Bible et politique

1) Un bon vieux débat

Voici une des questions les plus controversées de l’histoire, une question qui a fait couler non seulement de l’encre mais du sang et des larmes. Heureusement ces temps semblent apaisés. Mais l’histoire n’est pas finie, et la question demeure. Tout se passe comme si nos façons de lire le texte biblique étaient aussi porteuses de nos façons d’interpréter notre monde actuel, et réciproquement. Ces façons varient, dans l’espace comme dans le temps, et c’est déjà un premier problème. N’est-ce pas déjà un indice de notre façon d’instrumentaliser le texte que d’aller y chercher des ressources presque coupées sur mesure, au fur et à mesure que nous en avons besoin ? Mais bien souvent c’est l’inverse qui se produit, et c’est le texte qui par sa résistance et sa protestation donne un point d’appui extérieur au monde tel qu’il va, et qui permet de déplacer notre rapport au monde, de bouleverser notre regard et notre agir.

Un peu par hasard cette série, pensée à plusieurs, succède à celle que j’ai proposée les semaines précédentes sur « Karl Barth, une épopée ». Sous le nom de Karl Barth je désignais une aventure « collective », et une ample oscillation du rapport entre l’évangile et la politique. La diversité des figures que le théologien propose tant de l’Eglise que de l’Etat et de leurs rapports, montre à quel point, pour lui, c’était une question d’interprétation, à ajuster à chaque époque. Il insistait, en plein combat de l’église confessante contre le nazisme, sur le fait qu’il n’y a pas de conception de l’Eglise ni de l’Etat qui soit entièrement bonne ou qui n’ait à son tour des effets pervers. Et lui qui en 1919, dans son Commentaire de l’épître aux Romains insistait sur l’infinie distance anti-politique qui lui permettait de dire que Dieu n’est le dieu d’aucun État, déploiera en 1933 l’idée apparemment inverse et complémentaire de la « seigneurie unique » de Jésus sur l’histoire, que c’est à l’évangile qu’il faut d’abord obéir, et que les empires humains sont du bluff.

Le protestantisme français a lui-même connu une oscillation voisine, passant de ce qui semblait aux yeux de certains un excès de politisation et d’engagement à ce qui paraît aux yeux de certains autres comme un excès de dépolitisation et d’apolitisme. Pour les uns le sens du texte biblique est seulement spirituel, et ne parle au fond jamais que de la confiance absolue en Dieu. La politique n’ayant pas de rapport avec le salut, on peut la considérer comme une fonction conservatoire, en attendant, et seulement humaine. Pour les autres cette confiance absolue n’est pas « gratuite » ni même bon marché : elle engage une forme de vie entière qui soit cohérente, et toute interprétation des textes comporte une dimension éthique et politique, valable dans ce monde ci. Chacun des lecteurs redira cette oscillation dans ses termes propres, mais sait aussi les effets pervers de ces deux théologies du politique, lorsqu’elles se bloquent dans une posture figée. Les uns virent à l’indifférence politique et à la psychologisation du texte, dans une sorte d’évasion du monde ; les autres tirent de la Bible des exigences à appliquer immédiatement, qu’elles soient moralistes, révolutionnaires, ou fondamentalistes.

Notre propos, dans les textes qui viennent, est de compliquer cette polarisation un peu trop simple. D’abord le visage du monde se modifie, les temps changent, et il n’est pas inutile, en vue des tempêtes comme des météos étales, d’assouplir notre rapport aux textes bibliques, et de rouvrir d’autres constellations dans notre firmament. Ensuite nous aussi, les uns et les autres, nous changeons et nous déplaçons, et ne venons pas au texte ni au monde avec les mêmes interrogations.  Et puis nous voudrions nous méfier de toute lecture qui nous dirait, au nom de la science, de la foi, ou de la morale, que « c’est comme ça ! ». C’est toujours plutôt « comme si », au sens où le texte demande à être interprété, reçu dans nos vies en les refigurant. Les principaux textes ont une ampleur métaphorique, une capacité à être relus et réinterprétés dans des contextes inédits, à y ouvrir des voies neuves, et c’est justement ce qui fait leur autorité.

Plus généralement il est bon d’ouvrir largement l’éventail de la pluralité des rapports entre la Bible et la politique, qui varient selon les textes et les genres. On ne peut faire du texte biblique en entier une métaphore de la foi seule, car de toute évidence, certains textes bibliques sont très prescriptifs, et d’autres ont des résonances éthiques très fortes. Mais on ne peut pas davantage la lire de façon moraliste ou fondamentaliste, comme si la Bible n’était que prescriptive, trop de passages sont tout simplement immoraux. Alors ? Il faut commencer par admettre que les textes bibliques ne sont pas homogènes et que, par conséquent, les rapports entre Bible et politique ne sont pas uniformes, et varient selon les textes entre la séparation pure et l’implication simple, qui ne sont ici que des figures limites de l’interprétation. La diversité des genres littéraires eux-mêmes, les grands récits de la Genèse, la loi, les prophètes, les cantiques et les psaumes, les livres de sagesse, les apocalypses, les épîtres, les paraboles, les sermons dans leurs bénédictions comme dans leurs malédictions,  suscitent des articulations différentes, autorisent des mouvements différents.

C’est ce que nous voudrions illustrer. Les auteurs de cette série sont très divers, et le style des textes l’attestera, parfois appuyé sur textes bibliques, mais pas toujours ! Nous sommes trois « biblistes », Françoise Smyth-Florentin, Corina Combet-Galland, Thomas Römer, et deux « éthiciens » si je peux ainsi me permettre de mettre Jacques Maury avec moi dans ce sac ! Ce que Jacques Maury apporte, ce sont notamment des années d’exercice des responsabilités politiques de l’Eglise, qu’elle se veuille impliquée ou en retrait de la scène politique. C’est donc un sens aigu de l’épaisseur des liens entre la foi et l’engagement, de leurs retournements et de leurs décalages. Une des choses que Françoise, Corina, et Thomas ont le mieux travaillé et fait travailler, c’est le rôle des conflits politiques dans la constitution même du canon biblique. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de discours et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel : le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même boîte noire les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert. C’est ce conflit fondateur que nous voudrions faire sentir, non seulement comme les traces archéologiques de disputes passées, mais comme une ressource pour mieux honorer et comprendre nos combats et débats d’aujourd’hui.

