« La suspension du jugement comme impératif catégorique »

Pour donner le ton, je proposerai deux manières d’aborder cette question de la « suspension du jugement » chez Bayle[1]. La première serait de raconter le trouble de ce jeune homme de vingt– deux ans, fils d’un pasteur provincial, converti sincère au catholicisme, qui abjure au bout de quelques mois et se trouve du coup « relaps », obligé de fuir son pays. De cette péripétie initiale, il lui restera probablement toujours un doute ; un doute qui n’est pas du tout un doute méthodique à la Descartes mais un doute infini, un doute existentiel, peut–être une inquiétude inhérente à sa foi elle même. Pierre Bayle ainsi n’est pas seulement le « type idéal » du Réfugié dès avant la Révocation : ce qu’il va développer ce sont vraiment les droits de la conscience errante, c’est à dire l’idée qu’il peut y avoir une sincérité dans l’erreur et que rien ne prouve en fait définitivement qu’on soit dans le vrai. D’où la suspension du jugement comme caractère central d’une éthique du doute, qui serait aussi d’ailleurs une éthique de la compassion, une éthique de la tendresse pour les erreurs, pour toutes « les rognures », pour ce que Bayle appelle quelque part un « ramas des ordures » du discours et de l’histoire[2].

Une deuxième entrée en matière se situerait davantage dans la lignée des études rhétoriques que Pierre Rétat appelle de ses voeux[3]. Ce serait ici plutôt une étude sur le rôle de l’interrogation et du doute dans l’oeuvre de Bayle. Empiriquement, il me semble pouvoir discerner trois styles d’interrogations, trois styles de fonctionnement de l’interrogation dans son discours. En premier lieu il y aurait un style proprement sceptique qui est le style de la critique des erreurs. En particulier Bayle traque inlassablement cette source d’erreurs que sont les malentendus, c’est à dire le fait que le même discours peut répondre à des questions différentes et peut en ce sens là porter des significations différentes ; or cet argument–là est un argument sceptique, c’est l’idée qu’en fait on ne s’entend pas, qu’on ne parle jamais de la même chose. Un deuxième style d’interrogation serait de style plus fidéiste : la question du mal soulève un embarras auquel la raison humaine n’apporte de réponse qu’en soulevant un embarras encore plus grand. Les questions sont ainsi de plus en plus vastes, dans une sorte de sur–dialectique à la manière de Kierkegaard, et la raison même conduit au silence. Un troisième rôle de l’interrogation formerait une sorte de carré où les objections réciproques des adversaires se répondent: il y a ainsi une rétorsion circulaire des arguments avec une obligation de réciprocité[4].

Le plan de cette étude consiste, cette double–hypothèse une fois en tête, à prendre les « Eclaircissements », joints par Bayle à la seconde édition de son Dictionnaire historique et critique en 1701, pour pointer les principales querelles soulevées par son oeuvre principale. La première querelle, c’est ce que j’appelerai « la querelle du pyrrhonisme »: Bayle est accusé d’être sceptique, et il s’en défend, mais n’en a–t–il pas été le champion méthodique? La deuxième querelle serait la querelle du mal, « la querelle du manichéisme »: Bayle justifie trop la cohérence du point de vue manichéen, et que signifie alors sa protestation fidéiste, cette manière de se réfugier dans une foi silencieuse qui renonce à toute explication du mal? Il y aurait encore une troisième querelle qui serait celle de la séparation entre la morale et la religion, avec l’autonomie que Bayle accorde à la morale par rapport à la religion. Or le thème de la suspension du jugement se retrouve au centre des trois querelles. Ici je voudrais parcourir les deux premières, pour comparer les motifs sceptiques et les motifs fidéistes de la suspension du jugement, et m’arrêter sur l’éthique surgie de cette épreuve. Par là je refuserai de trancher entre Bayle sceptique et Bayle fidéiste, et je voudrais apporter quelques arguments à ceux qui tentent de briser cette alternative, probablement ruineuse à l’intelligibilité de son oeuvre.

La suspension du jugement comme éthique de l’erreur

Bayle sceptique

Dans « Pierre Bayle and the structures of doubt », Oscar Kenshur reprenait la thèse de Popkin sous l’image de l’oignon que pour Bayle le doute ne s’arrête pas ; c’est à dire qu’on enlève les pelures jusqu’à ce qu’il ne reste rien de l’oignon. La question est alors qu’est–ce que c’est que ce « rien »: est–ce l’ataraxie pyrrhonienne, ou est–ce la quiétude du fidéisme, ce port dans l’océan du doute dont il parle en plusieurs endroits[5]? Donc le sceptique chercherait le vrai sur la mer orageuse, tandis que le fidéiste chercherait la paix et le port. Or Kenshur objectait que Bayle, plus proche en cela de Carnéade que de Pyrrhon, ne parvient jamais au point où l’on sait qu’il ne reste rien[6]. Il reste toujours une inquiétude, comme il l’écrit dans la remarque C de l’article « Pyrrhon »: « les raisons de douter sont elles–mêmes douteuses »; ou bien un peu plus loin: « Pyrrhon cherche le vrai, mais se ménageait des ressources pour ne pas tomber d’accord qu’il l’eut trouvée »[7].

