Le problème des politiques de la mémoire
Je voudrais commencer par dire ma méfiance extrême envers l’idée d’un politique de la mémoire. Par le biais du politique on y glisse un volontarisme qui fait souvent bon marché des dissidences, des récalcitrances, alors que celles ci sont souvent politiquement importantes. Une politique de la mémoire, qui plus est, évoque une notion dangereuse, même si probablement nécessaire. C’est une notion dangereuse car on y touche à l’identité, à des attaches affectives, à des irrationnels, qui sont les vrais « explosifs » de nos sociétés, et qu’il faudrait ne toucher qu’avec de grandes précautions, même si les explosions de la mémoire sont souvent à retardement. C’est une notion nécessaire, cependant, car aucune communauté, de même qu’aucun individu, ne peut exister sans mémoire, sans ce rapport au temps où l’on s’appuie sur ses propres traces pour s’installer dans la durée, dans la simultanéité de plusieurs rythmes rendus ainsi compatibles. L’idée d’une politique de la mémoire veut peut-être dire que toute communauté, implicitement au moins, a vis à vis d’elle-même une stratégie de mémoire, un ensemble de règles admises qui déterminent ce qu’elle garde en mémoire, ce dont elle fait mémoire. Et ce régime n’est pas sans rapport avec le régime politique des sociétés en question. On verra qu’il y est aussi question de la voix : à quoi est-ce qu’on prête voix, à quoi est-ce qu’en cette affaire on donne sa voix, comment la voix entre-t-elle en politique, et en quoi chaque voix excède le discours qu’elle soutient ?
On le sent à toutes ces remarques, il vaut mieux « penser » ce que nous entendons par politiques de la mémoire, comme le fait Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, plutôt que de prétendre n’avoir pas de politique de mémoire, ce qui est une des plus subtiles façons d’en avoir une, mais hors discussion. Il faut remarquer aussi au préalable que les Etats ont le monopole de l’histoire légitime, souvent. Voyez les manuels d’histoire dans les différents pays européens. Mais nul n’a le monopole de la mémoire. Les cadres sociaux de la mémoire échappent largement au politique, ce sont les familles et les communautés, les corps intermédiaires et toutes les formes de transmission porteuses d’un bout de mémoire collective — toute mémoire est collective on ne se souvient jamais absolument seul. A cet égard il s’est néanmoins produit une césure, depuis Verdun, et plus encore Auschwitz : nous assistons à la fin des Grands Récits, des progressismes qui donnaient aux humains, en l’absence de religion commune, leur dose de rêve commun, d’optimisme. Or cet effondrement touche aussi l’art de raconter, si important pour la mémoire, et l’art même de suivre et de reprendre le fil d’un récit, le fil de l’histoire.
Dans le problème des politiques de la mémoire, je voudrais d’abord souligner l’excès de mémoire, et de mémoire manipulée. Car comme plusieurs auteurs l’ont remarqué, Tzvetan Todorov entre autres, nous sommes dans un temps d’exagération de la mémoire. Partout des commémorations, des lieux de mémoires, et des agenda rythmés par les anniversaires davantage que par les injustices prioritaires. Nous sommes à l’âge des musées, mais aussi des anthologie, des bilans. C’est peut-être dû aussi à l’informatique, car les moyens techniques de stockage qui nous avons désormais leurrent nos faibles capacités psychiques : on ne jette rien, on garde tout, on est surchargé d’informations, surchargé d’une mémoire gigantesque. Il nous manque plutôt la faculté de trier, de sélectionner, de garder l’important. Sans cette faculté de jeter, on voit la difficulté de la jeune génération à hériter, à accepter la transmission, mais c’est sans doute parce qu’il y a trop, et qu’il se sentent trop faibles pour porter cette mémoire trop lourde.
