La conviction contre l’esprit critique

Pourquoi faudrait-il dresser la conviction contre l’esprit critique ? C’est qu’il y a un esprit critique qui ronge et abat toute conviction, une sorte de doute paresseux, d’incrédulité a priori, qui ne laisse rien vraiment debout, mais qui ne prend pas même la peine de rien critiquer à fond. Cette incrédulité qui passe pour évidence ne déconstruit rien, et laisse tout un peu abîmé, inutilisable. La religion, la politique, la justice, l’histoire, la mémoire, le langage même, et bien sûr la presse, rien n’y échappe. Et dans ce paysage, les convictions religieuses, particulièrement les convictions chrétiennes, sont de toute façon déplacées, ridiculisées ou honteuses. Un penseur chrétien ? Le voici parfois d’avance disqualifié, récusé. Il ne peut être objectif, ni tolérant, ni laïc, ni critique, ni même compétent. Il a des attachements coupables, dans un temps voué à l’émancipation.

Un philosophe tient à l’esprit critique comme un poisson tient à son élément aquatique ! Mais la critique dont nous parlons ici est presque étouffante, aussi étouffante pour la pensée que les dogmatismes de jadis. Comme si nos sociétés ne pouvaient qu’osciller dramatiquement entre un excès dogmatique et un excès sceptique. Le philosophe Paul Ricœur, dans un livre récent, écrivait ainsi que l’époque avait changé depuis les Lumières : « il s’agissait alors de lutter contre la crédulité et l’imposture ; il s’agit maintenant de lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier ». Car s’il n’y a plus de conviction, plus rien à quoi nous puissions croire, tout s’efface et retourne au sable, les témoignages les plus criants finiront par se taire. Et les véritables convictions, en retour, ne fuient pas la confrontation critique. Pour Ricœur, on ne peut donc opposer platement la critique et la conviction : la philosophie la plus critique comporte des convictions fortes, et la conviction religieuse abrite aujourd’hui un sens critique qui a souvent déserté nos sociétés.

Car si on accepte que l’on puisse tout dire et tout prouver, la seule chose qui reste c’est d’être le plus fort, et d’affirmer ses opinions avec assez d’aplomb pour rassurer et entraîner les indécis. La fascination exercée par les Hitler vient de là — et il y a souvent d’autant plus de véhémence et de fanatisme qu’au fond l’on ne croit pas à ce qu’on dit. Aujourd’hui encore, nous avons sans cesse besoin d’être rassurés par des preuves indiscutables, ou par des vérités magiques qui donneraient enfin à notre monde trop complexe une solidité, une simplicité démagogique. Ici les rôles de la critique et de la conviction s’inversent. Des convictions bien pesées peuvent ensemble refonder, co-fonder un débat plus intelligent, et rendre à tous le sentiment qu’on peut s’orienter dans le monde pour y parler et y agir ensemble.

La conviction, qui a analysé avec soin toutes les données pour aller chercher une petite information qui manque encore, sait que le monde n’est pas fini. Elle ne se contente pas d’informer, elle interroge, elle ouvre d’autres questions possibles, elle s’arrache aux présuppositions qui enferment les discussions dans des bornes fermées. Un témoin crédible, que ce soit dans les confrontations de la justice, de l’histoire, de la politique ou de la religion, sait laisser la place aux autres témoignages, parce qu’il ne se met pas lui-même en avant, ne prétend pas à lui seul tout comprendre. Mais un témoin crédible accepte courageusement d’avoir une voix, et pas seulement un discours interchangeable, et de vouloir ce qu’il dit — c’est tellement plus facile de ne pas prendre sa propre parole au sérieux ! Et parce qu’il ose donner son interprétation, la confier sans l’imposer aux autres, il donne à ceux qui l’entendent confiance dans leur propre voix.

Paru dans La Croix n°27/01

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)