Le réveil des anges, messagers des peurs et des consolations, direction de l’ouvrage, Préambule, et « La boîte noire »

O.Abel, Le réveil des anges, messagers des peurs et des consolations, Paris: Autrement, 1996. 213 p. ISBN: 2-86260-573-5. Ff 120.

Le soin délicat de composer un ensemble, forcément hétéroclite et marquant néanmoins une certaine cohésion, sur un sujet aussi incertain, m’avait été confié après un cours à la Faculté Protestante de Paris sur ce thème, il y a cinq ans. La mode angélologique n’avait pas encore sévi, et je croyais nécessaire d’en revenir à ce noeud anthropo-théologique (l’une illustrant l’autre) sur quatre volets qui sont un peu mes thèses:

1) on croyait les avoir chassés, mais ils reviennent au galop et il faut faire face à ce phénomène avec un minimum de sens critique et de respect pour ce qu’il révèle.

2) les figures angéliques ont surgi dans les périodes de brassage des cultures, comme “interfaces”, d’où leur actualité.

3) il faut revenir sur la “cathédrale désaffectée” des angélologies thomistes, shi’ites ou byzantines, pour comprendre la “modernité” de ce qui s’y est noué et qui nous tient encore.

4) comprendre pourquoi les anges ont été écartés (Calvin, Descartes) permet de se demander ce que serait, après cette coupure, un accès poétique aux anges.

Dans ce quadruple programme, annoncé dans mon préambule, j’ai confié le premier volet à Olivier Mongin, Daniel Sibony, Françoise Champion, Peter-Pâl Pelbart, et Izmet Özel; le second à Bertrand Lafont et Henri de Saint-Blanquat (ce dernier propose une « paléontologie » de la représentation tout à fait inédite et importante), Philippe Gignoux et Jean Lambert, Isabelle Grangaud et Isik Tamdogan, Yves Saint-Geours; le quatrième à Jean-Louis Chrétien, Gilbert Vincent, Jeanne-Marie Gagnebin, Stanislas Breton et Marc-Alain Ouaknin; le troisième volet est le propos de ma longue conclusion sur l' »angélologie » comme boîte noire de nos cultures.

Une iconographie scintillante et discrète donne les coups d’ailes nécessaires pour alléger un ensemble parfois erratique.

 

Le réveil des anges,
messagers des peurs et des consolations

 

Préambule

Au tournant du millénaire voici les anges. Est-ce la grande peur de l’an 2000, ou au contraire l’espoir millénariste d’être ensemble enlevés au ciel[1]? Est-ce le rêve d’une corps surnaturel ou artificiel[2], enfin délivré des entraves terrestres? Est-ce l’attente d’un grand débarqement salvateur, ou la grande profanation des décombres du sacré? Depuis quelques temps, les anges sont partout, mais on a le sentiment qu’ils sont tristes, abandonnés de Dieu, desespérés peut-être[3], incertains de leur statut, et nostalgiques d’un monde où la Présence était plus pleine. Les anges de Pâques, ceux-là mêmes qui se tiennent auprès du tombeau vide et encadrent le corps absent, semblent ne plus rien Annoncer[4]. Et c’est bien la situation dans laquelle Wim Wenders plante ses anges, au bord d’une réalité à laquelle ils ne peuvent goûter sans mourir à leur tour ; comme les humains chez Platon. La question métaphysique (ou onirique) de savoir si ce sont eux qui sont dans le monde réel et nous qui sommes dans un monde de reflets, ou le contraire, cède ici la place au sentiment qu’ensemble, avec les anges, nous sommes oscillants entre l’exil et le Royaume. Nous traversons ce monde comme des permissionnaires, sans avoir le droit de l’embrasser vraiment. Ainsi on ne parle des anges que parce qu’ils sont parlants pour notre commune condition, dont ils figurent la limite et l’excès : la pure colère ou la trouble douceur, la hiérarchie cosmique et la transgression des limites[5], un corps de rêve ou la chute dans le temps.

Les anges! Cela semblait un sujet byzantin, incongru et presque frivole, et longtemps on les avait cru définitivement supprimés. Dieu lui-même, devenu trop humain ou trop puissant, n’avait plus besoin de leur intermédiaire[6]. Les voici pourtant qui se lèvent de partout, à la manière d’un rêve. Car si les anges avaient disparu d’un monde trop cartésien, trop mécanique, ensemble trop stable et trop irréversible pour eux, ce pouvoir même de disparaître est sur le point de faire leur nouvelle faveur dans un monde de zappeurs, où règne la télévision, le clip et le bi-bop. Notre perception y devient une suite accidentelle et toujours réversible de rencontres aussitôt disparues.

Disons-le, les anges sont à l’aise dans cette esthétique de la vitesse et de la disparition[7] : ils sont cette image instable qui n’a de durée que la persistance rétinienne, cette incrustation passagère dans notre regard d’une figure qui n’a pas le temps de faire croire à quoi que ce soit d’autre que sa pure et simple apparence. Mieux ou pire : l’accident est l’écosystème favori des anges[8]. Qu’est-ce qu’un accident? C’est ce qu’on n’a pas le temps de voir, et dont le souvenir rappelle après coup les secondes interminables, comme si l’on avait pu glisser un geste qui sauve : l’ange est ce geste, cette vision qu’on n’a pas le temps de voir. Ou bien il est la figure de notre propre impuissance, lui aussi spectateur muet, horrifié. Il est un objet fractal, la métaphore parfaite de notre éclatement.

Notre perception entière, instrumentée par la télécommunication, n’a le temps de retenir que cet inattendu, cet accidentel, ces catastrophes. Si la meilleure manière de savoir la vision du monde d’une culture est encore de chercher son angélologie, les grecs anciens côtoyaient diverses apparitions: divinités, images de rêve, fantômes de morts[9]; les peuples altaïques avaient besoin de ces « êtres intermédiaires » pour visualiser les opérations du chaman[10]; les soufis de l’islam médiéval ne voyaient plus que des anges, et leur cosmologie entière n’était qu’une angélologie fantastique. Dans nos sociétés hantées par l’accident et la catastrophe, ce sont surtout les anges-gardiens qui sont de retour, et dans notre ultra-moderne solitude, les anges de la para-communication sont devenus la chose au monde la plus répandue. L’ange est devenu notre « joker », il ressemble à ce qu’on veut et peut servir à tout. Il suffit de jeter un coup d’oeil affolé à la presse et à une bibliographie galopante pour s’en convaincre. Bientôt on rencontrera plus facilement des anges que des hommes!

C’est par cette omniprésence que commence cet ouvrage, dans sa première partie. Le cinéma en abonde, comme si les anges avaient une affinité pour la reversibilité du vidéo, le rêve d’un monde qui échapperait au désastre du temps. Et puis les anges sont des représentants d’impulsions, d’inspirations, de transferts, bref d’une mémoire plus profonde que nos religions mêmes. Nous attendons d’eux un réenchantement de notre monde, la communication avec l’invisible, un nouveau ciel et une nouvelle terre. Nous attendons d’eux un peu de cette folie qui voudrait faire de la splendeur de l’évènement une permanence, une perpétuité[11].

Mais il existe des formes multiples de cette présence. Certains tenteront de classer ces apparitions d’un 3ème type quelque part dans la hiérarchie angélique proposée par le pseudo-Denys ou Grégoire le Grand : qui commence avec la sphère encore quasi-humaine des anges, archanges et vertus, traverse les sphères de puissances des autorités, principautés et seigneuries, pour monter jusqu’à la sphère de contemplation pure des trônes, chérubins et séraphins. Il en est d’autres, un jour prochain, qui joindront la mystique persane racontée par Corbin[12] et l’écologie profonde ou l' »écosophie »[13], pour affirmer que la terre est un ange, une totalité vivante. On peut en effet imaginer, comme Gregory Bateson, que la noosphère (la sphère de l’esprit et de la culture) n’émerge de la biosphère et de la nature qu’en s’y rapportant, comme l’embryon à son placenta ou à sa mère même[14]. D’autres encore, avec l’humour enthousiaste de Michel Serres, raconteront La légende des Anges comme ce nuage de déplacement et de communication, par lequel l’humanité ultra-moderne prolonge la complexe messagerie cosmique. Inspirée par la figure d’Hermès et sa rapide dispersion, par une mathématique leibnizienne de l’infini où tout se retrouve dans le moindre point, ou par la sagesse des marins qui tracent leur route sur des signes infimes, c’est peut-être l’angélologie de la vitesse par laquelle nous commencions ce préambule.

Toutefois, dans ces trois exemples, le danger serait de prendre sa « vision » des anges comme la seule possible. Et nous voudrions ici plutôt insister sur la multiplicité, la disparité des expériences angéliques. On ne peut pas les unifier. On ne peut pas les traduire dans une langue unique. C’est notamment ce qui frappe de vanité les tentatives pour synthétiser les données de l’histoire ou de l’archéologie dans une quelconque « généalogie »: qui a inventé ou découvert les anges, et pourquoi[15]?