Olivier Abel

Publié dans Réforme n°3370 du 27/5/2010

2) Le Pentateuque : une histoire politique

Ce que deviendra la Torah, le Pentateuque, la « première Bible » est mis en place durant l’époque perse lorsque des traditions narratives et prescriptives de provenances diverses ont été rassemblées pour constituer un seul document. Ce travail correspond à la naissance du judaïsme réagissant à une crise identitaire provoquée par la destruction de Jérusalem et la déportation d’une grande partie de l’élite judéenne à Babylone. Bien que les Perses, après avoir mis fin à l’empire babylonien, eussent permis le retour des déportés et aussi la reconstruction des sanctuaires détruits, un grand nombre des exilés restèrent pour des raisons économiques à Babylone ; le temple reconstruit ne signifia nullement l’autonomie politique de la province de Yehoud d’ailleurs en concurrence avec la Samarie qui possédait également un sanctuaire important dédié à Yahvé. Une appartenance commune au « peuple de Yahvé » ne dépendait plus d’une autorité politique. Elle ne coïncidait plus avec un territoire circonscrit ; la diaspora babylonienne et aussi égyptienne n’était plus un phénomène provisoire mais une réalité durable.

Les deux élites intellectuelles et économiques installées en Judée mais aussi en Samarie acceptèrent cette nouvelle donne. L’un de ces milieux est dit des « Deutéronomistes », des « fonctionnaires » laïcs qui gardaient et recopiaient les livres du Deutéronome, une histoire de Moïse, et une histoire de la royauté qui expliquait la fin de celle-ci ; l’autre est celui des prêtres qui possédait dans leur bibliothèque un document commençant avec la création du monde en Gn 1 et se terminant avec l’institution du culte sacrificiel et des lois rituelles et de pureté dans le Lévitique. Ces deux groupes qui avaient accepté de collaborer avec les Perses, d’ailleurs peu intéressés par la Palestine, s’étaient retrouvés dans la redéfinition du culte yahviste. Dans leurs écrits, ils affirment que Yahvé n’est pas un dieu national, comme il l’était à l’époque de la monarchie, mais le seul « vrai » dieu, qui entretient cependant une relation spéciale avec Israël (le nom d’Israël, d’abord politique, est maintenant « théologique » et désigne le « peuple de Yahvé »). Les sacerdotaux défendirent l’idée d’un monothéisme inclusif en identifiant Yahvé au grand dieu du Levant, El, alors que les Deutéronomistes promouvaient un monothéisme exclusif appelant à rejeter les « autres dieux ». Les deux groupes s’accordèrent à attribuer l’institution de cette nouvelle identité religieuse à Moïse et à faire de lui, plus précisément de la Torah de Moïse, la nouvelle autorité régissant la vie sociale et religieuse en Palestine et dans la diaspora.

La tradition biblique fait d’Esdras le promulgateur de la Loi : qu’elle ait ou non une base historique, il est très probable que la compilation des divers codes de lois et récits en un seul « livre » remonte en effet vers 400, au temps où l’on situe la mission d’Esdras à Jérusalem. Notons qu’Esdras, en Esd 7,1-16, est à la fois prêtre et scribe ; il symbolise ainsi le fait que la publication du Pentateuque résulte principalement d’un compromis entre les deux Ecoles, sacerdotale et deutéronomiste. Il fallait donc un document acceptable pour le pouvoir sacerdotal et pour le pouvoir laïque, pour les juifs du pays comme pour ceux de la Diaspora. Il y eut sans doute bientôt un accord pour limiter le récit de ce nouveau document aux origines pré-monarchiques du peuple. En ceci le judaïsme naissant invente la « laïcité », la séparation du religieux du pouvoir politique, au moins en théorie. Le Pentateuque montre en effet qu’on n’a besoin ni de la royauté, ni du pays, pour vivre en juif, conformément à la Torah de Moïse, promulguée avant la traversée du Jourdain.

C’est donc l’avènement d’un rouleau, d’un livre qui va fonder le judaïsme naissant, lui permettre de trouver une identité, en l’absence d’une autonomie politique et d’une cohésion géographique. On ne sait pas à partir de quel moment ce livre a été considéré comme autorité par l’ensemble des Juifs et des « Samaritains ». La Torah ne s’est pas imposée immédiatement dans tous les milieux du judaïsme. C’est probablement la traduction de la Torah en grec, au troisième siècle avant notre ère, qui indique que désormais l’autorité de la Torah est reconnue aussi par les juifs d’Egypte. Mais en quoi la Torah est-elle autorité ? Les rédacteurs de la Torah n’ont pas simplement gardé le code le plus récent, mais ont en effet juxtaposé trois collections de lois qui proviennent d’époques et de milieux divers. La raison est sans doute qu’on les considérait toutes les trois d’origine divine et qu’on ne pouvait donc supprimer ni l’une ni l’autre, même si elles étaient sur certains points contradictoires. Dans la structure du Pentateuque, les différents codes ont donc la même autorité : ils sont tous situés lors de la révélation du Sinaï ou comme rappel de cette révélation par la bouche de Moïse. Cette autorité identique nécessite du coup une démarche interprétative.