Dans ce rapide survol du problème de l’excès de mémoire, je remarquerai encore deux points. Le premier est que cette commémoration, qui a sans doute sa légitimité, est comme emportée trop loin par un discours pédagogique, au fond dogmatique : parce qu’il faut transmettre cela aux jeunes générations, il n’y a plus tellement de débat sur le contenu de ce qui est transmis, et tout l’effort et l’investissement porte uniquement sur la recherche des moyens et des formes d’exposition et de communication et de pédagogie. Il n’y a ainsi pas de débat, pas de dissensus. Mais je pense que la mémoire vive se constitue dans le dissensus des mémoires, et que sans cela on est dans le « politiquement correct », dans la monumentalisation de la bonne mémoire politique, de la mémoire châtiée —comme on parle d’un langage châtié. C’est mon second point, car l’excès de mémoire peut prendre la forme de ce que j’ai appelé ailleurs les politiques du remords. Nous nous repentons pour avoir détruit Carthage, réduit en esclavage une cité aztèque, massacré 3000 huguenots lors de la Saint Barthélémy, introduit l’individualisme capitaliste par notre éthique ou chassé d’Irlande par la misère un ou deux millions de catholiques. Comme si ne parvenant plus à faire mémoire des gloires passées, ni même des grands malheurs communs, il ne restait plus à chacun qu’à faire valoir cette gloire en quelque sorte négative d’avoir beaucoup contribué à l’histoire des malheurs subis par d’autres. Les politiques de la repentance sont parfois encore une façon de faire valoir son importance.
Le problème des politiques de la mémoire ne se borne cependant pas à l’excès de mémoire : il touche aussi à l’excès d’oubli, et aux manipulations de l’oubli. Car ce que j’ai dit de l’accumulation informatique doit être compensé par cette autre remarque : dans notre société on ne répare rien, on jette. Dès que l’on est tant soit peu alourdi par quoi que ce soit qui nous paraisse tant soit peu irréparable, on jette. Dès que l’on est retardé par un poids, une dette, un souvenir, un attachement, un peu gênant, un seul conseil : vendez, et s’il n’y a pas preneur, jetez. On est prêt à tout balancer pour se délester de toutes ces petites dettes symboliques qui encombrent la mémoire, pour défaire ces attachements qui nous tirent vers le fond, au moment où l’on nous demande plus de flexibilité. Dans le cas de l’amnistie ou des prescriptions faciles, on peut bien parler de manipulations de l’oubli. Il y a plusieurs façons de faire cela. On peut directement interdire de faire mémoire, interdire de rappeler un mauvais souvenir ; mais c’est encore une forme de pacte politique, explicite et discutable. On peut aussi effacer du paysage toutes les traces de l’existence de ce qu’on veut oublier, nettoyer toutes les couches archéologiques contaminées par ce qui devrait n’avoir jamais existé, et bétonner une paysage tout neuf, méconnaissable, d’où le passé réel soit à jamais banni.
C’est ainsi qu’aux politiques de la mémoire, qui sont souvent des politiques du ressentiment, correspondent des politiques de l’oubli, qui sont plutôt des politiques de l’amnésie. Je pourrais rentrer dans le détail, et donner toutes sortes d’exemples pour compliquer encore ces questions, montrer la difficulté qu’il y a à jeter la pierre quand le ressentiment ou l’amnésie se présentent comme des moments nécessaires à la survie même de la communauté. Mais il y a une limite absolue que le moraliste ou le philosophe politique que je suis doit désigner, c’est le double visage du totalitarisme qui se profile ici, et qui nous aide à pointer combien l’excès de mémoire et l’excès d’oubli sont corrélatifs l’un à l’autre. La première forme du totalitarisme consiste, comme ce fut le cas dans le nazisme, et plus généralement dans le racisme, mais aussi dans bien des formes ultramodernes de néo-nationalisme ou de fanatisme religieux, à incarcérer l’autre dans une mémoire. Le mot incarcéré me semble judicieux, parce qu’il dit bien de quoi il s’agit : les corps sont captifs de la mémoire qu’on leur assigne, qu’on leur marque au fer rouge de façon irrémédiable, de sorte qu’ils ne puissent plus servir à autre chose qu’à porter le rôle assigné par cette mémoire. La seconde forme de totalitarisme consiste a forcer l’oubli, l’amnésie, le détachement général, à remettre les sujets à la masse en quelque sorte pour refaire à zéro un homme nouveau, un homme enfin libéré des entraves et des aliénations de la mémoire. L’amnésie signifie ici la parfaite malléabilité de la mémoire. Cette forme du totalitarisme fut plutôt le cas du stalinisme, mais on sent bien que toute proportion gardée c’est aussi cela qui est reproché à la mondialisation, à la standardisation, à l’uniformisation que le développement du marché planétaire porte dans ses flancs. On voit que les deux extrêmes se touchent à bien des égards, que les dettes ressassées des politiques du ressentiment justifient l’oubli monumental et les reconstructions après bulldozer. Et c’est ce que j’avais à l’esprit quand je parlais de mon extrême méfiance à l’idée d’une politique de la mémoire et de l’oubli, aussi dangereuse que lorsqu’on parle d’une politique de la langue.