Opérateurs du dialogue des cultures, de « traduction » des religions les unes dans les autres, ce n’est pas un hasard si les anges, ainsi que la grande statuaire ailée, se tiennent aux portes des grandes cités de l’antiquité orientale : divinités des seuils, ils encadrent les passages, pour les vérifier, les favoriser ou les interdire. Ce sont les agents du passage d’un espace dans un autre, ce qui était une préoccupation quotidienne dans l’espace polythéiste. Ils sont comme ces petits tas de pierre (et plus tard chez nous ces croix) qui marquent et opèrent les bifurcations, les aiguillages, les choix d’itinéraires[16]. Traducteurs, ils servent aussi au réaménagement des hiérarchies subjuguées[17], et l’on pense d’abord à Alexandre, aux tissus impériaux et sacrés qu’il déchire par sa traversée, mais aussi au tissage et au brassage des mondes qu’il opère : ange lui-même, il n’est pas étonnant qu’il soulève des gerbes d’anges dans son sillage. Plus généralement, les anges semblent engendrés aux charnières entre diverses aires ou ères, comme des interfaces nécessaires[18], comme des figures d’une sorte de métamorphisme quasi-géologique, là où les mondes se chevauchent et se cisaillent. C’est l’axe de la deuxième partie ici rassemblée, que cette mythologie « feuilletée », où l’anthropologie religieuse comparée renonce à trouver un texte originaire, et doit procéder chaque fois à deux voix.

Du même coup, comme les anges peuvent « tout » traduire, ils semblent ne traduire rien de vraiment utilisable pour l’historien des religions. Quand on y gratte ce sont des petites facettes sans profondeur, de pures surfaces de contact. Et cette déception pointe partout où se rencontrent deux intérêts pour les anges: renseignement pris il ne s’agissait pas de la même chose! Nous ne sommes plus ici dans l’espace homogène que tente de définir le monothéisme[19], mais dans le réseau hétérogène de parcours possibles ou impossibles qui fait des anges non la survivance du polythéisme[20], mais sa présence sans cesse renaissante[21]. Peut-être en sommes nous à ce point, d’avoir besoin des anges dans notre grande mêlée des cultures.

Pour revenir à la sobriété d’une réflexion plus directe, les anges sont un sujet difficile et même intraitable. Ils sont trop théologiques pour les anthropologues et les sociologues qui y voient des rationalisations secondaires et tardives. Réciproquement d’ailleurs, les anges sont toujours trop anthropomorphes pour les théologiens : à part ceux qui prennent la tradition à la lettre, et qui décrivent le nombre de paires d’ailes ou les moeurs des différentes sortes d’anges, comme si c’étaient des insectes[22], rares sont les auteurs assez intrépides pour s’aventurer sur ce terrain[23]. Et puis que signifie ce retour des anges sans Dieu, cette peau de chagrin, ces thérapeutes qui prolifèrent en son absence? Ne méritent-ils pas d’être chassés impitoyablement, comme des usurpateurs? Bref, ni chair ni poisson, les anges ne peuvent intéresser ni ceux qui prennent au sérieux la seule humanité, ni ceux qui considèrent Dieu seul.

Pourtant il ne faut pas les écarter trop vite. Non seulement ils sont là, et il n’y a pas d’anges sans démons[24], mais les anges mêmes sont parfois dangereux: ils peuvent combler à bon compte une demande d’identité ou d’altérité fantasmatique, de consolation à tout prix, de pureté vengeresse, etc. Que faisons-nous faire à nos anges? Et que nous font-ils faire? Notre usage des anges demande un minimum de prudence: quand on manipule des fantasmes, on manipule beaucoup plus que de la dynamite. Comment faire pour écarter le fantasme sans briser le symbole, la richesse spirituelle et poétique que le symbole propose[25]? C’est l’orientation de la troisième et dernière partie.

Par exemple nous ne pouvons pas « connaître » comme les anges, et ils tiennent ainsi la place curieuse d’une « épistémologie négative »: la case vide d’une connaissance impossible[26]. Et dès que nos cherchons à les connaître ils disparaissent. Cette disparition est historiquement issue d’abord du coup de rasoir « nominaliste » de G.D’Ockham, Calvin, Descartes, et Galilée: n’existent que des individus. Mais c’est ausi l’expérience d’un mal irréversible, d’un désastre historique sans mesure, qui met les anges en déroute[27]. Reste le désir d’une parole qui batte de l’aile dans le néant même, qui annonce le « peut-être », qui outrepasse et déplace le sens[28].

Quoi qu’il en soit les anges restent donc cette case vide qui nous permet d’excéder notre condition, d’essayer diverses configurations : ils restent de prodigieux figuratifs de l’Absence: celle de soi et celle des autres[29], celle du monde[30] et celle de Dieu. Lorsque, comme le raconte Nietzsche[31], après avoir déchiré tous les voiles qui le séparaient de la vérité, l’homme s’est aperçu qu’il n’y avait « rien » derrière, que reste-t-il sinon de rendre grâce pour les 70.000 voiles de lumières et de ténèbres qui nous en séparent[32], ce majestueux « jeu de miroirs » aux « arêtes empourprées d’aurore » dont parle Rilke?

C’est pourquoi le meilleur accès qui nous reste est poétique, et l’oeuvre de Rilke, à cet égard, les Elégies à Duino par exemple, comporte plus d’ouverture méditative que bien des lourds traités, plus de fécondité communicative avec l’invisible que tous nos médiums. Et tandis que nous fantasmons sur les pouvoirs surnaturels et télépathiques des anges, ceux-ci nous enseignent ce qui est plus délicat et plus difficile encore: voir la lumière d’un visage singulier, oser un acte qui ne soit pas la répétition infernale de ceux qui l’ont précédé, dire et entendre notre dire nous échapper. C’est pourquoi parler des anges, comme Rilke parle d’une rue « qui s’inclinait, tout juste assez pour enlever au pas d’un enfant son peu de lourdeur. Et elle allait comme si elle avait eu aux pieds de petites ailes »[33], c’est en parler avec la pudeur qui sied. Il y a au coeur de nos civilisations une boîte noire d’où les anges apparaissent et disparaissent sans cesse. Et pourtant, cette boîte noire est comme un programme énigmatique, qui aurait enregistré le scénario de nos drames principaux.

Olivier Abel

La boîte noire

Une boîte noire est quelque part au coeur de nos cultures, comme un programme énigmatique qui aurait enregistré le scénario de leurs drames principaux, et dont les anges sont une trace des plus visibles. Dans le texte qui suit, et qui peut servir de déambulatoire à l’ensemble du volume, je veux esquisser trois petits préludes, comme autant de variations sur cette boîte noire, des explorations qu’il serait vain de chercher à tout prix à raccorder spéculativement entre elles.

Trois fois je partirai d’un lieu et d’un moment théologique particulier, apparemment très éloigné de nous, et pour nous presque absurde, ridicule[1]: Byzance et la querelle du sexe des anges ; Sohrawardi et la révolution iranienne ; le langage des anges selon Thomas d’Aquin. Trois fois je reviendrai de là vers le coeur de la civilisation contemporaine, pour désigner où palpitent encore ces figures de l’ange. Il n’y aura pas d’autre conclusion que cette irrémédiable disparité.

Quel est le statut de ces trois petites enquêtes? Ce n’est pas de l’histoire, de l’anthropologie, ou de la sociologie des idées, je suis incompétent pour cela et je m’en tiendrai à des données lacunaires, à un profil. Je raconterai l’histoire plus ou moins fictive de trois idées. Ce sera ma manière d’être à la hauteur de mon sujet, qui tremble et bat de l’aile au bord de notre réalité.

La querelle du sexe des anges

Imaginons-nous à Byzance, en 1204 ; les croisés latins vont mettre la ville à sac, et elle ne s’en relèvera pas. A la veille de l’assaut, pourtant, les théologiens-seigneurs discutent du sexe des anges. Ils cherchent peut-être à suspendre le temps. Peut-être y sont-ils arrivés? Dans Sainte-Sophie encore certains soirs on entend leurs voix inaudibles, et un enfant nourrit les colombes de pures paroles…

Peut-être cette querelle n’a-t-elle jamais eu lieu, et dans tous les cas elle n’aurait pas porté sur la sexualité des anges, mais sur leur sexe comme critère de reconnaissance[2]. Car ce sont des êtres spirituels, mais les textes bibliques racontent qu’on peut leur donner à manger comme Abraham[3], se battre avec eux comme Jacob (Gen 32)[4]. C’est le centre de la cinquième homélie de Saint Jean Chrysostome sur l’incompréhensibilité de Dieu, à propos de la Genèse : comment des êtres sans corps peuvent-ils s’unir avec les filles des hommes (Gen 6)[5]? A l’arrière plan de cette inaccessible querelle, on trouve une double controverse : contre les gnostiques pour qui les corps ne sont que prison, les Pères de l’Eglise font l’éloge de la corporeité comme temple de Dieu, mais contre les Ariens, qui n’hésitent pas à représenter à Ravenne le sexe du Christ au Jourdain, ils défendent une spiritualité qui transcendent la sexuation. Et le concile de Nicée II (787) tranchera en ce qui concerne les Anges, en leur accordant une certaine forme de corporeité, une enveloppe lumineuse.