La même volonté de faire cohabiter dans un livre des traditions et des récits divers se vérifie aussi sur le plan idéologique. Le livre du Dt contient un certain nombre de textes qui insistent sur une stricte séparation entre « Israël » et les autres peuples : on doit détruire leurs sanctuaires, éviter tout intermariage puisque Yahvé a choisi Israël pour qu’il ne soit pas contaminé par les dieux des autres peuples (Dt 7). Or, à la fin du livre de la Genèse se trouve une tout autre vision du rapport entre Israël et les nations. L’histoire de Joseph (Gn 37-50), récit des aventures et de l’ascension d’un des fils de Jacob, vendu par ses frères en Egypte, promeut en effet un judaïsme plus « libéral » que celui que reflète la tradition deutéronomique. Le récit développe une théologie universelle, préférant par exemple le nom d’Elohim à celui de Yahvé. Il n’insiste pas sur la spécificité de la foi yahviste, au contraire : le Pharaon et Joseph mènent des conversations théologiques sans que cela pose un quelconque problème. Ainsi Joseph devient-il l’ancêtre d’un judaïsme de la diaspora qui cherche l’intégration et une vie paisible dans le pays d’accueil. Il est remarquable que les derniers rédacteurs du Pentateuque aient intégré le roman de Joseph dans la Torah. Ils y font ainsi entendre une voix bien différente de celle des gardiens de la tradition deutéronomiste.

L’autorité de la Torah ne peut donc se fonder sur une cohérence idéologique, morale ou diachronique. La manière dont les intellectuels judéens (en concertation avec ceux de Samarie ?) construisent le Pentateuque au quatrième siècle avant notre ère empêche tout « fondamentalisme » ou littéralisme. L’autorité de la Torah ne peut se baser sur une compréhension et une application à la lettre des textes qu’elle contient. Il faut précisément la chercher dans la diversité assumée des traditions qui y conversent et créent ainsi un langage politique.

Thomas Römer
Publié dans Réforme n°3371 du 3/6/2010

3) Hors de l’oppression, je me lève

Lisons mot à mot. Le psaume 12 appelle au secours. Il relaye le cri d’une humanité qui n’en peut plus. Car il n’y a plus qu’une poignée de ce genre d’hommes, fidèle, le hasid qui vit de rendre grâce pour la grâce (hesed) reçue : on ne vit plus de don en don. Le chant le redit : « ils disparaissent, ceux de la confiance ».

 

PSAUME 12

2- Sauve, Yhwh!

Car il ne reste qu’une poignée de ceux qui vivent de la grâce, car ils disparaissent ceux qui vivent de fidélité, d’entre les fils d’Adam.

3- C’est du faux que chacun dit à son frère.

Ils parlent d’une lève flatteuse, d’un coeur double.

4- Que Yhwh retranche toutes les lèvres flatteuses

la langue des grands discours

5- Ceux qui disent : « par notre langue nous sommes puissants ; nos lèvres sont avec nous. Qui est notre Seigneur? »

6- « Hors de l’oppression des pauvres, du gémissement des malheureux maintenant, je me lève », dit Yhwh.

« J’assurerai le salut à celui que l’on balaye d’un souffle ».

7- Les paroles de Yhwh sont des paroles pures,

de l’argent fondu à l’entrée de la terre,

fondu sept fois.

8- Toi, Yhwh, tu nous garderas,

Tu nous préserveras de cette génération, à jamais.

9- Tout autour, les méchants se promènent

comme s’enfle la bassesse des fils d’Adam.

Dans l’hébreu fassu emounim, on entend ce scandale, cet évanouissement sifflant de la parole jadis tendue par la promesse de la fidélité de Dieu (emet, racine amen, dit la corde tendue de la caravane). On touche ici à la logique de base de l’alliance royale, si bien exprimée en Esaïe 7, 9b : « Si vous ne vous tenez pas vous ne serez pas tenus ». Ce que « chacun dit à son frère », c’est du shàwe, du nul, du toc, du faux. Ainsi tout est peu à peu retourné : au frère, par définition, on donne le vrai de sa parole. Mais ici, il ne s’agit plus que de mentir, « avec deux cœurs », de flatter le désir de l’autre, et il n’y a plus de parole donnée. Dans l’effroi de cette rupture du pacte élémentaire des échanges entre hommes, le psalmiste en appelle de nouveau à Yhwh. Du même verbe décisif qui sert à dire « contracter » une alliance, le psaume continue : « Que Yhwh coupe ces lèvres et cette langue » qui tiennent le discours présomptueux du pouvoir jusqu’à persifler et blasphémer ouvertement. Ils osent dire : « Nos lèvres sont avec nous » (ittanou), et contrefaire la parole « Dieu est avec nous ». Au lieu du roi dont on attend qu’il dise « immanou EL », voilà bien les nouveaux seigneurs de la communication ! Ainsi, à la mi-temps du psaume, les mots ne veulent plus rien dire. Ils ont réussi à faire mentir l’alliance de Dieu.

Le verset 6 traverse alors le chant, le retourne. La parole est à un autre. Le premier mot dit le lieu d’où ça sort, plus que la cause : « Hors de l’oppression du pauvre, hors du soupir des sans-rien… ». Ces mots pour dire l’oppression ou le soupir sont polysémiques et semblent avoir un contenu indicible, à force d’être insupportable ; ils englobent tout ce que le psalmiste a déjà évoqué. Mais comme un juge se lève pour prononcer le verdict, il poursuit « … Maintenant, je me lève, dit Yhwh, Je sauve celui contre qui l’on souffle ». De nouveau ici, après le coupant des verbes en « je », on retrouve l’indécidable désignation de tous ceux qui agonisent, évoquant leur dernier souffle, ou le souffle méprisant qui les achève. Reste ce qui surgit de cet écrasement, le juge dont la parole, selon le psalmiste revenu au langage des sages, est véridique, et fait la vérité (cf Jn 3,21). Ainsi donc, mentir, manquer à l’autre, ne voir en lui que l’étranger, est-ce l’opprimer, avec souvent des mots doux qui jouent au pouvoir souverain, comme de droit divin. Est-ce la technique politique des Grecs qui subvertit le langage traditionnel des pactes que l’on ne rompt pas? Opprimer l’autre, c’est aussi mentir, faire mentir Dieu, celui de la parole donnée.