L’idée judicieuse de Kenshur est de proposer qu’il s’agit chez Bayle d’un différend, d’une alternative indécidable. Il est impossible de trancher entre les deux, parce que ce sont deux réponses qui ne répondent pas à la même question, deux ordres incommensurables. Mais, poursuit–il, cette structure d’un doute infini qui traverse l’ensemble de l’oeuvre de Bayle est elle même une procédure sceptique. La figure qui apparaît donc, au terme de cette relecture perplexe de Popkin, c’est celle d’un Bayle critique, d’un Bayle proche déjà des Lumières.

Or justement ce qu’on relève de cette lecture, c’est le geste de remettre les textes ou les discours dans leurs contextes, objectifs ou subjectifs. C’est à dire qu’on y décèle un principe de relativisation, de pluralisation des points de vue : rapporter chaque fait, chaque signification, chaque « fait de valeur »[8] historique à son « histoire », à sa narration, à son langage. L’oeuvre critique consiste ainsi à construire une mise en scène, un dialogue des points de vue narratifs, une sorte d’intrigue qui pluralise les points de vue énonciatifs. Et cela dans une structure littéraire qui est typique des Lumières, avec cette esthétique de la discontinuité, cette pluralisation des « lumières » ou des points de vue. Par exemple il faut pluraliser les types de vérité[9], insiste Bayle.

La conscience errante

La figure de la conscience errante peut apparaître comme une objection à la figure purement sceptique. Car le geste critique de dissociation des horizons et des problématiques, qui apparaît déjà chez Descartes et plus anciennement chez Calvin[10], peut être perçu comme différent de celui des Lumières : il y a dans ce dernier une relativisation « par le haut », parce que l’on est au–dessus des malentendus. La posture critique avec Bayle procède du sentiment que l’on est tous dans les ténèbres et dans l’erreur. A la différence du scepticisme, qui suppose justement une conscience éclairée, qui s’élève au dessus des opinions du peuple, Bayle ne cherche pas le vrai. Ce n’est pas un hasard si Bayle ne fait jamais qu’une compilation des erreurs, un « théatre des fautes »[11]. Il compare son travail à Hercule nettoyant les écuries d’Augias, et cela correspond bien à la boutade par laquelle Hercule, après avoir accompli des travaux glorieux, s’attaque à la tâche la plus difficile de toutes: nettoyer une écurie, un amas d’ordures, « un entassement massif et divertissant »[12].

L’idée est donc que personne n’échappe à la possibilité de l’erreur. Et il insiste: « je ne m’épargnerai pas ». Il ne critique les autres qu’en s’exposant à ce que la pareille lui soit rendue, sans crainte de représailles : sans quoi d’ailleurs il n’aurait pas écrit des milliers de pages! « Je consens à ce que la pareille me soit rendue (…) je tâcherai de ne pas faire de fautes, mais je suis bien sûr que je n’en ferai que trop. On ne pourra donc pas faire contre moi la plainte qu’on fait contre les censeurs qui ne font rien imprimer de crainte des représailles »[13]. Cela fait penser à cette formule en marge de son cours de philosophie à Sedan, où il écrit: « Cogitas ergo es ». « Tu penses donc tu es »: cela veut dire que le rapport à la vérité est un rapport indirect, un rapport à travers l’erreur, à travers la pluralité des erreurs, et donc à travers la correction réciproque des erreurs.

Même argumentation en termes de croyance: nous sommes tous dans les « ténèbres spirituelles »[14]. Dans le Commentaire philosophique sur le « Contrains–les d’entrer » on retrouve cette idée que toute vérité est une vérité putative, une vérité de croyance: « Un homme peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine »;  et encore « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité »[15].

Dans les Pensées diverses sur la comète également il écrit qu’au fond presque tout le monde est hérétique dans ses représentations religieuses, et que si on interrogeait n’importe quel paysan, au milieu de la France, on s’apercevrait que sans le savoir il est nestorien ou de quelque autre secte considérée comme hérétique depuis des millénaires[16]. C’est pourquoi il faut cesser de considérer la vérité spéculative pour s’en tenir à la vérité pratique, c’est à dire à la conscience morale[17], qui ne saurait se laisser désorienter par la multiplicité des spéculations. Avec elle la vérité s’individualise, non seulement parce qu’elle ne serait plus que vérité pratique, mais parce que dans la croyance même elle devient sincérité.