De quoi pouvait-il s’agir? Une première interprétation est possible, qui raccorderait la querelle du sexe des anges à celle de l’iconoclasme, c’est à dire de la représentabilité. Du point de vue iconoclaste, les anges ne sont pas représentables, parce qu’ils sont définis comme espèce et non comme individus[6]: on ne peut pas représenter l’idée d’un triangle en général, et dès que l’on représente on singularise (tel ou tel triangle concret). Du point de vue iconophile, les anges sont représentables, et on peut les individualiser : il faudrait donc accepter qu’ils aient un sexe, même si on ne sait pas lequel, puisqu’avec Aristote le sexe définit le niveau ultime de l’individuation. Tel serait le drame, qui ferait du sexe des anges une épreuve cruciale.

C’est un drame de la représentation[7]. D’une part l’idée de ce que l’on désire excède notre imagination : sublime est la nostalgie par laquelle nous pensons ce que nous ne parvenons pas même à nous figurer et qui nous manque ; l’iconoclasme est cette esthétique minimale où l’imagination s’abîme dans son propre dénuement devant l’idée. D’autre part la figure que l’on présente excède notre entendement : par l’imagination alors nous sommes envahis d’éblouissante beauté, comblés de cette plénitude et de cette présence[8]; l’iconophilie est cette esthétique de l’abondance où tout est là, en adoration. Finalement c’est le drame de toute représentation, et l’oscillation même qui anime l’histoire des arts en Occident[9]. Si nous sommes à ce point obsédés par la représentation du corps, sous toutes ses faces, par sa capacité à se donner mille formes, et par sa capacité à les briser toutes, par l’obscénité même, n’est ce pas un écho de cette lointaine et apparemment ridicule querelle du sexe des anges?

Notre enquête n’est cependant pas achevée, et une seconde interprétation est possible, qui ajoute au sexe et à l’individu la mort, pour que la séquence soit complète. La question ici ne porterait pas sur le passage dans l’autre monde, où l’ange serait le passeur ou la figure ailée de l’immortalité de l’âme: elle porte sur la résurrection. Dans les Evangiles, interrogé sur la résurrection (c’est l’histoire d’une veuve de sept maris successifs), Jésus répond qu' »à la résurrection on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges » (Mat 22.30), et Paul renchérit « il n’y a ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme » (Ga 3-23). Tous nous y voici identiques dans la même charité. Ou bien tous, nous voici étrangers les uns pour les autres – car l’ange, cette figure de l’autre, est asexué, interdit à l’échange humain[10].

La résurrection pourtant est résurrection des corps. A en croire l’apôtre Paul il faut même penser qu’à la résurrection nous serons plus individuels encore, plus singularisés. Car il n’y a pas résurrection des corps sans représentation de leur singularité : la résurrection suppose une représentation parfaite de chacun, dans sa moindre singularité ; non une copie, un double un peu diaphane, ayant perdu son poids singulier, mais au contraire une résurrection plus vraie que nature. Faut-il pousser cette singularité jusqu’à l’effacement de la différence sexuelle? La résurrection, c’est l’horizon fou de l’art occidental, manière d’arracher à l’absence les singularités qui n’avaient jamais accédé à la visibilité[11], à la tangibilité, manière de multiplier et de briser la forme pour montrer la chose même, la création.

Fascinés par la représentation du corps, nous le sommes par la différence sexuelle. Le drame de la résurrection rencontre ici celui de la représentation, dans une équation à termes incommensurables: la représentation de l’individu s’effectue dans la différenciation sexuelle, mais la résurrection des corps s’effectue dans l’effacement de cette différence. Où est le seuil, le point de rupture et de déséquilibre entre une représentation de la différence sexuelle porteuse de l’individualité et un effacement de la différence sexuelle, à partir du point où elle reste une différence générale, qui entrave l’individualisation[12]? Et soudain on est surpris dans notre rire, rougissants, gênés: on ne plaisante pas avec la querelle du sexe des anges.

Ce point de rupture, je l’entends aussi dans ce moment délicat du passage de la voix de l’enfant à celle de l’homme, où la musique baroque n’hésitait pas à castrer (oui, le rire nous rentre dans la gorge) les garçons promis à une autre gloire que celle des généalogies humaines[13]? Est-ce altération irrémédiable de la voix, ou bien recherche de son timbre véritable et unique, qui dit la douleur pure, le pur plaisir, sans rien raconter ni représenter? Quand Aristote se représentait la fécondation de l’oiseau-femelle par le simple chant de l’oiseau-mâle, il préparait les figures de l’Annonciation, où la voix de Gabriel suffit à Marie[14]: les anges ne sont-ils pas musiciens, ou simples instruments de la musique des sphères?

Mais n’est-ce pas encore, loin des mystères des castrats napolitains, le rêve obsédant de nos modes et de nos moeurs, que cette indifférenciation sexuelle, que cette nostalgie trouble d’une présence où rien ne manquait, et de retourner à un jardin d’Eden peuplé d’hermaphrodytes – dont l’Ange à l’épée flamboyante nous barre à jamais le chemin, nous interdit la nostalgie (Gen 3)? Les anges consolateurs nous montrent le paradis d’un amour sans sexe, et nous l’interdisent. C’est l’équivoque des anges, que d’avoir ce que nous désirons et de nous laisser la seule cicatrice de leur passage. Mais le sexe n’est-il pas la trace même de cette section[15]?

Ce qui apparaît avec ce thème, c’est aussi celui du double troublant, le jumeau connu ou inconnu, fui et désiré. Ce n’est pas un hasard si les anges réapparaissent dans une société qui tremble d’autoriser le clonage[16]. Car l’ange est un divin « miroir »[17], et dans « L’Ange » Paul Valéry écrit: « Une espèce d’ange était assis sur le bord d’un fontaine. Il se regardait et se voyait homme, et en larmes (…) en proie à une tristesse infinie ». Dans cette scène où l’ange est l' »alter ego » du sujet-Narcisse, on a bien affaire à une scène fondamentale de la représentation[18], de la représentation de soi à travers son corps, car « le corps se donne au sujet à travers l’image »[19]. Il s’agit d’instituer la filiation et l’identité comme ressemblance et différence, et donc de la possibilité de s’aimer soi-même comme un autre. On saisit aussi une des premières figures de la chute de l’ange, quand celui-ci, ébloui par sa propre lumière, en oublie l’origine en Dieu[20].

En quête de notre identité ou de notre altérité capitales, nous voici distribués par l’amour[21] en mille cortèges, à la suite de l’ange préféré, de l’image préférée, de la voix préférée[22]. Sans aller chercher les nouveaux anges du New-Age, on trouve cela dans le cortège de jeunes gens hagards emporté derrière Michael Jackson, leur Peter Pan, cet « androgyne artificiel », cet « embryon de toutes les formes rêvées de mutations qui nous délivreraient de la race et du sexe », comme écrit Baudrillard. C’est ce que racontait si bien Platon, dans Le Phèdre : à l’opposé du désir (épithumia) qui cherche à avilir son objet et à le faire chuter, Eros le porte aux nues, en fait non seulement sa seule idée mais son idéal. Au moment où l’âme sent ainsi pointer ses ailes, il y a une douleur d’amour que Platon compare à la poussée des dents qui percent les gencives des enfants! Avec l’amour, l’âme fait ses ailes comme un petit enfant fait ses dents. En nous tournant vers l’ange, vers ce visage si proche et invisible, vers cette voix inaudible, peut-être est-ce notre propre enfance immobile, interdite, que nous voudrions serrer dans nos bras, comme notre Moi véritable? Et n’est-ce pas parce que l’amour des enfants est encore libre des obligations sexuelles, comme disait Schopenhauer, que ce rêve angélique d’un amour sans sexe magnétise et ravage encore nos amours d’adultes?