La fin du texte encadre l’oracle par une actualité qui le nie. L’humanité est pénétrée de « bassesse », zullut, tout ce que l’homme produit de vil, de misérable, de vénal, etc. Seule la prière crée ici un lieu de résistance : elle dé-trompe. Une dernière remarque : la traduction grecque, La Septante ou sa source, ignore cette finale réaliste ou la corrige : « Les impies se promènent, tu as selon ta grandeur, grandement exalté les fils des hommes »(LXX, Ps 11,8b). Le Magnificat, lui, de tradition juive, chanté selon Luc (1,46-55) par Marie qui vient d’acquiescer à l’étrange annonce qu’elle a crue sur parole, pourrait relever le défi et le vérifier. En tout cas la bassesse de la servante est le lieu de l’amen qui renverse les puissances. Et le même Luc, plus loin, dit sa vision de ce qui se passe au long de nos frontières et de nos rivages, et jusqu’au pied de nos maisons : « Il y avait un homme riche… Un pauvre, Lazare, était couché à sa porte »(16,20).

La théologie du psaume ne critique pas le caractère fini, incapable, de la parole de l’homme, mais le fait qu’elle mente : elle est fausse, meurtrière ; son exploit, c’est la domination de l’autre. Bloy, Bernanos ou la théologie de la libération n’ont pas tout dit. Même l’avant-dernier soupir de l’humanité ne dit pas, n’est pas la parole de Dieu. Le psalmiste ne rend pas la parole aux niés de la terre, ce serait encore une illusion. Engels et Marx avertissaient : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur… Elle est l’opium du peuple »(1844). Hors du magma humain écrasé d’où elle se lève, la voix qui doit dire le vrai, juge et sauve d’une même réponse, le monde où le mensonge tue, parfois au nom de Dieu, mais le même monde où il en est qui appellent à l’aide. La déréliction et l’insurrection ensemble, comme espace étroit du cri devenu appel et d’une réponse à déchiffrer, voilà l’espace de la théologie. Là où le sans-voix est dehors, l’évangile se fait dur et d’abord muet, exilé. Là où une parole le nie, restent les silences de Jésus. Muet aussi, inaudible, l’évangile qui se ferait séducteur, promesse incantatoire de salut pour tel et tel, invitation à progresser dans l’être, soi-disant moins vulgaire que l’avoir, ou même louable intercession. On ne peut laisser le Calvaire à sa porte et méditer la résurrection. Il faut que dans le cri du psaume s’engouffre la réalité de ceux pour qui le Dieu du psalmiste dit « je », « je me lève ».

Françoise Smyth
Professeur d’Ancien Testament
Publié dans Réforme n°3372 du 10/6/2010

4) « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique pour que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle »

Un jour, il y a quelques années, où j’avais assuré le culte à la radio, j’avais prêché sur ce verset, bien souvent inscrit sur les murs de nos temples comme un résumé de tout l’Evangile (Jean 3,16), et j’avais souligné que Jésus y déclare « Dieu a tant aimé le monde »… Le monde, et non pas tels religieux, ou tels justes, mais bien le monde. Quelques jours plus tard j’avais reçu d’un vieil ami une lettre désolée qui m’apostrophait sévèrement : « mais enfin, écrivait-il, as-tu complètement oublié que dans l’Evangile, le monde, c’est le mal, c’est Satan ?… »

 

Luc 4 17-27

On lui donna le livre du prophète Esaïe, et en le déroulant il trouva le passage où il était écrit : « L’Esprit du Seigneur est sur moi parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur. » Il roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il commença à leur dire: «Aujourd’hui, cette Écriture est accomplie pour vous qui l’entendez (…) Oui, je vous le déclare, aucun prophète ne trouve accueil dans sa patrie. En toute vérité, je vous le déclare, il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Elie, quand le ciel fut fermé trois ans et six mois et que survint une grande famine sur tout le pays ; pourtant ce ne fut à aucune d’entre elles qu’Elie fut envoyé, mais bien dans le pays de Sidon, à une veuve de Sarepta. Il y avait beaucoup de lépreux en Israël au temps du prophète Elisée ; pourtant aucun d’entre eux ne fut purifié, mais bien Naamân le Syrien ».

J’en fus moi-même désolé, non seulement parce que cela venait d’un ami très respecté, mais surtout parce que je ne pouvais pas accepter que soit ainsi mis des limites à l’amour de Dieu, au nom de je ne sais quelle propre justice de chrétiens excluant tous les autres de la puissance de la grâce de Dieu.

Je dois pourtant reconnaître que mon contradicteur n’avait pas entièrement tort : il est vrai que dans le même Evangile de Jean « le monde » mentionné au moins quarante fois, ce monde, c’est la plupart du temps seulement « le lieu » neutre d’habitation des humains, mais il est aussi considéré bien des fois comme un lieu hostile d’éloignement, négatif parce que négateur ; « le monde me hait parce que je rends de lui le témoignage que ses oeuvres sont mauvaises » (Jn 7,7) ou bien « si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous » (Jn 15,18) et bien d’autres exemples.

Le fait est d’ailleurs que l’Evangéliste l’avait annoncé d’emblée dans son célèbre prologue : « la Parole… créatrice de toutes choses, … véritable lumière venue dans le monde pour éclairer tout homme », « le monde ne l’a pas reçue » (Jn 1,9-11). Ce qui par la suite amène Jésus à avertir ses contradicteurs : « Vous, vous êtes de ce monde, mais moi je ne suis pas de ce monde » (Jn 8,23)

On ne peut donc pas nier cette connotation. Mais on ne peut pas pour autant tenir pour nulle l’autre, celle où « le monde », c’est seulement la terre habitée. Et il faut constater que ces deux sens coexistent, parfois dans la même phrase, comme par exemple dans la prière ultime de Jésus pour ses disciples: « ils ne sont pas du monde, comme je ne suis pas du monde… comme tu m’as envoyé dans le monde, je les ai envoyés dans le monde… afin que le monde croie que tu m’as envoyé… et que tu les as aimés comme tu m’as aimé » (Jn 17,10-24). Cette double utilisation du mot « monde », apparemment contradictoire, implique au contraire que Jésus dit bien que c’est à ce monde, bien qu’injuste et révolté, et même parce qu’injuste et révolté, que Dieu l’a envoyé comme son fils unique, pour que ceux qui l’habitent ne périssent pas, mais croient en lui et accèdent à la vie éternelle.

