rejoignant le début du livre, est en conversation avec Hannah Arendt.

[15] Parcours de la reconnaissance, Paris : Stock, 2004.

[16] L’apôtre Paul, sommé de présenter des preuves de sa crédibilité, répond en protestant « mes lettres de recommandation, mais c’est vous » (seconde épître aux Corinthiens, 3).