Allons jusqu’au bout de notre idée. Cette dissociation profonde et terrible entre l’ange et la bête, entre ce qui nous élève et ce qui nous abaisse, elle traverse toute l’histoire de l’Amour en Occident. Denis de Rougemont, dans une enquête sur la femme idealisée de l’amour courtois puis de la passion romantique, en fixe par exemple les traits dans les deux visages autobiographiques d’André Gide : « Si le grain meurt » et « La porte étroite », les petits garçons et le mariage blanc, le désir animal et l’amour malheureux pour sa cousine[23]. Nous ne pouvons plus faire coïncider les deux orientations, comme Nerval avec la comédienne Aurélie qui réunirait enfin ses deux amours d’enfant, la réelle Sylvie et l’idéale Adrienne[24]. Et le narrateur quand même excessif de Miloscz dans L’Amoureuse Initiation, voudrait baigner son « cher archange dans les latrines »[25]! La querelle du sexe des anges, si même elle est mythique et plus encore, c’est encore cette boîte noire qui enregistre et programme nos figures, notre passion du corps et nos amours malades de la mort[26].

L’ange de la révolution

Imaginons-nous dans l’Iran des débuts de la révolution. Sur les murs, des affiches où l’on voit les visages superposés et flamboyants de plusieurs personnages dont on ne sait, de loin, s’il s’agit de Marx-Engels-Lénine-Staline-Mao, ou d’une transfiguration d’archanges barbus. Cette ambiguïté de lecture sera bientôt tranchée : deux utopies ne peuvent coexister. L’ange de la révolution est pur ; il est exclusif…

Peut-être n’ai-je pas bien vu cette image. Mais on le retrouve, cet ange volant à travers une ville en flammes, sur des assiettes commémorant la révolution russe[27], et dans bien des iconographies révolutionnaires. Mieux que des livres, elle figure ce principe espérance, cette vertu théologale de tous les révolutionnaires. Elle montre le fond prophétique et messianique des révolutions : c’est toujours l’image d’un colossal Débarquement, mais d’un débarquement céleste[28]. Ceux qui débarquent sont les moines soldats d’un Royaume absent : ils sont d’abord citoyens d’un autre monde, qui n’est pas de ce monde. Ils ont mis toutes leurs forces, toute leur âme, tout leur pensée, au service d’une utopie, d’un autre ciel et d’une autre terre. Ils sont eux-mêmes les ambassadeurs et les exécutants d’une autre justice, celle du « camp de Dieu » avec ses légions d’anges.

Notre premier guide pour comprendre cet élan, cet envol révolutionnaire, pourrait être Christian Jambet, qui certes aurait rédigé tout cela bien mieux que moi. Disciple d’Henry Corbin, bon connaisseur de la mystique shiite, et longtemps maoïste, mais visiblement révolté par tous les freudo-marxismes de l’époque, il publia en 1976 avec Guy Lardreau un livre intitulé L’Ange (Grasset), qui porte en exergue la formule de Rilke : « Tout ange est effrayant » et l’invocation « Que l’Ange vienne ». La thèse est qu' »il faut faire le juste inverse de ce que dit le discours de la libération, il faut disjoindre le sexe et la rebellion(…) ce discours, nous l’appelons ouvertement, sans craindre les malentendus, un angélisme » (p.34). Par là cette seconde variation sur « la boite noire » frôle sans doute la première. C’est l’idée que la question du sexe ne doit plus avoir de pertinence et que seules la virginité et la chasteté scellent l’immortalité de la révolte. Mais nous sommes ici sous l’influence et la lévitation d’une autre idée, d’une autre angélologie.

L’angélologie du justicier révolutionnaire est d’abord une angélologie de la pureté, c’est à dire de l’incorruptibilité. D’avoir lu à Pekin, en 1971 et marquant la fin de la révolution culturelle qu' »il n’y a pas de pureté absolue », c’était de quoi perdre, après Lin Piao (« l’Icare foudroyé au ciel de Mongolie ») « la vertu théologale d’espérance » (Guy Lardreau, p.83). Le monde espéré est pur, parce qu’il est tout autre : « c’est la contre-épreuve même de la solidarité dont se définit le monde, que si un seul élément manque, tout manque. D’où la volonté de pureté absolue qui doit présider à l’opposition, à cette somme-ci totale de l’être, d’une autre somme totale de l’être » (p. 87). Et ce devoir de pureté, ce refus du moindre manquement, cette lutte permanente[29], échoit à chacun dont chaque acte prend place dans une lutte cosmique entre les deux mondes. L’action prend ainsi une ampleur épique, une sorte de redoublement métaphorique du « fait » concret par le « sens » visionnaire. L’angélisme, c’est le désir d’agir immédiatement sur les généralités, sur le tout, de sauter par-dessus la condition de la pratique, qui n’agit que sur des choses concrètes et singulières. Mais l’angélisme en ce sens est peut-être l’âme de la civilisation technicienne, pouvoir un jour agir d’un coup sur tout, échapper à notre condition de singularité.

Nos auteurs citent Mao pour qui les bonnes actions ne suffisent pas : il faut « agir bien toute la vie ». Mais c’est un thème constant de Robespierre : « sentent-ils bien tout le poids de leur sainte mission, ceux qui, pour toute réponse à nos justes plaintes, se contentent de nous dire froidement : « avec tous ces vices, notre Constitution est encore la meilleure qui ait existé » (…) Il y a plus ; si vous ne faites pas tout pour la liberté vous n’avez rien fait. Il n’y a pas deux manières d’être libres : il faut l’être entièrement ou redevenir esclave » (1791)[30]. Et l’on trouverait dans le puritanisme de Cromwell, de cette Révolution des saints[31] si bien décrite par Michael Walzer, des thèmes similaires : les puritains furent avant tout citoyens et justiciers de la Cité de Dieu. Après coup d’ailleurs on ne comprend plus leur violence, mais c’est bien l’énergie qui a fallu pour briser la féodalité, et faire que le libéralisme (le monde d’où nous les regardons) soit simplement possible. Remarquons ici que l’ange de la révolution est aussi celui du combat entre deux mondes : ce manichéisme ancien est au coeur de toute révolution, et pour Christian Jambet « il faut deux mondes pour que la rebellion ait un sens » (p.46).

Henry Corbin, commentant un texte de Sohrawardi (1155-1191), le grand mystique persan, intitulé Le bruissement de l’aile de Gabriel, raconte comment l’ascèse de chacun a pour enjeu la Création entière : « il s’agit de désenténébrer l’aile gauche de Gabriel. L’effort purificateur de chaque âme se désenténébrant elle-même est eo ipso un désenténébrement de l’aile gauche de l’Ange de l’humanité », l’aile de la concupiscence qui l’avait tirée vers le bas (c’est d’ailleurs ainsi que Gabriel a rétrogradé de la troisième à la dixième place dans la hiérarchie celeste)[32]. Au fond l’ange est acte pur et s’y efface totalement, il est sans « puissance » comme dirait Aristote, sans aucune densité de possibles. Il est transparent au mandat de Dieu, n’y ajoute rien ni n’en retranche rien.

C’est tout le problème de Massimo Cacciari dans L’ange nécessaire, que de fonder la liberté de l' »ange nouveau » (Paul Klee réinterprété par Walter Benjamin) insurgé contre la nécessité historique, en dépit de l’inscription quasi-zodiacale des figures angéliques dans un temps entièrement ordonné par Dieu. Son idée, c’est qu’à la différence de l’homme aux décisions incertaines, soumis aux vicissitudes du temps, capable de repentir comme de mémoire, l’ange, maître de l’oubli, bascule entièrement dans l’éternité de sa décision première: s’il fait le mal, c’est en toute lumière, par une décision claire, irréversible, sans repentir, réparation ni consolation possible[33]. L’acte de l’ange est ainsi amplifié, de telle sorte qu’il est dès le départ voué à la damnation totale ou la parfaite incorruptibilité. Son acte est coextensif à sa vocation unique.

Lorsque le théologien Karl Barth traite des anges[34], c’est pour les définir comme des figures « marginales », entièrement absorbées par leur fonction ou leur service, et dont la seule essence est l’existence : ce sont des paroles en acte, ou des actes de part en part transparents au sens. Ils ne représentent rien, ils témoignent seulement : la Seigneurie de Dieu sur l’univers entier ne se représente d’ailleurs pas, ne se délègue pas. Cette ontologie existentialiste vient juste après une méditation sur le Néant (§ 50), et selon la métaphore armée du Camp de Dieu (Gen 32), du combat entre ce qui résiste à la parution du Royaume (le néant est ce déficit du visible) et ce qui aide à sa parousie (les anges sont un supplément du visible).

L’ange de la justice, plus exterminateur ici que consolateur, ne cherche pas d’intermédiaire, de moyen-terme, de médiation ni de compromis : en ce sens-là il méprise toute politique, si le Politique est comme l’écrit Platon l’art du mélange[35]. C’est d’ailleurs tout le problème des révolutions religieuses (les révolutions islamiques par exemple aujourd’hui) que l’incapacité à passer de l’utopie à l’agir intermédiaire, de la pureté à l’invention de compromis, du principe d’espérance ou de conviction au principe de responsabilité. Cette fuite du politique interdit à la révolution de s’inscrire dans la durée, c’est à dire dans l’institution, et dans tout ce qui s’autonomise par rapport aux intentions initiales. L’incorruptibilité de la Révolution c’est la permanence de l’insurrection et la mise hors-circuit de toute institution.