Et tout le reste de l’Evangile, de tous les évangiles et de tout l’Evangile, ne fait que confirmer que cette promesse concerne bien tout le monde, qu’il n’y a personne d’exclu, et particulièrement aucun étranger. Il suffit pour en être assuré de relire le récit de la prédication de Jésus à Nazareth (Luc 4,16-30). Ou encore celui de sa rencontre avec la femme cananéenne, celle qui voulait bien être « un petit chien » pour avoir accès à la miséricorde de Jésus (Marc 7,14-30). Ou encore l’histoire du pauvre Lazare couché à la porte d’un riche vêtu de pourpre (Luc 16,19-31). On voit bien à ces exemples que si c’est bien dans le monde où l’on se trouve aujourd’hui, si soupçonneux à l’égard des étrangers, que l’on s’efforce de déchiffrer l’interpellation de la parole de Dieu, elle en devient singulièrement concrète et parle immédiatement de la grâce souveraine.

Bref, pour n’avoir lu que la moitié de ce qui concerne « le monde », mon ami contradicteur s’exposait à « avoir tout faux » en rejoignant la méchante cohorte de ceux qui se sentent si fiers de ne pas être du monde qu’ils risquent de s’exiler eux-mêmes de la grâce de Dieu qui récuse toute frontière.

Mais il faut assurément que de mon côté je prenne garde à ne pas méconnaître ce que Dietrich Bonhoeffer appelait « le ‘prix’ de la grâce » en oubliant que pour elle, il a fallu que le Père donne son fils à ce monde, jusqu’au bout, jusqu’à l’abandon.

Et comme pour éviter qu’on en vienne à transformer cette grâce souveraine en vérité si générale qu’elle en serait prétexte à s’exempter de tout engagement personnel, l’évangéliste a fait précéder son affirmation du récit de la visite nocturne du pharisien Nicodème, venu à Jésus pour s’assurer qu’avec ce faiseur de miracles, il s’agit bien d’un docteur venu de Dieu. Et Jésus lui déclare tout à trac : « En vérité je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, d’en haut, il ne peut voir le Royaume de Dieu ». Qu’est-ce à dire sinon que pour accéder à la certitude de la grâce suffisante, il faut la recevoir personnellement, comme une nouvelle naissance, qui, selon Jésus, ne peut venir que « d’en haut », c’est-à-dire de l’Esprit de Dieu et non de nous, ce qui devrait en tous cas nous interdire de nous autoproclamer born again, comme on dit parfois en Amérique comme si c’était acquis par nous-même. Je le redis : ce serait se priver soi-même de la grâce.

La grâce, pour en vivre, il faut la recevoir en regardant sans cesse à celui qui a été élevé sur la croix, comme l’était le serpent d’airain que Moïse avait dressé pour que ceux qui concentreraient sur lui leurs regards soient guéris de la morsure des serpents du désert (Jn 3,14). Tout l’Evangile de Jean le redira : si Jésus a été « élevé », intronisé, sur la croix, c’est pour qu’en gardant les yeux, l’esprit et le coeur fixés sur lui, nous soyons délivrés de toutes les morts qui nous habitent et nous tuent et que nous entrions dans la vie, celle où Dieu règne.

Jacques Maury
Publié dans Réforme n°3373 du 17/6/2010

5) La réconciliation, nous l’avons reçue. Et alors ?

Le texte entier est sous le signe de la justice terrible de Dieu : son droit de colère (v.9) ou de vie (v.10). Or la paix est d’emblée déclarée, elle nous est donnée. Tout simplement, nous l’« avons » : déjà, nous sommes justifiés par Christ. Paul en répète la nouvelle aux deux bords du passage, marquant ainsi l’espace à habiter (v.1 et v.9). Le ton est si grave, la paix si miraculeuse, qu’il parle en « nous » et pas en « vous ».

 

Romains 5,1-11

1 Justifiés donc à partir de la foi, nous avons la paix devant Dieu par notre Seigneur Jésus Christ

2 par qui nous avons obtenu aussi l’accès à cette grâce

dans laquelle nous sommes établis

et nous fondons notre fierté sur l’espérance de la gloire de Dieu.

3 Non seulement cela, mais nous mettons aussi notre fierté dans les détresses, sachant que

la détresse produit la persévérance,

4 la persévérance la traversée de l’épreuve,

et l’épreuve l’espérance.

5 L’espérance ne confond pas de honte parce que l’amour de Dieu a été déversé dans nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné.

6 Christ, alors qu’encore nous étions sans force,

 au moment décisif, pour des gens sans piété est mort.

 7 C’est à peine si, pour un juste, quelqu’un mourrait.

 Pour un homme de bien, quelqu’un peut-être se risquerait à mourir.

8 Or Dieu a confirmé son propre amour pour nous en ce que,

alors que nous étions pécheurs,

Christ, en notre faveur, est mort.

9 A plus forte raison, justifiés maintenant en son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère. 10 Car si, alors que nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son fils,

à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés en sa vie.

11 Non seulement cela, mais nous mettons aussi notre fierté en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ,

par lequel, maintenant, la réconciliation, nous l’avons reçue.

Tout prend sa source de la foi partagée (v.1). Elle est sans complément, un mouvement d’être. – Ayez la foi, elle peut transporter des montagnes, dira l’Evangile (Mc 11,22-23). -Quand j’aurais toute la foi jusqu’à déplacer des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien, répond Paul qui laboure toujours le terreau communautaire, soucieux de la fraternité (1 Co 13,2). Ici, tout bonnement, « nous » sommes ceux de la foi, ou de la confiance, en Dieu.