La rétorsion comique

La suspension du jugement comme éthique de l’erreur surgit enfin d’une troisième figure, qui est justement celle du comique, et plus pécisément de la rétorsion comique. Déjà le comique de Bayle réside dans la distance qu’il prend, l’humour avec lequel il se traite lui–même[18]. La rétorsion comique apparaît dans toutes ce que l’on pourrait appeler des « démonstrations par le ridicule », si fréquentes sous sa plume. En matière de croyance religieuse, par exemple, il y a bien quelque chose de ridicule dans ces apologies de la contrainte pour la bonne Cause: « Une chose qui serait injuste si elle n’était pas faite en faveur de la bonne Religion, devient juste lorsqu’elle est faite pour la bonne Religion (…) battez, fouettez, emprisonnez, pillez, tuez ceux qui sont opiniâtres, enlevez leur femmes et enfants (…) il n’y aurait plus d’action si infâme qu’elle ne devienne un acte de piété »[19]. A cette pétition de principe Bayle objecte « qu’il est ridicule de raisonner en supposant toujours ce qui est en question »[20]. Ainsi, Augustin blâme chez autrui ce qu’il canonise pour son parti « avec tant d’impertinence que les païens ne puissent se tenir de rire »[21].

Dans ces démonstrations par le ridicule, ce qui fait rire c’est que l’adversaire pourrait dire exactement la même chose, et qu’il n’y a pas de raison de lui refuser la justification qu’on se donne. Sans quoi cette justification est hypocrite. Apparait ici la figure, fréquente chez Bayle, de Tartuffe et de la tartufferie. Dans son étude sur « L’écriture comique de La France toute catholique », Roger Zuber montre le talent de l’ironiste chez Bayle comme s’appuyant sur la sincérité et le naturel pour démasquer l’hypocrisie et le factice. Or le point de vue de la sincérité et du naturel devrait être un point de vue universel possible. Le démasquage de l’hypocrisie par le ridicule est fréquent chez Bayle, et peut être rapporté à Molière, qui est important pour Bayle comme le montre l’article Poquelin de son Dictionnaire, rédigé alors que Molière vient juste de mourir.

Bayle soumet le comique de Molière à une analyse assez curieuse. Il montre qu’il y a une relativité du comique, et que l’on ne rit pas des mêmes choses dans les différents milieux et dans les différents pays ; or Molière fait rire universellement. C’est bien l’observation d’un exilé : pourquoi le comique de Molière est–il traductible ainsi dans une multiplicité de milieux, de langues et de pays? C’est justement parce qu’il universalise la non–universalité, c’est à dire qu’il critique la prétention à universaliser, à prendre son point de vue pour le seul, pour le seul véritable, pour le seul bon. Donc la seule chose vraiment universelle, et en ce sens le seul rire vraiment universel, c’est le rire envers la prétention à l’universalité.

Cet exercice de retournement comique, il faut le dire, est peut–être déjà un motif « évangélique » chez Bayle. En effet la critique de Tartuffe, telle qu’on la trouve dans « l’Eclaircissement sur les obscénités » par exemple, rejoint la critique des « pharisiens » par Jésus. Le paradigme de ce comique est de prétendre voir la paille qui est dans l’oeil du voisin alors qu’on ne voit pas la poutre qui est dans son propre oeil. Par exemple Bayle fait la critique de ceux qui se rendent célèbres en écrivant des livres contre la réputation[22]. Il pointe cette contradiction pragmatique ou plus simplement ce ridicule, de faire le contraire de ce qu’on dit.

L’éthique de l’erreur

Il y a néanmoins un tragique de ce rire ou de ce ridicule: c’est que si justement on a ri de celui qui disait cela, on ne pourra plus jamais le dire aussi tranquillement ; et peut–être même plus du tout. C’est ce qui rend ce comique grinçant, prêt à basculer dans l’absurdité. Bayle écrit quelque part : « C’est une comédie de votre part et une tragédie pour nous »[23]. Et donc le noeud du problème se situe à la rencontre de deux mouvements. D’une part le tragique devient comique, et précisément c’est la relativisation, ce geste des Lumières par lequel on sort des guerres de religion. Mais d’autre part le comique renvoie au tragique, comme si pour Bayle, loin d’accéder aux Lumières, on était toujours dans les Ténèbres, sans possibilité d’en sortir. Nous aurions alors des procédés comiques pour nous laisser au bord du tragique, ou du sentiment tragique.

De ces deux mouvements (du tragique vers le comique, et du comique vers le tragique) lequel l’emporte sur l’autre? Il est difficile de se prononcer, mais en tous cas il semble que ce double mouvement engendre une éthique de l’erreur. On peut entendre par là une éthique qui conduit à la suspension du jugement. Mais on doit aussi comprendre que cette suspension du jugement ne s’effectue qu’au travers d’une laborieuse éthique du jugement. Car nous sommes dans l’impossibilité de ne pas juger : personne n’échappe au jugement, et tous nous sommes obligés de juger et d’être jugés. L’obligation de jugement s’inscrit dans une structure d’erreur réciproque, où l’histoire de la paille et de la poutre devient le modèle de toute recherche de la vérité. C’est à travers cette structure de l’erreur, et non en dehors d’elle, que se glisse la suspension du jugement.