L’ange de la révolution se fonde sur le contact immédiat et personnel de chacun avec ce qu’Ibn Sina et Sohrawardi appelaient l’Intelligence Agente, l’Imam, l’esprit saint du prophète ou l’Ange Gabriel. Dans le conflit entre le prêtre et le prince, ce dernier peut être éliminé : la révolution iranienne devient possible (Réza Shah avait bien fait le contraire ; éliminer le prètre, puisqu’il n’y a pas de place pour les deux)[36]. On comprend que cette illumination permanente ne prédispose pas particulièrement au sens de l’Institution ni des corps intermédiaires chers à Montesquieu! On y est par contre proche du premier geste protestant, qui supprime les intermédiaires et les médiations[37]; et de celui par lequel Rousseau refuse que la volonté souveraine soit représentée : rien ne peut « tenir lieu » de l’Ange sans aliéner l’immédiateté et la totalité de sa présence. Le reste est du « semblant », simulacre de justice.

Mais notre enquête sur l’Ange de la révolution n’est pas achevée. D’abord parce que les Anges véritables, même exterminateurs et effrayants, ne savent pas détruire. C’est d’ailleurs tout le problème du manichéisme, que le Bien ne saurait riposter au Mal par le mal sans se laisser corrompre[38]. L’Ange de la révolution, et toute révolution est d’abord angélique, propose la révolution sans violence (comme l’ange de la première variation proposait l’amour sans sexe). L’ange ne détruit ce monde délabré que parce que, ébloui et éblouissant par l’autre monde qu’il voit et qu’il montre, il ne tient plus celui-ci pour réel. Ce monde-ci est entièrement rédimé par celui qui vient, qui le neutralise et le récapitule.

Ainsi l’Ange de la révolution, c’est toujours « en dernière instance » l’ange de la Rédemption. Le premier cherche la justice totale, mais le dernier cherche la totale communion, la fraternité après le désastre, après la Terreur[39]. Une première forme, d’ailleurs édulcorée, de ce rêve de réconciliation générale, se trouve par exemple dans le rêve d’une « paix mondiale par le marché » qui s’empara des Occidentaux à la chute du mur de Berlin. On n’est pas très loin ici de ce que A.G. Slama appelle L’angélisme exterminateur [40]. Le nouvel ordre moral prétend établir une société sans conflit et sans contradiction, sous la forme du consensus par conformisme des démocraties libérales, et la gestion de la sécurité publique. C’est pourquoi les « démocraties préventives » si l’on peut les nommer ainsi, auraient tort de se moquer de la paille angélique et totalitaire qu’elles voient dans l’oeil de Platon, Calvin, Rousseau ou Marx, sans voir la poutre qui est dans le leur.

Mais le guide qu’il nous faut pour poursuivre l’Ange de la Rédemption dans ses figures les plus vives, c’est Walter Benjamin, qui tenta de penser au confluent de la révolution marxiste et du messianisme juif. Cette rédemption-révolution suppose une autre conception du temps et de l’histoire que celle d’une continuité causale et dialectique qui se répète indéfiniment[41]. L’illusion dialectique du progrès empêche de voir la catastrophe présente, l’étendue du désastre : le fait que les choses continuent à aller, voilà la catastrophe, écrit Walter Benjamin dans « le Livre des passages » (1937-1940). Montrer que « chaque seconde y était la porte étroite par laquelle pourrait entrer le Messie »[42], que chaque instant a son Ange, ses virtualités messianiques, rompt avec cette répétition infernale. Cette rupture ouvre un temps qui ne coule pas mais où tout surgit dans la contemporanéité, pour emprunter le terme de Kierkegaard, ce temps de l’inconscient dont parle Freud et où tout est présent, cette proximité du Royaume dont l’évangile de Jean parle sans cesse. Le temps vraiment historique, c’est ce temps prophétique qui interrompt le fil du temps et montre la conjonction fulgurante entre le passé et le présent. Voilà ce que l’ange fait du temps[43].

La question de l’agir historique apparaît alors, dans la neuvième thèse[44] sur le concept d’histoire, où l’ange voudrait faire halte et réparer ce qui a été brisé, ressusciter les morts : mais comment, dans l’épouvante qui l’emporte, pourrait-il revenir? Il s’agirait de revenir au passé, non pour le commémorer, mais pour le ranimer et le transformer : « achever ce qui était resté inachevé (le bonheur) et transformer ce qui avait été achevé (la souffrance) en quelque chose d’inachevé ». Paul Ricoeur décrit l’action comme ce qui fait que le monde ne soit pas totalisable, qu’il ne soit pas fini[45]. La rédemption voudrait sauver de l’oubli l’histoire des vaincus, et par là rouvrir le présent à d’autres possibles, des possibles enfouis, et d’autres avenirs que celui de la répétition. Si celui qui agit a le pouvoir angélique de modifier le passé[46], alors rien dans l’histoire des hommes n’est irréparable, et rien dans l’avenir n’est inévitable, la révolution est possible.

Nous terminerons toutefois cette deuxième variation sur le mode mineur : est-il vrai que les vaincus puissent se souvenir de tout, est-ce possible, et qui pourrait les y obliger? Y-a-t il ainsi une sorte de « classe messianique » qui pourrait tout sauver parce qu’elle n’oublierait rien? En quoi cette perspective de rédemption révolutionnaire se distingue-t-elle d’une histoire du Salut où les anges sont les mains de Dieu[47] ou de l’Histoire, sa Providence qui comprendrait mais aussi qui justifierait tout? La possibilité de briser l’oubli et de réparer ne suppose-t-elle pas la possibilité inverse de briser la dette, ou plutôt l’obligation de faire face à l’irréparable, de consentir à la perte? Et sinon la révolution, comme réalisation totale, ne devient-elle pas la pire perversion de l’espérance, ce désir de la totalité?

Mais l’attente dont l’ange de la révolution est porteur, et qui en fait la boite noire et le programme de toute révolution, c’est que les souffrances passées ne seront jamais abolies par l’omelette de l’avenir, et que les espérances écrasées ne sont pas réfutées par leur échec. Il y a des promesses non encore tenues. L’intervention est toujours possible, dans le présent du passé, et dans celui du futur. L’angélologie est alors cette éthique altière, ce simple manuel de l’insurrection.

La communication angélique

Imaginons-nous dans quelques siècles. Los Angeles est devenue la conurbation majeure, près de la moitié de la planète. A la vitesse de la pensée l’humanité se déplace et communique. Dans le couloir du télé-métro un homme épuisé cherche desespérément un ange. Il a lu dans un vieux livre que les anges avaient la propriété miraculeuse d’échapper à l’universelle ubiquité : ils sont là où ils sont, et non aussi ailleurs ; ce sont les dernières « choses »…

Pour désigner ce dernier volet du tryptique, il faudrait renvoyer à tout ce que nous avons déjà dit de la musique et de la voix. Les anges correspondent à cette musique des sphères célestes, ils sont « ceux de qui l’harmonie suit toujours le concert des orbes éternelles »[48]. Commentant Dante, Massimo Cacciari place les anges entre deux silences, le silence ineffable du Paradis et le silence absolu de Satan. Dans l’intervalle entre les deux, chaque ange trouve sa place et sa voix, attentif à l’instant unique de sa vocation et de son hymne -est-ce la métaphore du tuyau d’orgue? D’ailleurs les anges à proprement parler ne parlent ni même ne chantent: ils sont un instant de jubilation, le simple éclat d’un rire.

D’un autre côté, les anges sont aussi des messagers et interprètes : Hermès (l’expression « Hermès passe » chez les grecs anciens signifiait à peu près notre « un ange passe ») se transforme ici en Gabriel, l’ange qui inspire le Prophète. Et Jeanne d’Arc décrivait les voix entendues comme un « parler d’anges ». Mais pour expliquer notre fable initiale, nous repartirons plutôt d’une vieille controverse. Les débats scolastiques sur le langage des anges nous font sourire, et quoi de plus spéculatif, de plus vain, de plus inactuel? Jean-Louis Chrétien pourtant a relevé, dans un article superbe[49], quelques éléments d’une controverse qui a de quoi nous toucher.

Car le langage angélique paraît servir d’archétype, quand Rousseau rêve d’un langage enfin transparent au sentiment[50], ou quand le narrateur proustien du temps perdu, après avoir entendu un andante de Fauré-Vinteuil, retombe d’un paradis angélique où il a entrevu ce que pourrait être l’immédiate communication des âmes. La construction scolastique est comme le contrepoint d’un débat sur la communication humaine, mais enfin débarassée de ses limitations et imperfections. Un ange, ainsi, ne saurait se trahir : sa « parole », sans retenue, est d’une franchise et d’une transparence totales ; et son « silence », sans faille, est d’un secret et d’une opacité impénétrables.