Les voix interdites
Repartons d’ailleurs. La peur du Front National, campagne après campagne, méduse le débat politique, le réduit à peau de chagrin. C’est à se demander si nous ne nous complaisons pas à cette petite peur pour nous masquer les vraies angoisses, les peurs justifiées qui devraient nous étreindre. Comment pourrions-nous cesser d’avancer dans les temps sombres où nous sommes, en gardant les yeux fixés sur le rétroviseur des malheurs du passé ? La hantise de la montée du nazisme, comme toute hantise, et parce qu’elle remâche les malheurs passés, nous interdit de voir venir les malheurs déjà présents, nous empêche même de les sentir. Le Front National n’est pas un parti fasciste que nous ayons à craindre, en quoi que ce soit : la conjugaison de nos peurs et de nos dénis l’amènerait-elle paradoxalement au pouvoir qu’il se dissoudrait aussitôt tant il cumule d’inconsistances. Je n’ai à cet égard pas la moindre inquiétude
Mais j’entends sous le vocable de Front National toute une mouvance néo-nationaliste qui peut prendre des formes variables, et n’a probablement pas fini de nous surprendre. Car ce « parti » volatil a réussi à occuper une place imprenable, au débouché de toutes les revendications impossibles : il s’est arrogé le monopole de la part d’anti-politique que comporte tout politique —comme on parle d’anti-matière. Il a ramassé sans coup férir, tant cela lui a été peu disputé, la part d’irrationnel inséparable de la rationalité démocratique. Le Front National, ou ses remplaçants virtuels, a réussi à faire croire qu’il comprenait politiquement tout ce que la rationalité démocratique ne comprenait pas. Je vois quatre incompréhensibles de ce genre, qui sont autant de voix interdites ; de voix qui, rejetées dans la marge de la rationalité politique, y reviennent sous des formes monstrueuses.
La gouvernance démocratique suppose la responsabilité, la faculté d’assumer l’écart probable entre les buts affichés et les résultats mesurés, la faculté d’assumer les conséquences de nos choix, et donc d’en tenir compte dans nos choix et nos buts eux-mêmes. Les partis démocratiques se mesurent à leur responsabilité. Mais celle-ci ne comprend pas l’interrogation radicale, je veux dire l’interrogation qui place en priorité telle question par rapport à telle autre : la sécurité dans une société fragile, ou la solidarité dans un monde d’inégalités, ou la liberté dans une société où la puissance technique est sans contre pouvoirs, ou le souci des prochaines générations dans une planète dévastée. Or le FN est a priori dédouané de toute responsabilité. Ce sont les autres qui doivent répondre. Lui, il est le maître de la question. Ce n’est pas qu’il pose les bonnes questions. Mais qu’il s’est emparé du monopole de l’ordre dans lequel les questions se posent, ou du moins il en persuade les autres, ou les force à subordonner leur gestion responsable aux questions qu’il pose et qui se présentent comme des « indiscutables ». Or le maître de la question, irresponsable puisque c’est devant lui que les responsables sont responsables, est le maître des réponses, de toutes les réponses qu’on viendra lui apporter sur un plateau. Tout ce qui vient à la conscience passe par son filtre. Dans la mesure où il est le maître de la question légitime, il est le maître du refoulement, le gardien des portes de la mémoire et de l’oubli.