Ce don d’une identité se déploie alors dans un récit : c’est le tracé de notre histoire, entre l’instant originel, la justification dans le sang du Christ, et le salut futur, commencé, et ainsi assuré, en sa vie. Le temps, notre temps, comme un « maintenant » qui intègre dans notre épopée humaine ce qui s’est joué de décisif à l’heure de Dieu, est de part en part celui de l’ « accès à la grâce » ; nous sommes invités à nous y tenir, debout, à donner ainsi poids à cette identité reçue, pour la rendre vraie. Un poids qui ne peut venir que de la gloire même de Dieu, et ainsi s’espère. Mais l’espérance ne se révèle pas ailleurs qu’à travers ce qui précisément éprouve la confiance et la vérifie : les détresses. Paul nomme l’espérance, et même trois fois (v.2.4.5). Mais son regard diffère du stoïcisme ambiant où, associée à la crainte, l’espérance paraît fille de l’incertitude, en attente de ce qui adviendra au lieu de s’arranger du présent. Elle est ici le viatique en même temps que le fruit du voyage de notre existence. C’est l’espérance seule, fondée dans ce qu’ils croient du Dieu de Jésus-Christ, qui atteste la vérité de ces justifiés que nous sommes, et marque de son signe leur identité commune. Ainsi en est-il sans doute de toute histoire d’amour.

L’espérance n’est pas une illusion ; au souffle de l’espérance nous ne risquons pas de nous dissoudre sous la risée du monde. Car elle naît de l’amour de Dieu en acte. Elle témoigne de notre origine et de notre avenir, elle est l’étrangeté d’un amour déversée dans nos cœurs, transformant tout être et toutes choses, maintenant (v.5).

Au milieu du texte on entend battre alors le cœur de cet amour, en pulsations rythmées (v.6-8). Christ, sujet, dessine l’inclusion, il est premier et dernier. L’histoire de nos faiblesses est rappelée dans le cadre de son intervention. Quatre fois la mort frappe en fin de phrase. Mais les quatre fois le verbe mourir est précédé de ce qui va le retourner et ouvrir cette fin vers sa finalité : un simple « pour », ou, à peine plus appuyé, un « en faveur de ». La vie maintenant sait d’où elle procède : les injustifiables ont été justifiés. Les sans–force, les sans-Dieu, les pécheurs sont ceux pour qui Christ est mort. Il est mort pour nous, et pour les autres injustifiables. Dieu crée à neuf ce qui n’était pas digne d’être aimé. Ce sont ces injustifiables justifiés qui sont appelés à espérer en toute épreuve. Ce ne sont pas des naïfs pour autant. Au contraire. Il s’agit bien d’espérer contre toute raison, mais en toute clarté, à cause du seul amour, souverain dans son abandon, de Dieu.

Le texte mène plus loin. Que nous soyons des faibles, des impies, des pécheurs se dit autrement : nous étions surtout, jusqu’à un maintenant tout neuf, des ennemis, nous serons toujours des ennemis pour qui Christ est mort afin de nous réconcilier. Nous voici donc des réconciliés – des rescapés, dirait l’Ancien Testament. Paul affirme alors trois fois la réconciliation (v.10 et 11). Dans la racine du mot grec, il y a l’autre. Se réconcilier suppose une transformation. Etre réconcilié, c’est devenir autre, se laisser changer. C’est aussi rencontrer l’autre, échanger avec lui. Il s’agit maintenant, ancrés dans l’espérance, d’être en toutes choses et à l’égard de tous, des adversaires d’avance réconciliés, quelle que soit la traversée nécessaire et promise.

Car il y a un secret inaugural, comme le sceau de cette communauté de destin que Paul convoque dans l’histoire : « la réconciliation, nous l’avons reçue ». Recevoir est le dernier mot du texte. Tout est dit : la justification, l’accès à la grâce, la confiance, l’espérance et même l’amour de Dieu confié à nos cœurs. Mais tout reste à faire : comment allons nous interpréter cette réconciliation au milieu de nos vies ? Nous avons reçu notre identité – notre fierté dit Paul – devant Dieu et devant les hommes comme unique vocation à susciter, même jusqu’à la mort, la réconciliation. Jusqu’à ce qu’autour de ce « nous », et entre nous, quiconque puisse reconnaître : oui, nous nous savons réconciliés les uns avec les autres, et même chacun avec soi-même. Cela s’appelle la paix.

  Corina Combet-Galland
Publié dans Réforme n°3374 du 24/6/2010

6) L’exil et l’alliance

Voici un commentaire en quête de texte ! Je sais que « c’est biblique » mais où ai-je pris ces thèmes et ces idées ? C’est ce que je cherche encore. Je vois bien que cela touche à des questions d’exil, de dépaysement, d’arrachement. Mais je sais aussi le « dépaysement chez soi » de ceux qui étaient déjà là et ont vu leur quartier submergé par des inconnus, des langages qu’ils ne comprennent pas, des bulldozers parfois qui cassent tout. Je vois bien qu’il s’agit du dénuement des nouveaux venus, de ces migrants qui viennent comme de nulle part, comme s’il avait tout fallu perdre pour débarquer dans un monde nouveau. Mais je sais aussi que les nouveaux nés qui viennent au monde sont aussi parfois comme des barbares, qui se croient partout chez eux et ne respectent rien. Et encore, tant que l’exil se fait un par un, on peut s’y faire doucement. Mais soudain nous sommes propulsés en bloc dans l’exil, ou submergés par une vague d’exilés, et c’est la guerre.

Au départ pourtant l’idée était superbe. On nous avait dit : tu quitteras père et mère, tu quitteras ton pays pour celui que je te montrerai. On avait repris le geste de Calvin, et déplié méthodiquement le droit de partir. On avait cru à la possibilité toujours d’aller ailleurs, de tout recommencer sur d’autres plages du monde. Il s’agissait de sortir de la servitude, de la minorité pour accéder enfin à la liberté adulte. On avait compris qu’il n’y avait pas de nouvelle alliance sans rupture, de lien libre et véritable sans possibilité de se délier. C’était la belle idée de Milton, mais aussi plus tard d’Emerson, qui nous avait ouvert l’espace d’une épopée océanique, tout autant que la possibilité, pratiquée par Thoreau, de nous retirer dans notre cabane, de faire sécession d’avec une société injuste. Et de recommencer autrement.