Le premier caractère de la communication angélique, et ici Jean-Louis Chrétien s’appuie sur Dante, c’est qu’elle est immédiate et sans l’intermédiaire de signes, car elle se fait en Dieu ; et que dans le miroir de Dieu le reflet est plus élevé que ce qu’il reflète[51]. Tout autre échange d’information, dans le monde, est médiatisé et entropique : la représentation perd de la présence[52]. En Dieu la communication est néguentropique : elle informe enfin parfaitement, et au-delà. Elle fait communier ses acteurs.

Un débat pointe alors : les anges peuvent-ils avoir des secrets les uns pour les autres? Si ce sont des êtres translucides, toute pensée n’est-elle pas communication de pensée? Saint Bonaventure avait introduit la distinction entre la parole adressée à l’autre et celle adressée à soi, et suggère le rôle de la volonté, pour communiquer ou ne pas communiquer. C’est ce que Saint Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », systématise : le secret de l’ange n’est pas l’opacité d’un état (du corps) mais l’acte d’une occultation : chez les humains le vouloir-dire ne coïncide pas avec le dire, mais la langue des anges est celle de la volonté pure – on se souvient que Schopenhauer définissait ainsi la musique : le langage de la volonté pure, par-delà toute représentation. Pour Thomas d’Aquin, les anges échappent à cette double angoisse humaine : de ne pas arriver à se manifester, à se montrer en plénitude ; de ne pas arriver à se cacher, à réserver parfaitement son secret. Il y a néanmoins selon Suarez une possible confidentialité de la communication angélique, qui n’est pas tant le vouloir-cacher qu’une manifestation volontairement adressée, orientée et limitée. A cela, Duns Scot aurait répondu non : un ange verrait l’acte de la volonté par lequel l’autre ange lui cache quelque chose.

Ces querelles ont l’air d’un autre âge, et dans le langage des anges, les humains ont imaginé ce qu’ils n’avaient pas : une communication immédiate, volontaire et transparente, efficace et sans distorsion, universelle enfin. Mais ces spéculations scolastiques ne sont-elles pas le rêve de communication universelle qui anime encore et plus que jamais notre société post-industrielle? Dans ce rêve d’une communication où l’information même est dissoute (on n’en a plus besoin que pour réparer une perte d’information), les anges sont des messagers sans message (nous avions l’amour sans sexe et la révolution sans violence). Or notre société ne développe-t-elle pas le média au détriment du message? « On communique, peu importe quoi »; c’est l’agonie du signe et des institutions intermédiaires, l’image immédiate suffit. Nous entrons peu à peu au paradis de la simultanéité parfaite, où la vitesse des transports et des télécommunication fait de l’échange universel l’espace sans corps d’une transparence, où la confidentialité est encore simplement l’obligation d’une plus grande vitesse de communication. L’architecture elle-même n’abrite plus du regard, et les décideurs voient tout.

La communication qui se déploie ainsi forme un espace intersubjectif, mais sans subjectivité, sans cette densité de corps désirants, souffrants, pensants qui fait la subjectivité comme indépassable point de vue sur le monde. Les sujets y sont parfaitement transitifs à la communication, sans autre épaisseur. Ils sont indéfiniment substituables. C’est d’ailleurs ce qui explique que l’on ne puisse raconter l’histoire d’un ange identifiable, ni même celle d’une journée ordinaire dans la vie d’un ange. Les anges n’ont pas de subjectivité singulière.

Dans un cosmos voué à l’entropie, notre technoscience, notre Babel de mémoire et de communication construit ainsi un réseau néguentropique, où l’information s’accumule et augmente sans cesse, où la communication se differencie et se complexifie à l’infini ; avec probablement, au sommet de cette hiérarchie angélique, de cette communication totale, de cette pyramide leibnizienne de monades, Dieu, la monade universelle. Notre humanité semble en voie de déification ; déjà elle a presque obtenu l’ubiquïté. D’où la fable qui inaugure ce troisième prélude, cette troisième variation sur notre boîte noire.

A la vitesse de la lumière circulent nos informations, c’est à dire notre perception, notre subjectivité même. En elles, la part du sensible diminue de plus en plus au détriment de l’intelligible : la masse des flux d’informations l’exige. D’où un besoin plus pressant encore pour les « cerveaux » humains d’être branchés entre eux, pour maîtriser ce réseau. C’est ce que proposent les chantres de la culture « cyberpunk »: « La perspective principale réside dans la (re)construction d’un nouvel environnement -le cyberspace- et d’un nouvel homme. L’australien Spalec, adepte d’une symbiose parfaite entre l’humain et la technologie, illustre cette nouvelle perspective. A partir d’une relecture de Nietzsche sur le Surhomme, il prône l’extension des capacités du corps, de l’esprit et de l’environnement par la technologie, sur fond du thème du design du corps humain (…) Comme il le dit, (…)’Aujourd’hui notre espace ne se limite plus à notre biosphère, nous nous dirigeons vers un espace extra-terrestre, (…) la technologie nous colle à la peau, elle est en train de devenir une composante de notre corps’. (…) Roy Ascott est un autre défenseur de la cyberculture (…) ‘Nous voulons, dit-il, que l’ensemble des systèmes d’interface soient logés à l’intérieur de notre cerveau. Nous voulons que les limites entre le naturel et l’artificiel deviennent superflues (…) Ce dont il s’agit, c’est du corps post-biologique comme interface »[53].

N’importe quelle intelligence alors peut se déplacer instantanément d’un point à un autre du réseau, adopter n’importe quel point de vue, tout essayer. Mais peut-être que le réseau de ces connections, cette noosphère-ange qui exige de nous une communication de plus en plus intense et le développement de tous nos échanges, est en train d’échapper à notre finitude humaine et terrienne, qu’elle considère comme une simple « base de départ », à abandonner au plus vite[54]. L’Ange serait alors cette figure de proue de l’Exode cosmique.

C’est avec la vague panique que soulève en moi cette effrayante utopie que j’ai ouvert le grand livre de Michel Serres sur La légende des Anges[55], où les échangeurs d’autoroute font figure de chérubins (p.161) dans la messagerie universelle de ce réseau de réseaux, de bifurcations et de trajets, et où les choses existent moins que leurs relations ou leur flux. Anges en effet, tous ces objets-sujets de la technologie, doués de mémoire et d’anticipation, différences capables de produire de nouvelles différences[56], et qui ne réussissent que s’ils peuvent aussitôt s’effacer, bon joueurs (s’ils s’immobilisent et font écran, ils deviennent des idoles). Comme toujours nos objets révèlent notre rêve commun.

Heureusement Michel Serres ne s’arrête pas à contempler et jouir de ces vertigineux sommets : il montre les fondements de cette orgueilleuse tour de Babel de la communication s’enfonçant dans la misère des favelas du tiers-monde: le complexe de la communication, qui fabrique des demi-dieux en massacrant ces simples archanges que sont les humains réduits à leur corps vulnérable, « produit un Paradis de plus en plus rare et un Enfer de plus en plus large et dense » (p.74). Mais n’est-ce pas la figure de l’Ange déchu , le Prince de ce monde, que cette îvresse de puissance et d’intelligence, assortie du refus de servir autre que soi, du refus de se dévouer, ou simplement de décliner?

L’ange couvrirait alors l’intervalle entre le désir de communiquer, de donner (puissance) et de recevoir (intelligence) le maximum d’informations, d’augmenter son jeu et sa joie dans l’universel échange ; et l’amour de ce qui est simplement là, aux marges de l’échange, comme un corps tout bête[57], le simple attachement. D’un côté on peut toujours glisser un intervalle supplémentaire entre deux instants, une communication supplémentaire, une joie de plus ; sauver tous les possibles. De l’autre on peut toujours annuler un intervalle pour en faire un instant unique, un pur contentement ; s’attacher infiniment à ce réel-ci. L’ange couvrirait cet intervalle. Mais est-ce le même ange, celui qui jubile du mouvement ascendant vers une communication totale, et celui qui descend s’attacher aux corps silencieux? Saisis par cette incertitude, nous ne savons soudain plus de quoi nous parlions.

Olivier Abel

Publié à Paris, dans Autrement, 1996

Notes du préambule :

[1] Platon, Le Phèdre 249. Ce dialogue contient beaucoup de grands thèmes angélologiques, et justifierait une étude à lui seul.

[2] Ce corps de beauté lumineuse, d’énergie pure (il peut voler), doué de facultés communicationelles inimaginables, est celui proposé par les B.D, les dessins animés et les vidéo-jeux de la « cyberculture »: le héros y est maître de son corps, de ses prolongements techniques  et de ses métamorphoses.