Le débat démocratique suppose des acteurs raisonnables, bien élevés, capables de discuter avec civilité, d’échanger des arguments, éventuellement même de changer d’avis par le biais d’un débat pondéré. Il suppose des citoyens assez formés pour soutenir des désaccords acceptables sur les points importants, jusqu’à ce que ces désaccords construisent des compromis. Il suppose des citoyens assez adultes pour céder sur les points peu importants, ou sur des points qu’ils auront pour un temps accepté de faire passer au second plan parce que tout ne peut pas être en même temps au premier plan. Mais le FN s’adresse à ce qui dans l’électorat ne supporte pas la complexité, ni la conflictualité démocratique ordinaire. A tout ce qui voudrait l’unanimité, la fusion affective dans un imaginaire commun sans besoin d’argumenter. Il s’adresse à ce qui voudrait le pur sentiment d’être enfin « nous », fût-ce dans une violence extraordinaire qui supprimerait tout conflit et qui simplifierait tout. Le FN a pris le monopole de ce « nous » épique, enfantin et sentimental. Car il y a un besoin d’épopée, un besoin de la mémoire épique, où tout soit là, enfin présent, au premier plan. Le FN s’adresse à ce qui dans l’électorat se sent trop « petit » pour expliciter et argumenter ses sentiments, à ce besoin d’être emporté par quelque chose de plus grand que nous. Il met l’affection au cœur du lien politique, sous la forme de l’enthousiasme qui dissout tout débat.
La civilité démocratique voudrait moraliser et politiser tout sentiment, tout souvenir, tout espoir. Elle voudrait ramener la plainte et l’accusation au consensus politique correct, faire taire leur impudeur, et jusqu’à leurs moindres gémissements et grognements. C’est elle qui doit juger, avec son bon goût, si la revendication est légitime ou pas, elle qui doit estimer si le désaccord et bon, acceptable et fécond. Elle ne comprend pas le besoin d’une scène tragique, méta-politique, sinon anti-politique, qui rappelle que sous les consensus politiques il y a la violence, l’inemploi, la mort. Car la guerre civile n’est jamais loin. Nicole Loraux dans La voix endeuillée à souligné cet interdit de mémoire, cette amnistie-amnésie, sur lequel trop souvent se fonde la paix sociale. C’était justement la fonction de la tragédie grecque que cette place au bord du politique, et permettant l’expression de ce qui ne peut jamais être politiquement formulé sans être détourné, récupéré, la voix étouffée en quelque sorte par le discours qu’on lui prête. Or le FN, et j’entends toujours sous ce vocable toute une mouvance néo-populiste et démagogique aux formes assez volatiles, s’est arrogé le monopole de la plainte apolitique, de l’accusation anti-politique. Il a ainsi mis la main sur la mémoire tragique, et l’a détourné au profit de son discours, rendant cette voix inaudible pour longtemps, alors qu’elle est si importante. On y reviendra, car c’est peut-être le cœur de notre problème.
La rationalité démocratique suppose la communication, l’échange, et donc des citoyens assez « grands », assez responsables pour être détachés, assez détachés pour « faire le lien », assez adultes pour changer de place sans tout casser. Elle ne comprend pas la part en nous d’un besoin d’inéchangeable, d’un besoin de protection, d’un besoin de nous rendre sourds à la permutation générale, de nous immuniser. Ce besoin d’immunité est tout à fait fondamental, et sans lui aucune communauté n’est possible, aucun corps social. C’est quand cette immunité est trop faible, soit parce qu’elle n’est jamais exercée, soit au contraire parce qu’elle est trop affaiblie par trop d’attaquants, que surgissent les intégrismes, les communautarismes : et le remède qui consisterait à forcer l’ouverture, à obliger à l’échange, à baisser les défenses, ne peut que renforcer la réaction. A cela s’ajoute, on l’a déjà dit, le sentiment d’être petit, dépassé par la complexité technocratique et la flexibilisation générale. Le FN a su donner une place à cette voix des « petits », qui sont aussi souvent des « gros », qui se défendent comme ils peuvent, et mettent tout de suite en avant un corps souffrant, des proximités trop sensibles, des fidélités, des attachements que la société ultra-moderne voudrait rendre plus flexibles et plus libres. Dans la mise en scène, c’est le côté « comique » qui est ici relevé. Cette voix moqueuse. Les démagogues savent faire rire les petits au détriment des grands quand ils se cassent la gueule, les chasseurs au détriment des règlements technocratiques, ceux qui ne sont jamais sortis de chez eux au détriment de ceux qui n’ont plus de lieu, plus de racines — mais qui au fond les menacent comme l’image de ce qu’ils risquent de devenir.