Peu à peu cependant des questions se sont levées. Nous avons d’abord découvert que l’alliance ne se faisait pas sur une tabula rasa, comme si nos colonies s’étaient implantées dans un monde vierge, et comme si notre monde n’était pas désormais fini. On ne peut pas toujours s’évader dans un déplacement perpétuel, et il faudra bien revenir à nous, à ce qui est à portée de nos mains. Nous avons découvert que le sujet nouveau, fut-il born again, ne pouvait se construire sur le vide sans fabriquer des petits individus amorphes, capables de tout oublier et de tout apprendre, de se délester de tout ce qui leur pèse et de prendre n’importe quelle forme. Nous avons découvert qu’en nous dégageant des servitudes nous avions inventé un nouveau malheur, l’exclusion, et qu’il nous fallait non seulement penser la possibilité de partir mais réapprendre les fidélités.

Nous avions oublié le second terme : il n’y pas d’exil si ce n’est pour faire une alliance nouvelle, qui fasse place à tous ceux qui sont là, exilés ou pas. Oui, ce que la crise réveille, aujourd’hui, c’est tout simplement l’importance des solidarités, conjugales, familiales, amicales, mais aussi sociétales de toutes sortes : nous n’existons que par un prodigieux endettement mutuel. Nous avons découvert que le problème n’était pas tant d’arriver à nouer des liens que de tenir les attachements, les engagements : en amour comme en amitié, en église comme en politique, comment rester ensemble alors qu’on pourrait rompre et partir ? Comment incorporer à nos liens les doses soutenables de décalages et de conflits qui rendent justement ces liens vivants et durables ?

Face à ces nouveaux défis, dans quelles directions chercher ? C’est d’abord ceci : il n’y a pas de nouvelle alliance qui ne remanie d’anciennes alliances toujours déjà là, n’en propose une réinterprétation, comme si les ruptures mêmes étaient comprises dans une fidélité plus vive. Et si chacune de ces alliances surmonte un différend qui aurait pu être mortel, il ne faut pas que telle alliance occulte toutes les autres, comme s’il n’y avait jamais eu à la face du monde qu’un seul conflit, un seul différend qui prétendrait faire taire tous les autres. Ou pour le dire autrement c’est parce que j’ai pu rompre avec elles que je réouvre toutes les alliances enchevêtrées dont j’hérite : et je ne peux contester, menacer de résilier mon consentement à la société, m’en retirer dans ma cabane, que si plus profondément je m’associe avec tout ce qui est là, avec tous ceux qui sont là : je consens au fait d’être en société, même si je proteste contre la société telle qu’elle va. La rupture de l’alliance, c’est le retrait du monde, mais comment nous retirer du monde ? Nous n’avons rien d’autre, et nous découvrons que la rupture n’a pas brisé le monde, qu’elle l’a rendu simplement plus vulnérable, plus précieux.

Plus profondément peut-être, nous avons découvert que nous avions oublié la génération, les générations, comme si tout pouvait commencer en même temps, et d’un coup. Du coup nous avons oublié l’irréductible décalage entre les anciennes et nouvelles alliances, entre les anciens et les nouveaux venus : je veux dire l’asymétrique mutualité de l’endettement et de l’emplacement, de la reconnaissance et du faire place. Comment faire pour que le poids et la mémoire des anciennes alliances n’écrasent pas la possibilité de refaire alliance avec les nouveaux venus, à tel point que ceux ci préfèrent ne rien devoir à personne, laisser tomber tout héritage ? Mais comment faire aussi pour que le surgissement de nouveaux pactes ne se fasse en balayant tout ce qui était déjà là, comme un jardin transmis et réinterprété de génération en génération, et soudain passé au bulldozer du fait accompli? Migrants ou nouveaux-nés, le problème est ici le même : comment faire pour que les promesses de vie ne soient pas étouffées par la dette envers les anciens, mais aussi pour que la reconnaissance de ce qui nous précède nous autorise au contraire à tout réaménager librement ?

Ce qu’il nous faut, c’est réapprendre à nous frotter. Une alliance, un pacte, une prise mutuelle, ne tient que par le frottement : si tout est lisse, si tout glisse, tous les liens se défont. Ce que les exils massifs et involontaires des temps contemporains nous enseignent, quand plus personne ne se sent nulle part chez soi, c’est que le monde nous est donné à habiter non pas chacun retiré dans son coin, mais sous l’alliance de la cohabitation. Le monde n’est que par la cohabitation. Et il se découvre en regardant à nos pieds, comme notre condition la plus commune, la plus ordinaire.

Olivier Abel
Publié dans Réforme n°3375 du 1/7/2010

7) La passion selon Jean

Tout commence par un héritage. Etre humain, c’est être au monde au bénéfice d’un héritage, évidemment multiple. Sa qualité, sa vérité est justement toute la question. Relisons l’Evangile de Jean, notamment les chapitres 18 à 20. Cet Evangile fait le procès d’un héritage : celui d’un homme en qui se fait le procès d’un monde, le nôtre. Et au pied de la croix qui le conclut, le témoin se lève (Jn 19,35) pour que nous croyions, pour que nous soyons constitués en héritiers de celui qui, pour l’amour « jusqu’au bout » (Jn 13, 1) de ses frères, leur laisse tout, en se dépossédant de tout ce que l’on peut laisser au monde.