Quand il parle de l’erreur, en effet, Bayle reprend la distinction cartésienne entre volonté et entendement pour définir deux sortes d’erreurs possibles. Il y a celle qui vient de la volonté et qui est malice, erreur intentionnelle ; face à cela la seule chose qui tienne c’est la sincérité. Et puis il y a l’erreur qui vient de l’entendement et c’est l’erreur d’ignorance. Il faudrait donc que les témoins soient en même temps sincères et informés[24]. On a parfois des témoins informés mais pas sincères, on a parfois des témoins sincères mais pas informés. La sincérité du témoin suppose qu’il n’ait pas laissé envahir sa volonté par les passions[25]; et l’information du témoin suppose qu’il n’ait pas laissé envahir son entendement par la fantaisie, le défaut d’attention ou la négligence[26].

Elle suppose même, cette information, que le témoin historique n’ait pas non plus accordé trop d’attention à quelque chose[27], au détriment du reste. On a ainsi le sentiment que pour Bayle la véritable attention consiste à laisser monter à la surface de l’attention tout ce qui vient. C’est une disponibilité maximale, un élargissement du regard, et pour rester dans la métaphore de la vision une ouverture maximale aux autres points de vue possibles. D’où cette passion de lire, de tout lire dans le grand livre des hommes. L’empirisme de Bayle est un empirisme de lecteur, et non de naturaliste. Et si son écriture entière n’est qu’un prodigieux amas de lectures, c’est sous cette idée qu’il faut considérer les choses « sans préoccupation », comme il le dit dans les Pensées diverses sur la comète[28].

Un dictionnaire des fautes, écrit–il, « demande que toutes les fautes, petites et grandes, y soient marquées (…) et moi je soutiens qu’il n’y en avait aucune qui fût importante »[29]. Il n’y a pas des grosses erreurs et des petites erreurs, et au départ il faut les prendre comme si elles étaient toutes au même niveau. C’est peut–être ce qui explique ce sentiment de fatras que l’on éprouve à lire Bayle, cette absence systématique d’ordre et de hiérarchisation qui lui interdit de se poser en rival des philosophes de son temps. Ici on touche justement le coeur de son éthique de l’erreur : dans le même temps accepter d’être planté au beau milieu du jugement, sans peur d’être toujours déjà ou toujours encore[30] jugeant et jugé, mais aussi accepter de considérer les choses sans préoccupation, suspendre ainsi le jugement non pas en se plaçant au dehors, mais en le laissant flotter dans les ténèbres[31].

La suspension du jugement comme éthique de la foi

Nous voudrions maintenant parvenir à la suspension du jugement par le chemin du fidéisme, et non plus par le chemin sceptique. Ils sont toutefois déjà inséparables l’un de l’autre, avec le sentiment qu’on est tous dans les ténèbres spirituelles, qu’il est impossible d’en sortir, et que les points de vue restent engoncés dans des croyances. Mais le problème central du fidéisme, d’une foi ou d’une confiance attestée en dépit de tout, est celui de l’existence du mal et du malheur. Nous quittons ainsi la problématique de l’erreur pour la querelle du mal, et les controverses soulevées par l’article « Pyrrhon » pour celles soulevées par l’article « Manichéens » du Dictionnaire Historique et Critique.

La querelle du mal

Le sentiment qu’on est tous perdus dans les ténèbres et l’absurdité doit beaucoup à l’existence incompréhensible du mal. Bayle a mille formules pour décrire cette existence comme un fait brut. Parlant de l’histoire, il la résume sous la formule suivante: « Cent désordres honteux et absurdes et un malheur presque continu »[32]. On le voit dans son débat avec Leibniz[33], son problème n’est pas de prouver l’existence du mal, car le fait que le mal soit vécu subjectivement comme tel suffit. L’individu ne saurait être consolé de sa misère en apprenant qu’il y a un point de vue sous lequel tout est heureux. Le fait que quelqu’un vive quelque chose comme une douleur, comme un malheur, est déjà trop. Pour supprimer le problème du mal « il faudrait supprimer jusqu’à la dernière minute les supplices des enfers »[34].

L’absurde tient au sentiment que les bonheurs et les malheurs de la vie et de l’histoire n’ont aucun sens, aucune justification en termes de récompense ou de punition. Cette absence de justice est vécue comme l’absence de toute rationalité, de toute équation entre la méchanceté et le malheur, entre le bonheur et la bonté. Et cela à partir de deux constats entre lesquels Bayle semble osciller.