Ainsi le néo-populisme s’est arrogé un quadruple monopole. Il a réussi à politiser, à récupérer en discours, à instrumentaliser à son profit les voix de la mémoire. Les voix de l’interrogation, de l’épopée, de la tragédie, de la comédie. Ces voix sont bien plus multiples encore que la première répartition que je viens d’en tenter ; ce sont les voix de l’Oratorio dont parle Nicole Loraux dans le livre déjà cité, les voix de l’Opéra racontées par le philosophe américain Stanley Cavell, dans son livre Un ton pour la philosophie. Or ces voix exigent d’être libérées des discours que l’on voudrait leur faire tenir. Et cela suppose, en marge du politique, quelque chose comme une institution, un cadre qui les autorise, un peu comme un théâtre. Et j’ai la faiblesse de croire que les églises longtemps ont été ce lieu où l’expression, le timbre, de la joie et de la plainte, pouvaient trouver place.
La juste mémoire
On le sent à ce qui vient d’être dit, l’équilibre entre la juste mémoire et le juste oubli passe par l’équilibre entre ce qui revient au politique et ce qui relève du méta-politique. Non que l’insurrection de la mémoire serait méta-politique, face aux manipulations politiques de l’oubli d’amnésie, de prescription, mais aussi de malléabilité générale des mémoires. Pas davantage que l’exigence proprement révolutionnaire de l’oubli, de la remise de toutes les dettes et de tous les enfermements serait seule à faire face aux politiques du ressentiment, de l’incarcération dans des mémoires aliénantes et mortifères. Les deux postures ont leur part au juste équilibre, de façon croisée ou contrapuntique.
Il faudrait ici à chaque fois une véritable pensée politique de la mémoire et de l’oubli, qui de l’intérieur de la rationalité démocratique fasse place à leur dissensus raisonnable, car la mémoire publique doit installer de façon supportable un insurmontable conflit des mémoires. C’est sans doute ce qui s’est cherché un temps sous le nom de post-moderne, par réaction au régime de la modernité, qui soumettait toute mémoire à l’impératif de rentrer dans le cadre du Grand Récit (l’histoire du salut, l’histoire de l’émancipation, du progrès ou du développement). On a vu ainsi l’éclosion d’une multitude de petits récits ou discours flottant les uns à côtés des autres, relativement indifférents les uns aux autres, à leur articulation ; mais cette démocratisation de la mémoire était aussi une dépolitisation, et masquait une grand mépris pour l’inégalité entre les mémoires fortes et les mémoires faibles.
Il faudrait aussi, et c’est ce que je vais déployer pour terminer, avoir une pensée proprement métapolitique, qui, de l’extérieur, refasse place pour des formes non politiques de la mémoire —et de l’oubli. C’est ainsi que l’on peut penser la résistance aux passions du pouvoir, aux abus politiques et démagogiques de la mémoire et de l’oubli. Cette vigilance consiste, précisément, à maintenir la radicalité du questionnement, à ne pas ramener les questions à ce dont on a les réponses — en coupant tout ce qui dépasse, c’est à dire justement ce léger excès ou cette retenue qui est l’interrogation même. Elle consiste à ne pas vouloir politiser ce qui est en marge du politique. Il existe en effet une espèce de « politisme » qui est à la politique ce que le « moralisme » est à la morale, un discours qui introduit partout ses petites solutions toutes faites, tout en clamant bien haut qu’il ne fait pas de morale ni de politique. Et il est essentiel, pour le politique même, de faire la place à l’apolitique, à l’antipolitique de l’interrogation radicale.