[3] Donald Barthelme, « On Angels », City Life, New York, FSG, 1970. La préparation de ce volume, commencée avant que la mode ne s’empare du thème, a été différée par des « parutions » qui sont davantage l’expression d’un trouble que d’un triomphe.

[4] R.M.Rilke, « Les paroles de l’Ange », dans Le livre d’images (Le vent du retour, Paris: Arfuyen, 1989). Ils renvoient pourtant en Galilée (Mt 28,10), c’est à dire au commencement du texte, comme pour le relire autrement. Les anges ainsi encadrent la lecture. Michel de Certeau, qui a écrit un petit texte remarquable sur le « parler angélique » (La linguistique fantastique, Paris: Denoël, 1985), était hanté par cette image du tombeau vide.

[5] Les anges furent longtemps préposés à ordonner le cosmos, comme bergers et « gardiens » de la hiérarchie et de l’échelle des êtres, même si certains exercaient la fonction inverse de « passeurs », de transgresseurs des limites. Voir R.Caillois, L’homme et le sacré  Paris: Gallimard (Idées).

[6] Voir le texte de Gilbert Vincent, qui montre bien cette simplification à partir de Calvin, suite probable d’un nominalisme conséquent. On trouve le même effacement chez Bossuet qui traite les anges comme des ébauches d’Incarnation, dont ils auraient seulement l' »air » sans encore avoir la pleine réalité. C’était le grand problème de Henry Corbin, que de restaurer cependant une « Nécessité de l’angélologie » (in Le paradoxe du monothéisme, Paris: Ed.de l’Herne, 1981).

[7] Paul Virilio, L’Espace critique, Paris: Christian Bourgois, 1984. L’esthétique de la disparition, Paris: Galilée, 1989.

[8] Pierre Jovanovic, Enquête sur l’existence des anges gardiens, Paris: Filipacchi, 1993.

[9] Jean-Pierre Vernant, « naissance d’images » Religions, Histoires, Raisons (Paris: Maspéro, 1979). Parmi les divinités, étaient seules considérées comme ailées les Victoires, Eros et Thanatos, Eris et Isis. Quand à Hermès, le messager par excellence, le passeur glissant d’un coup de talon dans l' »interespace », il se combine aux uns et aux autres pour les interpréter.

[10] Texte de Jean-Paul Roux dans Génies, Anges et démons Paris: Seuil (coll.Sources Orientales), 1971.

[11] Voir les textes de Olivier Mongin, Daniel Sibony, Françoise Champion, Peter-Pâl Pelbart, Izmet Özel.

[12] Henry Corbin, Terre celeste et corps de résurrection, Paris: Buchet-Chastel, 1960. Voir également L’homme et son ange Paris: Fayard 1985.

[13] B.Devall & G.Session, Deep Ecology: Salt Lake City, Peregrine Books, 1985. Voir aussi le texte de F.Champion sur le New-Age, qui pourrait rejoindre cette nouvelle angélologie, même si les Dialogues avec l’ange de Gitta Mallasz ont pu souvent servir à l’inverse, à réintéresser à la théologie occidentale traditionnelle des « croyants désorientés ».

[14] G.Bateson & M.C.Bateson, La peur des anges, Paris: Seuil, 1989.

[15] Voir le texte de Jean Lambert & Philippe Gignoux.

[16] C’est la petite fille du film « La leçon de piano », déguisée en ange et chargée d’un message, qui soudain bifurque et porte le billet à son père plutôt qu’à l’amant de sa mère.

[17] Georges Dumézil, Naissance d’archanges, Paris Gallimard 1976.

[18] Voir le texte de Philippe Saint-Geours.

[19] Comme le montre Massimo Cacciari, dans L’ange nécessaire (Paris: Bourgois, 1988, p.35-42 et 166 sq.), la chute de Satan est sa rebellion contre l’ordre qui lui est donné de se soumettre à l’homme, ce scandaleux « favori de la création ». C’est son « monothéisme jaloux » et exclusif qui fait sa rebellion! Voir le texte d’Isabelle Grangaud et Isik Tamdogan, comme celui d’Izmet Özel.

[20] M.Cacciari (op.cit.p.98-99) écrit de la vision des chérubins d’Ezéchiel (Ez 1) que « la tétrade du Char est formée en réalité par des Karibu asyriens, gardiens des palais de Babylone. Ici commence une aventure qui marquera l’angélologie tout entière: Anges et Archanges babyloniens « prêtent » leurs images démoniques aux anges néo-platoniciens, à ceux de l’Eglise primitive chrétienne, à la gnose juive et chrétienne (…) C’est en vain que les docteurs du Talmud chercheront, au moyen d’exténuantes allégorèses, à en purifier la figure ». Sur les affinités de ces figures avec celles du Zodiaque, voir B.Teyssèdre, Anges, astres et cieux. Figures de la destinée et du salut, Paris: A.Michel, 1986. Pour l’antiquité gréco-romaine, A.R.R. Sheppard, « Pagan cults of angels in roman asia minor » (Talanta: 1980-1981, p.77sq.) et S.Brigidi & R.Bly, Angels of Pompeii, New York: Ballantine Books 1992.

[21] L’histoire européenne semble marquée par un flux et un reflux :  les débuts de la Renaissance sont pleins d’anges, ils disparaissent avec la Réforme et l’âge cartésien et classique ; la contre-Réforme baroque leur ouvre les portes, les Lumières les traquent et les soumettent ; le Romantisme fait appel à leur inspiration, et le positivisme s’en moque comme de chauve-souris métaphysiques.

[22] C’est le cas chez J.M. Vernier Les anges selon Thomas d’Aquin Paris NEL 1986, mais non chez J.Daniélou, Les Anges et leur mision, Paris Desclée 1990, ni chez P.Faure, Les Anges, Paris Le Cerf 1986.

[23] C’est le cas  de Stanislas Breton, « faut-il parler des anges », Revue des sciences philosophiques et théologiques n°64, 1980. Explorant ce qu’il appelle la fonction « méta », la bordure, la limite, il voit dans la métaphore angélique ce déplacement qui donne sens à une métaphysique post-critique.  Tout cela est développé dans sa Poétique du sensible, Paris Cerf, 1988. Voir son texte.

[24] Voir le chapitre de M.Cacciari à ce sujet, et Sophie Cassagne, Les anges et les démons, Ed. du Rouergue 1993.

[25] Voir le texte de Daniel Sibony.

[26] Voir les textes de Jean-Louis Chrétien et Gilbert Vincent.

[27] Voir le texte de Jeanne-Marie Gagnebin sur Walter Benjamin.

[28] Voir les textes de Stanislas Breton et Marc-Alain Ouaknin, qui proposent diversement une angélologie poétique, l’un à partir d’une métaphysique de la limite, et l’autre à partir de la Cabale.

[29] On peut alors les rapprocher de ces double-figures de l’immortalisation des morts et d’une humanité à venir, icônes de l’immémorial et icônes de l’espérance, dont parle Paul Ricoeur  (Temps et Récit III, Paris: Seuil, 1985, p.170), et qui fondent la filiation sur l’articulation de la ressemblance et de l’altérité (Pierre Legendre, Dieu au miroir, Etude sur l’institution des images, Paris: Fayard, 1994).

[30] Voir le texte de Henri de Saint-Blanquat & Bertrand Lafont.

[31] Le Gai Savoir, fin de l’Avant-Propos.

[32] M.Cacciari (op.cit. p.15 et 21-24) commentant la parole de Gabriel à Mahomet, puis Rilke poursuivant Dante dans ses Elégies de Duino (Paris: Orphée-la Différence, 1994).

[33] R.M.Rilke, « Le livre des rêves », Oeuvres I, Prose, Paris Seuil 1966, p.283, cité et amplifié par G.Bachelard, L’air et les songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris Corti (Biblio-essais), qui est à verser entièrement au dossier d’une angélologie poétique.

Notes de « la boîte noire »

[1]  On parle aujourd’hui du « sexe des anges » du même ton et dans les mêmes contextes où l’on parle d' »enculer des mouches »!

[2] C’est un peu le cas du « troisième sexe » chez les Inuits. Voir les travaux de B.Saladin d’Anglure.

[3] Au livre de la Genèse, chapitre 18 (référence abrégée en Gen 18). Les références abrégées données sans autre indication seront des références bibliques, que le lecteur pourra retrouver dans n’importe quelle Bible.

[4] C’est ce combat nocturne et amoureux, à la vie à la mort, le négatif peut-être de la lutte entre le maître et l’esclave chez Hegel, où Jacob force l’Ange à lui montrer son visage, à le tuer, à le bénir.