D’abord l’homme est souvent plus méchant que malheureux. L’article « David » le montre bien : voilà le roi David, ce grand personnage biblique, qui est un grand criminel, et qui est pourtant béni par Dieu. Et « David » n’a rien d’exceptionnel. Cette figure de la prospérité des méchants est une figure classique. Mais Bayle la radicalise, car pour lui nous sommes tous méchants. Il écrit: « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi »[35]. On trouve donc de ce point de vue là une radicalité de la Chute et une anthropologie très pessimiste, d’ailleurs typiquement calvinistes.

On peut constater de l’autre côté que l’homme est plus malheureux que méchant. Ce serait ici plutôt la figure biblique de Job, et cette figure du malheur des justes est aussi une figure classique. Mais là encore Bayle la radicalise avec l’idée que nous sommes tous malheureux, et plus malheureux encore que méchants. Cette vision tragique du monde fait que, je cite, « on est surpris de ce qu’aucun homme n’a jamais été exempt de péché et d’affliction sous un Dieu qui n’a qu’à dire sa parole et tout aussitôt les hommes seraient saints et heureux »[36]. Est–ce donc que Dieu serait ce Monarque qui laisse croître les désordres et la sédition afin d’obtenir la gloire d’y remédier? Ce serait une figure de Dieu insupportable, et comment pourtant justifier le malheur?

Finalement on ne doit pas chercher à rationaliser le mal[37], à le justifier sous la figure d’une équation entre péché et malheur. Or c’est justement l’erreur de la superstition telle qu’elle est analysée dans les Pensées Diverses sur la Comète que de chercher les causes du bonheur et du malheur. C’est ainsi par une argumentation proprement théologique, ou plutôt comme une attestation de foi, que l’on peut comprendre le refus chez Bayle de chercher les causes, de rationaliser. La foi calviniste de Bayle surgit du double échec de la justice et de la causalité par rapport au problème du bien et du mal. La Grâce divine seule est à la hauteur de l’absurde de la vie et de l’histoire humaines. Et cette Grâce, celle de la Création comme celle de la Rédemption, est aussi absurde que le bien et le mal.

Une écriture baroque

Voici donc une composition où la raison est mise en quelque sorte en abîme, dans une perspective baroque qui serait finalement typique de la foi de Bayle. Dans cette querelle du mal en effet, on voit passer au second plan le geste critique par lequel Bayle montrait l’universel malentendu : en distinguant, en amont des discours, les différentes questions ou points de vue auxquels ils se rapportent. On a plutôt ici affaire à un geste qui va vers l’aval ; peut–être vers l’apocalypse, vers la fin du monde. C’est un geste de radicalisation par lequel chaque réponse, chaque solution proposée renvoie à une interrogation plus vaste, plus terrible. Les argumentations de Bayle sont construites comme des « leçons de ténèbres », pour rester dans le langage de la musique baroque.

C’est ce que nous appelions plus haut une sur–dialectique, à la manière de Kierkegaard : une dialectique qui n’est pas, comme la dialectique hégélienne, amenée à composer peu à peu à travers le négatif un concept qui serait une synthèse réaliste et raisonnable ; mais au contraire une sur–dialectique destinée à défaire le réel et la raison. Le lecteur est ainsi conduit de dilemmes en dilemmes, écartelé par des alternatives sans synthèse, et de plus en plus radicales. Mais ce faisant Bayle ne cherche pas à l’acculer à une décision unique : il cherche surtout à lui faire accepter ses contradictions profondes, cette errance qui lui interdit de se repérer à un point fixe. Pierre Rétat, parlant de « l’art de la volute, de l’ornement » chez Bayle, écrit: « Par cet art quasi– baroque de la logique formelle, l’oeuvre de Bayle réalise l’association de la logique et de l’errance »[38].

On pourrait dire aussi que son écriture est shakespearienne, plus archaïque que celle des Lumières et même que celle de son temps. Comme chez Shakespeare, on a affaire à des langages, des bouts de discours et d’argumentation, jetés pêle–mêle, même s’ils sont contradictoires et incommensurables. Cela donne un effet de dissonance burlesque dans le propos, dans la phrase, dans le discours. Et ce procédé est conforme à l’idée que la raison n’édifie rien, qu’elle détruit son propre ouvrage comme Pénélope[39]. La raison a autant et peut–être plus un rôle de déconstruction qu’un rôle de construction.

Par ce mélange et cette déconstruction s’opère une « mimésis », tout un travail de représentation du monde, pour faire voir une réalité insoutenable. Roger Zuber parle très bien de « cet art de la dissonance »: « Au contraire le rire bourru, le rire gêné, la pression qu’exerce jusqu’à la faire craquer les mots sur la langue, les réminiscences multiples des procédés polémiques du XVIème siècle soulignent le mélange des genres, plutôt qu’ils n’essaient de l’estomper avec finesse. Ce sont autant de traits d’un art du malaise et de l’excès, évidement opposé à ce que souhaite recueillir Versailles dans son dessein de faire croire que la Cour règne sur une société lisse, sur un monde sans heurts. (…) Face à l’hypocrisie des « Convertisseurs », la malséance du verbe, l’hyperbole et le burlesque sont, pense l’auteur, la meilleure manière de mettre en relief l’entière disproportion chez l’adversaire des paroles et des actes. Bayle visait–il à l’impossible: à reproduire par l’écriture une insoutenable réalité? »[40].

