Ethique du pardon

 

Ceci n’est pas une attaque mais une réflexion à propos d’un fait divers : un prieur protège un ancien chef d’une milice nazie, au nom de son « devoir de prêtre catholi­que». Qu’il reçoive et donne asile à un homme aux abois, pourquoi pas : il n’y a pas de légalité qui coïncide exactement avec la légitimité, et celle‑ci exige une justice assez infinie pour tenir compte de chaque individu, et donne des devoirs que la légalité ne connaît pas. Mais ce qui me gêne, c’est la justification qui en est donnée, commesi le prêtre avait le droit de pardonner à la place des autres, et comme s’il définissait ainsi le statut exceptionnel d’un « droit chrétien ».

C’est donc du pardon que je veux parler, et je veux en parler comme protestant, c’est‑à‑dire dans le langage d’une tradition qui a tout basé sur la « grâce ». En effet, le pardon est bien l’extraordinaire qu’il nous a été donné d’attester dans ce monde ordinaire ; nos formes de vie tout entières y boivent leur force ; le pardon est bien cette parole rare et toujours surprenante où dire c’est agir. Mais loin qu’il y ait une vertu magique enclose dans les syllabes du pardon, ce dernier dépend de conditions hors desquelles il est sans force : « qui » pardonne, et à « qui » ?

Demande de justice

L’une de ces conditions est que celui qui pardonne ait été l’« offensé » : à la première personne je peux (nous pouvons) pardonner ce qui nous a été fait, mais c’est parce que nous‑mêmes nous savons que nous sommes responsables, et qu’à nous-mêmes il a été pardonné, une « autre » fois. En retour, de même que je ne peux pas confesser ma responsabilité à la place des autres, je ne peux pas pardonner à leur place. Pour les autres et jusqu’au bout je dois demander justice ; eux seuls (ou le « Jugement dernier ») peuvent me délivrer de cette responsabilité.

L’autre de ces conditions est que celui qui est pardonné reconnaisse dans le même temps sa culpabilité. Le pardon devient une farce lorsqu’on le destine à des coupables irrepentis et prospères. A ce compte-là d’ailleurs le crime et l’horreur n’appartiennent pas au passé, mais au présent le plus menaçant, aussi anciens soient-ils. Dans tous les cas le pardon n’est un événement, une parole qui transforme les êtres, que parce qu’il s’énonce simultanément à un aveu ; ce sont l’endroit et l’envers d’un même geste, par lequel avant et après rien n’est pareil, le coupable et la victime s’étant mutuellement délivrés du passé.

Ainsi le pardon comme la responsabilité ne s’énoncent pas « en gros » ; il faut aussi que notre responsabilité investisse en détail la demande de justice. Ce serait une erreur que d’opposer l’amour sans force du pardon, seul évangélique, à la force sans amour de la justice, trop mondaine ; ne serait-ce que parce que le pardon n’a pas de sens sans la confession de l’injustice. Dans l’introduction à son Histoire de la Révolution française, qui reste le grand livre sur la Révolution, Jules Michelet campe le combat gigantesque et confus de deux principes : la «grâce», dévoyée en monarchie de droit divin, et la justice ; mais la justice aussi peut se parer des couleurs usurpées d’un jugement dernier.

Si le pardon fait que tout enfin est présent, s’il est cette parole par laquelle ensemble à nouveau nous appartenons au présent, et si la justice tient compte de tout ce qui s’est passé, si elle en fait mémoire et que ce faisant elle raconte notre identité, nous avons besoin du débat infini entre les deux. Nous ne pourrons aller dans la direction de la grâce qu’aussi loin que nous irons dans celle de la justice, et inversement. Telle est la structure éthique du pardon. Je ne vois pas en quoi un prêtre pourrait se soustraire à cette exigence ; pas plus d’ailleurs que n’importe qui.

Olivier Abel

Publié dans Le Monde du samedi 3 juin 1989.