Il s’est dépris de son identité en s’offrant royalement à la dérision de sa royauté, de sorte que le seul politique en exercice, Pilate, réagit avec ironie : « qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 38). On peut entendre ici : vous nous faites bien rire avec votre vérité ! Le gouverneur romain va piéger les responsables juifs : pour se faire livrer Jésus, ils seront capables de concéder « nous n’avons pas d’autre roi que César » (Jn 19, 16). Combien de fois, dans l’histoire et aujourd’hui, sommes-nous prêts à faire allégeance à César, pour le bénéfice possible de nos institutions, même ecclésiales, caritatives, ou militantes ? Combien de fois, dans l’histoire et aujourd’hui, sommes nous prêts à nous faire des visages à la ressemblance de César, dans la permutation générale que permet l’impériale monnaie, alors que nous devrions nous reconnaître tous à l’image et à la ressemblance de Dieu ?

Oui, il s’est dépris de son identité royale. Il s’est aussi dépris de tout ce qui aurait pu faire reliques, cet héritage de vêtements abandonnés comme butin à la soldatesque des quatre orients du monde. Il n’y aura pas de successeur légitime, comme Elisée le fut revêtu par Elie, là où le vêtement signifie l’autorité. Il n’y aura pas davantage de pèlerinage légitime, eux aussi seront inventés plus tard, quand on se préoccupera de souche et de territoire, avec nos morts dedans (comme le voulait Barrès), et des reliques à ne plus savoir où les mettre (comme le moquait Calvin).

Reste que la tunique, cette tunique « tissée d’en haut et sans couture », est peut-être la figure de la promesse d’une église, constituée une mais dans la mesure où elle donnée au monde selon l’unité même du Père et du Fils qui s’accomplit sur la croix (Jn 17, 21). Donnée sans avoir été méritée, simplement tirée au sort, un peu comme les hasards de la naissance nous rappellent l’égalité radicale des humains face aux héritages et aux conditions : nous aurions pu être n’importe qui d’autre.

D’ailleurs nous étions prévenus dès le dernier repas (Jn 13) : il n’y a là même plus de pain ni de vin, plus d’héritage rituel. Pas de rite à perpétuer. Juste un commandement : servir comme on accueille, sans réserve, l’autre en frère, et ce geste déconcertant de laver les pieds de celui qui est là. Tant pis pour l’esprit magique ou le malentendu fétichiste de Pierre (Jn 13, 6-11), qui veut maquiller en assurance-vie, pour les siècles à suivre, la part à prendre au désaisissement de Jésus. Pas de capital, même symbolique : hériter sans hériter ; juste accueillir comme le disciple bien aimé accueille la mère, et la mère accueille d’être accueillie. C’est ainsi, dit le texte, que le disciple la prend chez lui.

Jésus ne laisse pas même ce corps mort que Joseph d’Arimathée et Nicodème, enfin prêts à affronter les pouvoirs civils et religieux, embaument royalement. Car cela ne l’empêche pas de disparaître : le tombeau est tout neuf, comme une outre qui n’a pas encore servi, déjà vide. Marie de Magdala, aimée et aimante, ne sait au matin de Pâques qui a pris ce corps vénéré, elle voudrait le reprendre. C’est alors que la voix de cet étrange jardinier lui fait tout voir autrement, et lui dit comment se déprendre. Elle est ainsi renvoyée en avant vers les frères endeuillés qu’il faut réveiller : « retournée » par la voix reconnue, elle leur dit « j’ai vu le Seigneur » (Jn 20, 18).

Le bouleversement des lieux vaut inversion du temps : il y avait ce cimetière où les crânes de ceux qui n’ont pas eu droit à des tombeaux finissent par affleurer (Golgotha). Mais le voici ce jour là devenu le jardin où travaille la parole des origines, qui arrache le deuil à la fascination du passé. Un jardin, c’est le contraire d’un musée, même pour des archéologues. Le Prologue n’a parlé de l’archè (du commencement) que dans la visée de faire naître des disciples à une nouvelle genèse, dans ce jardin là. Car déjà, à l’instant extrême où Jésus expirant transmettait son souffle à ceux qui en recevront le témoignage, Jean voit, du côté transpercé du crucifié mort, jaillir le sang et l’eau-vive d’une naissance offerte jusqu’à la fin du monde. Il sait qu’il y a un commencement inouï dans cette fin unique d’un amour jusqu’au bout — et peut-être dans toute fin, pour lui et ses amis, dorénavant.

Combien aujourd’hui nous manquons de cette force d’hériter, de retourner l’héritage ! De rompre avec l’héritage pour en hériter vraiment, et le transformer en don. Seuls ceux qui ont la force de rompre ont la force d’hériter, mais seuls ceux qui ont la force d’hériter ont la force de rompre. Il en est sans doute ainsi de notre Cimade : peut-être rien à « garder », mais aujourd’hui, tout à « croire » de ce qui l’a fondée naguère, quand il fallait.

C’est le monde qui est en question dans tout ce texte, sa durée comme son espace, et comment l’habiter. C’est cela qui est politique. Pas un système particulier, mais l’existence surprenante d’une communauté fraternelle, sans héritage sacré, ni rituel, ni mémorable comme un roman orthodoxe. Juste ce qu’exige de toujours neuf et toujours urgent l’invention du service modeste, mais absolu, lui, de l’accueil.

Une théologie de l’accueil est à construire. L’accueil qu’il nous faut penser à partir du lavement des pieds serait davantage que tous les partages fondateurs, même les plus égalitaires, qui sont encore ceux des vainqueurs répartissant le butin. Il serait plus exigeant que la seule hospitalité, certes magnifique, mais souvent associée à la munificence des puissants. Il dirait l’accueil du monde et de ses héritages dans une lumière d’aube insaisissable, éblouissante, et formidablement active. Certains diront que nous nageons d’un bout à l’autre dans la métaphore. Mais c’est justement là notre héritage. Il faut bien le revendiquer, l’interpréter maintenant.

Cette exégèse de la passion selon Jean
est proposée par Olivier Abel, Corina Combet-Galland,
Jacques Maury, Thomas Römer, et Françoise Smyth
Publié dans Réforme n°3376 du 8/7/2010

Olivier Abel