Cette « mimésis » destinée à rendre tangible les contradictions du monde engendre également un sujet convaincu de son « néant ». A quoi sert l’interminable compilation des erreurs, où le regard de Bayle passe et repasse sur les textes, les usant jusquà les trouer comme à la recherche d’une Ecriture absente et plus souveraine? Il s’en explique dans sa « Dissertation sur le projet du dictionnaire »: « Vous voyez Monsieur que les plus petites faussetés auront ici leur usage puisque par cela même qu’on rassemblera un grand nombre de mensonges sur chaque sujet on apprendra mieux à l’homme à connaître sa faiblesse (…)[41] il est assez rempli de ténèbres pour ne pas voir la vérité. En mon particulier, quand je songe que peut–être je me ferai une occupation fort sérieuse toute ma vie de ramasser des matériaux de cette sorte d’arcs de triomphe, je me sens tout pénétré de la conviction de mon néant. Ce me sera une leçon continuelle de mépris de moi–même. Il n’y a pas de Sermon, non pas même celui du Prédicateur, ou de l’Ecclésiaste par excellence, qui me puisse plus fermement tenir collé à cette grande maxime : j’ai regardé tout ce qui se faisait sous le soleil, et voilà tout est vanité et rongement d’esprit. Voilà comment je suis entêté de mon Ouvrage. J’en dirai plus de mal en moi–même que personne, et j’en estime plus cette circonstance que tout le reste »[42].

Il ne suffit donc pas que le sujet suspende son « moi » pour entrer dans le carrousel des lectures : on a parfois le sentiment que Bayle recherche un véritable anéantissement de soi. Cet anéantissement, expression de son fidéisme, serait–il une sorte de nirvana, d’accomplissement? Serait–ce le motif d’une définitive suspension du jugement? Mais ce serait trop beau, s’il pouvait s’arrêter ainsi à son néant: il n’y croit pas, on ne peut pas prétendre arriver au néant comme cela. Peut–être est–ce l’horizon vers lequel il peine, mais nous allons maintenant considérer pourquoi il ne peut pas s’y installer.

La foi pure

Il y a chez Bayle une distinction perpétuelle entre la controverse et le sentiment, entre la raison et le coeur: il y a « des gens qui ont la Religion dans le coeur et non pas dans l’esprit. Ils la perdent de vue dès qu’ils la cherchent par les voies du raisonnement humain (…) mais dès qu’ils ne disputent plus et qu’ils ne font qu’écouter les preuves du sentiment (…) ils sont persuadés d’une Religion et ils y conforment leur vie autant que l’infirmité humaine le permet »[43]. Cette distinction rejoint celle qu’il établit entre la conscience savante et la conscience morale, et qui provient de la disproportion cartésienne entre l’entendement fini et la volonté infinie. La conscience savante est limitée, comme l’est l’entendement (ce refus d’une spéculation infinie préfigure la critique de la métaphysique chez Kant). Et la conscience morale reste seule, comme la volonté, c’est à dire seule sans l’entendement, condamnée à la seule sincérité. Elle ne peut se décider sur un savoir préalable, et donc « en attendant »[44] elle doit faire face à la singularité de la situation, avec toute la probité dont elle est capable[45].

Mais cette conscience est aussi seule avec Dieu: sans maître, critère ni repère. Quand Bayle écrit que « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même »[46], il ne désigne pas une conscience assurée de ses pouvoirs et de ses droits, mais plutôt une conscience errante, isolée, incertaine. Dans la Remarque C de l’article Pyrrhon[47], et dans la petite note 26 en marge de cette remarque (« c’est à dire en nous disant qu’il nous faut renaître »[48]), Calvin dit–il nous montre que nous ne pouvons recevoir la grâce sans que notre première nature ne soit abolie, et tant que notre conscience ne s’est pas vidée d’elle–même. Le sujet de la foi ainsi n’est pas une conscience devant soi ou devant les hommes mais une conscience devant Dieu, une conscience qui appartient à Dieu.

La suspension du jugement définitif n’est donc pas seulement la condition de ce jugement provisoire qui caractérise la conscience morale. C’est aussi la condition d’une « éthique de la foi », c’est à dire ce qui interdit à la foi de se mettre en position de certitude et de jugement. Ce que Bayle propose, qu’on trouve chez Calvin, et qui annonce aussi Rousseau, c’est de critiquer la religion comme dogme au nom de son intention même et de son « coeur »[49]. Si l’on suit l’Evangile absolument, il n’autorise que l’amour, à l’état pur, et l’arrêt immédiat de tout jugement. Mais est–ce possible?

