Après la guerre vidéo, voici les images de souffrances et de désarroi de populations entières jetées sur les routes, et dont jusqu’ici on ne s’était pas trop préoccupé. Une fois n’est pas coutume, et gageons que sur l’ensemble du territoire irakien les Kurdes ne sont pas les seuls. D’ailleurs ce qui arrive aujourd’hui aux Kurdes leur était déjà arrivé mais jusque-là on ne s’était pas senti trop concerné ; Saddam Hussein était alors notre rempart contre l’horreur islamique. Ce qui modifie notre perception tient bien sûr à la guerre récente, à notre méfiance extrême désormais envers le dictateur irakien.
Mais cela ne suffit pas ; car au fond nous savons bien qu’un successeur quelconque de Saddam Hussein, mû par le poids même de la logique nationale et militaire, aurait fait de même avec les Kurdes. Qu’attendions-nous ? Que Saddam Hussein proclame l’autonomie des Kurdes ? Même un régime irakien "démocratique" comme l’aurait souhaité les Alliés, c’est-à-dire semblable à celui de la Turquie voisine, économiquement libéral et politiquement policier, ne l’aurait pas fait.
Beaucoup plus simplement nous n’attendions rien. Nous n’avions pas prévu. Cette situation est un des résultats d’une opération des plus parfaitement maîtrisées parmi les guerres modernes (le ratio de morts américains–irakiens, on l’a dit, est encore "meilleur" que celui conquistadors–mayas). A cette échelle-là de succès tout résultat est un but!
C’est ici que je voudrais greffer ma réflexion. Nous admettrons d’abord que la guerre est une réalité humaine incontournable, et que c’est du refus de confronter ces contradictions et leurs complexités que naissent les guerres les plus terribles. Ce qu’il nous faut accepter, c’est que certains conflits ne sont pas négociables, que l’affrontement seul peut modifier les forces en présence pour leur rendre acceptable le sacrifice de certaines prétentions exclusives.
Cela suppose que les prétentions aient été affichées. Et c’est d’abord un problème pour la diplomatie, car on sait bien que les vraies négociations se font lorsque le "prestige" des antagonistes n’est pas engagé. Mais quant on est au stade militaire, de toute façon le prestige est engagé ! Il se pose alors un problème plus délicat : ce qu’observe Clausewitz, c’est que la guerre est la projection, sur le seul terrain de l’affrontement militaire (les moyens), d’une pluralité de buts (politiques, démographiques, psychologiques, économiques, idéologiques, etc.) hétérogènes.
Il y a une implication géographique de cette conception des affrontements militaires : les frontières, au sens de lignes séparant des États–Nations. Invention récente, cette forme linéaire de frontière suppose que toutes les discontinuités (administratives, militaires, linguistiques, économiques, historiques, religieuses, etc.) coïncident sur la même ligne. Alors que les discontinuités réelles ne coïncident pas et organisent un réseau de chevauchements et d’intersections bien plus complexe que la carte planétaire des frontières classiques. Tant que nous n’aurons pas inventé une technique institutionnelle capable d’épouser cette complexité, le résultat sera ce que nous voyons aujourd’hui, et que risquons de voir de plus en plus souvent : des populations logées sur des frontières (ou des aéroports), formant ainsi des bourrelets d’espaces imaginaires en train d’imploser ou d’exploser.
Peut-être est-ce le propre de la logique de guerre que ce manichéisme, qui télescope tous les conflits, tous les problèmes, sur un seul plan, et les réduit à un seul et massif affrontement. Mais pour reprendre l’exemple de la guerre récente, elle ne pouvait pas prétendre sérieusement donner une solution à des problèmes aussi différents que celui d’abattre un dictateur pour établir une démocratie, briser une puissance militaire devenue gênante pour des puissances amies, rétablir une nation (ou une famille) dans sa souveraineté, empêcher la constitution d’un monopole pétrolier excessif, etc. Ces différents objectifs auraient nécessité des stratégies différentes et spécifiques.
Jadis la victoire ou la défaite se décidaient au seul plan de l’affrontement militaire et sans grande considération de buts ni de résultats. Les résultats étaient d’ailleurs rarement irréversibles. Au fur et à mesure que l’irréversibilité et le poids des conséquences prennent de l’ampleur il n’est plus possible de ne pas comparer les buts et les résultats de l’agir stratégique, dans leur diversité et dans leur complexité. En particulier en ce qui concerne les effets sur les populations ! Ou alors on ne prétend pas agir au nom de l’éthique de responsabilité…
Pour qu’une guerre soit gagnable, non pas au sens des manichéismes classiques mais dans la perspective d’une guerre conduite par une démocratie, il faudra désormais qu’elle soit perdable. C’est-à-dire que les buts en aient été clairement affichés, et discutés en confrontation avec leurs probables résultats. Un des bénéfices de cet affichage des buts serait de montrer que chaque but poursuivi est susceptible d’une stratégie spécifique.
Déjà nous savions que les conflits nucléaires, de haute intensité, n’étaient pas "gagnables" ni "perdables" (sinon par le biais de leur coût économique). Nous savions aussi que les conduites de guerre de basse intensité, genre terrorisme, n’étaient pas non plus "gagnables" ni perdables, mais plutôt des conduites symboliques, expressives de détresses. Ce que nous avons vu, avec la guerre du Golfe (guerre de "moyenne" intensité), c’est qu’il n’y a plus de guerre gagnable sur le seul plan militaire.
C’est ici la crise de la pensée démocratique incapable d’inventer de nouvelles formes de guerre et de stratégie qui soient à l’échelle de la complexité des conflits contemporains. Pour cela il faudrait que l’agir conflictuel reste de part en part pluraliste : adopter la pluralité stratégique conforme aux types et aux échelles de conflit, maintenir sans cesse un débat sur les formes et les buts de guerre de manière à ce que l’affrontement soit "perdable" (et donc gagnable), et puisse aboutir à une modification des prétentions, etc. Bref, pour les démocraties, la guerre est encore à inventer.
Paru dans Réforme n°2403 du 4 Mai 1991
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)