De l’extérieur, ensuite, il faut refaire place pour la possibilité d’un nous plus épique. Non pas dans l’effacement violent de toute différence, mais dans la remise en intrigue, une intrigue plus vaste au contraire que celle des histoires nationales. A cet égard, les églises qui sont porteuses d’un mémoire pluri-narrative ont une place à assumer, à prendre. C’est un des seuls lieux où les mémoires, qui généralement cherchent leur semblables, se mêlent. Or le différend des mémoires est lui même épique, il me décentre de mon histoire nationale, me replace dans une histoire plus large. Il ouvre la voie à un rapport au temps plus ample, qui prend largement appui sur divers passés parfois très lointains, et sur le fait que ces passés comportent d’autres avenirs que notre étroit présent. Et il ouvre la voie, par le bord, à une politique de la mémoire plurielle élargie, une politique qui reconnaît une fonction au dissensus civique quant aux questions de mémoire et d’oubli. L’histoire n’est pas finie, ni pour le pire malheureusement, ni heureusement pour le meilleur.
De l’extérieur, en troisième lieu, il faut refaire place pour la possibilité de formuler ensemble, d’entendre ensemble davantage, la plainte, les plaintes. Et de convertir ces plaintes en intelligence politique, tragique, spirituelle. Comme Antigone en face de Créon, la tragédie en effet fait entendre la plainte anti-politique. Redisons-le : il s’agit ici davantage d’une voix que d’un discours. C’est le rappel qu’il y a du deuil, de la fatigue, de la souffrance, de l’absurde, de l’horreur. Il n’y a pas que le consensus du progrès, la croyance politique qu’il y a toujours une solution. La tragédie rappelle que sous les prescriptions, les amnisties et les consensus politiques il y a de la violence. Elle rappelle l’origine violente de tout État, et que cette violence est continuée, que l’État ne peut faire longtemps sans. Elle rappelle au spectateur ce qui borde le politique et l’ensemble des affaires humaines : la mortalité, les limites, la vulnérabilité, le manque d’intelligence. Le fait que nous soyons tous mortels ; en ce sens là, elle fait en moi le chemin au sentiment que l’autre est comme moi, fragile et mortel. Les églises sont porteuses de cette fonction « tragique » de faire entendre ces voix des deuils et des naissances, les unes ne devant jamais étouffer les autres. Elles se doivent de briser la complaisance de nos sociétés à elles-mêmes, en ouvrant une dimension qu’aucune politique puisse refermer.
De l’extérieur enfin, il faut refaire place à la possibilité d’un nous plus modeste, d’un nous qui ait davantage d’humour, où l’on accepte de ne pas trop se croire importants, actifs, historiques, branchés, bref : majeurs. Cela suppose de faire entendre le besoin d’attachements. Aujourd’hui encore le discours politique et moralement correct poursuit la grande route de l’émancipation, mais le vrai problème est l’exclusion, le fait d’avoir été détaché de force —car il y a une différence entre se détacher et être coupé de, entre le droit de partir, de sortir, et la dure condition d’être jeté. Les églises sont un lieu qui fait place au libre attachement, qui donne sens au sentiment d’une liberté première qui est en même temps un attachement premier. Les églises sont aussi un lieu où il ne nous est pas demandé de devenir toujours plus grand, mais où l’on puisse se sentir autorisé à diminuer, à redevenir petit, à se replier dans un coin en se bouchant les oreilles car la prière est aussi cela. Non comme une mère poule pour couver ses petits, mais parce que pour être vraiment émancipé il faut être vraiment attaché, pour être vraiment majeur, il faut porter en soi l’enfance. Les églises portent ce message de finitude, de respect concret de la vulnérabilité des corps. Elles savent apprécier les fidélités. Et c’est ainsi, sur ces quatre registres, qu’elles résistent tant à l’incarcération dans une mémoire close et inéchangeable, qu’au management technocratique de l’homme nouveau dont on a effacé au fur et à mesure tous les mauvais souvenirs — mais aussi toutes les capacités à sentir le bon. La gratitude, peut-être, le ton de la gratitude, voilà de quoi riposter à la démagogie du ressentiment.
Olivier Abel
Publié dans GRELLIER Isabelle et LIENHARD Fritz, dir.
Comprendre et s’engager. Lyon : Olivétan, 2005, pp.39-49.