Reprenons à partir de la critique de la religion comme dogme. Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant oppose au favori qui recherche les grâces du monarque l’homme honnête qui fait son devoir sans chercher de récompense. Ce dernier seul serait vraiment fidèle à l’Evangile. Au fond pourtant apparaît ici une profonde séparation entre la religion et la morale. Bayle en parle beaucoup dans les Pensées diverses sur la comète, où il montre comment la religiosité fait que les hommes attribuent leurs malheurs à la négligence de quelque cérémonie et non pas à leurs vices. Et on retrouve cela aussi chez Calvin, notamment dans L’institution de la religion chrétienne[50], où il montre que la morale consiste à aimer Dieu et son prochain: il y a diverses manières d’aimer Dieu, et ce sont les Religions et les lois cérémoniales ; il y a diverses manières d’aimer son prochain et ce sont les Etats et les lois judiciales. Quant à l’amour de Dieu et du prochain, il procèderait de la création et du statut de créature ; il serait naturel. Mais après la Chute l’accès immédiat à cet amour nous est barré. Nous sommes dans l’obligation de l’interpréter.

C’est pourquoi Bayle estime que la seule chose qui soit naturelle et universelle c’est le vice: « D’où vient, je vous prie, qu’encore qu’il y ait parmi les hommes une prodigieuse diversité d’opinions touchant la manière de servir Dieu et de vivre selon les lois de la bienséance, on voit néanmoins certaines passions régner constamment dans tous les pays, et dans tous les siècles? Que l’ambition, l’avarice, l’envie et le désir de se venger, l’impudicité et tous les crimes qui peuvent satisfaire ces passions se voient partout? Que le Juif et le Mahométan, le Turc et le Maure, le Chrétien et le l’Infidèle, l’Indien et le Tartare, l’habitant de terre ferme et l’habitant des Isles, le Noble et le Roturier, toutes ces sortes de gens qui dans le reste ne conviennent pour ainsi dire que dans la notion générale d’homme, sont si semblables à l’égard de ces passions, que l’on dirait qu’ils se copient les uns les autres »[51].

De la même manière que dans la première partie la seule chose universelle était l’erreur, nous sommes donc tous corrompus, et les formes de religiosité ne servent qu’à masquer cette corruption. C’est pourquoi plutôt que de les opposer, dans le cas de Bayle, il faut rapprocher la critique protestante de la religion au nom de son intention pure, et la dissociation libertine entre la morale et la religion. C’est d’ailleurs l’objet des Eclaircissements I et IV (sur les Athées et sur les Obscénités). Dans le dictionnaire des Précieux par exemple, on a peur de se « salir l’imagination »[52] avec des mots comme paillardise, alors que le mot même d’impudicité évoque ce qu’il veut cacher: « si la chose signifiée était objet de dégoût, on ne saurait souffrir le mot impudique dont l’idée est aussi forte que celle de paillard ».

Cette idée qu’on ne peut pas sortir de la corruption, comme tout à l’heure de l’erreur, nous renvoie une deuxième fois à la figure de la paille et de la poutre, au comique évangélique de la rétorsion. « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre », dit Jésus à ceux qui voulaient lapider une femme adultère. Et il répond souvent aux questions qu’on lui lance par une autre interrogation. Nous rencontrons ici la suite du passage donné plus haut[53] où Bayle se dit convaincu de son néant, et que « tout est vanité ». Et il poursuit: « J’allais finir sur cette belle moralité, lorsque je me suis souvenu… »[54]. C’est ce petit coup d’éperon qui exprime le mieux notre auteur. Il ne peut pas s’installer dans son propre anéantissement, il ne peut pas s’en sortir si facilement. La foi pure est une inquiétude indéfectible.

L’amour comme suspension du jugement

L’amour serait la figure de la suspension du jugement et donc l’éthique de la foi. C’est parce que la justice ou la rationalité de la récompense et de la punition, de la rétribution, sont mis en échec par l’expérience du mal qu’il faudrait suspendre toute rationalité, tout jugement, toute justification et s’abandonner à l’amour. On peut même dire que la suspension de jugement serait la seule réciprocité parfaite possible. Pour être parfaitement réciproque il faudrait suspendre parfaitement le jugement, comme on voit en Matthieu 7,2: « Ne jugez pas car du jugement dont vous jugez on vous jugera »[55]. Le paradoxe ici est que l’abandon de toute réciprocité, dans l’amour qui renonce à juger, rejoint l’établissement d’une réciprocité parfaite, dans la justice où s’échangent et se mesurent les jugements.