[5] Ce thème revient peut-être chez Paul, quand il écrit que les femmes doivent se couvrir la tête « à cause des anges » (1 Cor 11).

[6] Pour le pseudo-Denys, d’ailleurs, au contraire de nous, les anges agissent sur les hiérarchies celestes, c’est à dire sur les généralités, et non pas sur les individus (De hierarchia celesti, chap.6).

[7] Déjà le chapitre 1 d’Ezéchiel décrivait quatre anges avec des roues de lumière à décourager les peintres (Ez 1)!

[8] Rémi Labrusse, Sainte-Sophie entre l’esthétique et l’histoire,  Critique n°543-544, Août-Sept. 1992.

[9] J.F.Lyotard, Leçons sur l’analytique du sublime, Paris: Galilée, 1991.

[10] Gen 19, où l’on voit les habitants de Sodome vouloir abuser des anges, hôtes de Lot. Pedro Cordoba propose d’ailleurs de voir dans les anges des « interrupteurs » de l’échange symbolique humain : ils peuvent couper et rétablir tant la parenté et la filiation que la conversation.

[11] E.Auerbach, Mimésis, Paris: Gallimard, 1968.

[12] La lutte féministe elle-même se fait-elle au nom de la différence sexuelle, ou pour en émanciper tout le monde, et libérer d’autres formes d’amour? C’est ce trouble dans les représentations de la personne qui fait le problème du transsexualisme (Denis Salas, Sujet de chair et sujet de droit: la justice face au transsexualisme, Paris: PUF, 1994).

[13] Dominique Fernandez, Porporino ou les mystères de Naples, Paris: Grasset, 1974.

[14] Il arrive si fréquemment dans le texte biblique que le passage de l’ange annonce une naissance…

[15] Platon, Le Banquet. C’est le discours placé dans la bouche d’Aristophane.

[16] Je remercie G.Vincent pour cette remarque.

[17] Paul écrit qu' »aujourd’hui nous ne voyons qu’à travers un miroir » (1 Cor 13,12), indirectement, et la mystique soufi voyait dans le nom même d’Al-lah cet ultime miroir.

[18] C’est la question platonicienne de la copie et de l’original, car si les idées sont archétypes du réel, il faudra bien une tierce-image pour reconnaître la ressemblance, et cela inaugure une regression à l’infini (Cratyle 432-d et Parménide 133-a).

[19] Pierre Legendre, Dieu au miroir, Etude sur l’institution des images, Paris: Fayard, 1994, p.41 sq.

[20] Pour ce commentaire de P.Valéry, puis de l’ange déchu, voir Massimo Cacciari, L’ange nécessaire, Paris: Bourgois, 1988, p.67sq. et p.106.

[21] Souvent les angélologies décrivent un cosmos amoureux, aimanté par le désir de l’Un, un « uni-vers ». C’est par là que M.Cacciari comence (op.cit. p.11, 17, 95).

[22] Platon, Le Phèdre 252.

[23] Denis de Rougemont, Les mythes de l’amour, Paris: Gallimard (idées).

[24] G. de Nerval, « Souvenirs du Valois », Les filles du feu.

[25] O.V. de L.Miloscz, L’Amoureuse Initiation, Paris: A.Silvaire, 1958.

[26] Kierkegaard définit le péché comme cette « maladie à la mort ».

[27] Art Institute of Chicago.

[28] Certaines des plus belles images de ce débarqement cosmique se trouvent dans les gravures de Dürer, dans ce style eschatologique et apocalyptique si favorable à la multiplication d’anges. Dans le même ordre d’idées, voir Roland de Pury, « L’église, maquis du monde », Le Semeur 1944.

[29] Par là cette « révolution permanente » n’est pas très éloignée du Djihad, comme combat contre soi-même.

[30] Maximillien Robespierre, Discours divers, Paris: Editions Sociales. Mais n’était-ce pas aussi l’exigence de P.P.Pasolini (voir Dominique Fernandez, Dans la main de l’ange, Paris: Grasset, 1982, et Umberto Eco, Le signe, Paris: Biblio-Essais, 190 sq.)

[31] Paris: Belin, 1987.

[32] Voir le texte de I.Grangaud & I.Tamdogan.

[33] M.Cacciari, op.cit. p.105-110.

[34] Dans sa Dogmatique  (III/3, chapitre XI, § 51, p.82-249).

[35] Platon, Le Politique, défini comme un tisserand, qui mixte l’ordre et le désordre ; une cosmologie à double mouvement forme le « mythe » central du dialogue. C’est aussi le statut de l' »animal politique » selon Aristote (ni dieu ni bête), et que Nietzsche conteste avec son « surhomme », Dieu et Bête, ange pour tout dire!

[36] Voir Daryush Shayegan, Le regard mutilé (Paris: A.Michel, 1989) et Qu’est-ce qu’une révolution religieuse? (Paris: Presses d’aujourd’hui, 1982).

[37] Calvin rétablit le sens de l’Institution, mais comme une réalité fragile, révisable, et toujours secondaire.

[38] Au fond, l’ange fait bifurquer l’échange ordinaire, du « bien pour bien » et du « mal contre mal »: il répond au mal par le bien, et parfois au bien par le mal (Satan).

[39] C’est la différence chez Marx entre le socialisme et le communisme (L.Boltanski, L’amour et la justice comme compétence, Paris: Métailié, 1990, p.204 sq.)

[40] Essai sur l’ordre moral contemporain, Paris: Grasset, 1993.

[41] Voir le texte de Jeanne-Marie Gagnebin.

[42] Je me réfère ici à l’ouvrage de Stéphane Mosès, L’ange de l’histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992.

[43] Voir le texte de Peter-Pâl Pelbart.

[44] « Il existe un tableau de Klee intitulé Angelus Novus. Il représente un ange qui paraît être sur le point de s’éloigner de quelque chose à quoi son regard est rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est ouverte et ses ailes sont déployées. Tel doit être l’aspect que présente l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où il nous semble percevoir une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et même catastrophe qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les projette à ses pieds. il voudrait bien faire halte, ressusciter les morts et réparer ce qui a été brisé. Mais du Paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, et qui est si forte que l’ange n’arrive plus à les replier. Cette tempête l’emporte irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que les décombres, devant lui, s’accumulent et montent jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous nommons le progrès. » Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire, op.cit.p.173.

[45] P.Ricoeur, Du texte à l’action, Paris: Seuil, 1986, p.270.

[46] C’est ce qui se passe avec le mythe de Dionysos dévoré par les Titans, où une autre version montre Hermès intervenant à temps pour le sauver ; c’est l’ange arrêtant la main d’Abraham levée pour sacrifier son fils Isaac (Gen 22) ; c’est aussi l’ange venu avertir Joseph dans son sommeil qu’il devait fuir en Egypte (Mat 2).

[47] C’est la définition qu’en donne Calvin, acceptant tranquillement que n’importe qui puisse être ange à son insu.

[48] Dante, « Purgatoire » XXX, cité par M.Cacciari (op.cit. p.20, 160, 50, et 62) qui cite à son tour R.Hammerstein, Die Musik der Engel, Bern-München: 1962.

[49] « Le langage des anges dans la scolastique », Critique 1979 n°387-388. Voir son texte sur la connaissance angélique, ainsi que La voix nue , Paris: Minuit, 1990.

[50] L’ange est un thème classique des recherches sur l’origine des langues. Voir Michel Foucault, Sept propos sur le septième ange, Montpellier: Fata Morgana, 1986.

[51] Rehausse-t-il en singularité ou en universalité? C’est toute la question.

[52] C’est tout le problème, pour la télévision et la vidéo, des « générations » d’images, où les copies successives perdent en clarté et distinction : les générations de vivants, parce qu’elles ressemblent et différent, n’ont pas ce problème.

[53] E.Soulier, in Chroniques de l’Hypermonde n°20, Juin 1995.

[54] Voir Isaac Asimov, La terre, notre base de départ, Paris: Père Castor-Flammarion, 1990. C’est ce que dénonce J.F. Lyotard, L’Inhumain, Paris: Galilée, 1988.

[55] Michel Serres, La légende des Anges , Paris: Flammarion, 1993.

[56] Gregory Bateson, La peur des anges, Paris: Seuil, 1989, p.32.

[57] Il est des passages bibliques où les animaux sont plus proches des anges que les humains : l’ânesse de Balaam le voit quand son maître ne le voit pas (Nb 22) et dans le livre de Tobie : « L’enfant partit avec l’ange, et le chien suivit derrière » (Tb 5). Christian Bobin, qui déclina aimablement notre offre de contribuer à ce volume en désignant « un ange avec une hache entre ses mains, qui ne m’a jamais quitté », et qui parle davantage du Très-bas que du Très-haut, a écrit une page à ce sujet dans le n° 17 de la revue NYX, entièrement consacré aux anges. Voir également Poésie 89 n°29.