Commençons par la dernière formule: « du jugement dont vous jugez on vous jugera ». C’est une formulation de la règle de réciprocité. Elle rejoint l’idée de Bayle que dans la bouche des convertisseurs « les plus belles maximes de la morale chrétienne deviennent (…) des ironies de farceurs »[56]. Sous cette règle, il traque les « contradictions pragmatiques » de ses adversaires, et de lui–même. Il démontre qu’on ne peut pas s’en sortir. C’est moins une règle qui lui permet de construire le juste qu’une règle de déconstruction, par laquelle la raison défait son propre ouvrage. Ce qui anime cette déconstruction, ce n’est pas l’amour, l’abandon à la grâce de Dieu, mais la foi comme inquiétude, comme doute de la foi même[57]: le fidéisme de Bayle est ici un « fidéisme de controverse »[58], cette interrogation perpétuelle qui conduit peut– être à une sorte de silence du sage, le silence de celui qui a accoutumé son jugement aux ténèbres[59], parce qu’il sait qu’il n’en sortira jamais. Le silence du sage est une obligation pour « l’historien des opinions »[60].

En face de cette obligation mutuelle, que signifie alors « ne jugez pas »? Bayle termine son « Eclaircissement sur les Pyrrhoniens » en citant Saint Evremont qui oppose le silence du sage et la foi du paysan[61]. Lui–même écrivait quelques pages plus tôt: « Ils ne seront jamais capables, ni les Dogmatiques, ni les Sceptiques, d’entrer au Royaume de Dieu, s’ils ne deviennent des petits enfants »[62]. Le « ne pas juger » des petits enfants est tout autre chose que le silence perplexe du sage, quelque chose de plus simple et immédiat. C’est cet abandon à la grâce de Dieu qui efface tout jugement dans l’amour.

Cet abandon à la grâce n’est pas la foi, toujours inquiète d’elle–même: la grâce c’est évidemment de ne pas douter de la grâce. Mais ce n’est pas davantage le quiétisme, parce que le quiétisme suppose de porter Dieu en soi. Dans la Remarque K de l’article « Brachman » Bayle critique cet anéantissement en Dieu qui serait en fait une forme cachée d’autodéification. On ne s’installe pas dans la grâce, on l’attend, on s’offre à elle comme un petit enfant. D’ailleurs il faudrait ne pas juger, ce serait l’Evangile et l’amour parfait, mais c’est impossible. C’est pourquoi la suspension du jugement que permet cette grâce n’est pas un état de plénitude, mais une sorte de « trou noir ». C’est une petite chose toute simple ; elle vient contrebalancer, sans l’abolir, l’obligation de juger et d’être jugé qui règle la masse gigantesque des crimes et des malheurs, l’histoire humaine[63].

L’impératif catégorique

Sur les deux versants de l’enquête on voit ainsi monter une convergence vers ou dans cette suspension de jugement. L’interrogation serait d’abord « comment juger? » Elle porterait le doute sur ce que c’est que juger et que justifier. On trouverait cette interrogation sur le double versant de la suspension du jugement: dans le doute sceptique, comme technique d’un examen critique inachevable ; et face au mal et au malheur, comme ascèse d’une foi réduite à la grâce. L’interrogation engendrerait ensuite un procédé pragmatique analogue sur les deux versants, sous la question « comment ne pas juger ? », « comment ne pas accepter l’obligation de juger et d’être jugé? » Ce serait l’éthique de l’erreur issue du sentiment qu’on ne peut pas en sortir, d’une part, et d’autre part l’inquiétude de la foi qui ne peut s’abolir dans le pur amour évangélique.

On pourrait poursuivre cette réflexion et opposer la réciprocité de controverse de la première partie, sa règle d’interrogativité, et la réciprocité de compassion de la seconde partie, son commandement d’amour. Il y aurait ainsi une sorte de ressemblance entre l’interrogation et l’amour, entre la suspension du jugement dans l’interrogation sceptique et la suspension du jugement dans l’amour du prochain. Jacques Poulain écrit qu’on ne peut pas communiquer si on ne présuppose pas un accord possible avec le prochain, et donc si on ne présuppose pas en amont de cet accord et de toute communication quelque chose comme un amour mutuel possible[64]. Ce serait une première affinité entre la pragmatique de la communication, qui est l’élément de l’interrogation, et la pragmatique de l’amour. Il y en a une seconde, c’est qu’interroger et aimer, tous deux, supposent et suscitent en l’autre la capacité à interroger et à aimer à leur tour[65].

Genèse de l’impératif catégorique dans le différend

Ces diverses et doubles figures de la suspension du jugement et du courage de rester dans le carrousel des jugements, quel rapport ont–elles avec l’impératif catégorique kantien? Très immodestement j’y cherche la genèse de l’impératif catégorique, dans l’obligation d’interroger sans relâche, dans celle d’aimer sans calcul, et précisément dans la pragmatique de la réciprocité sous laquelle cette double obligation devient une tâche infinie.

Bayle procède par universalisation des maximes morales et des justifications. Quand par exemple les convertisseurs se justifient en disant qu' »en convertissant les pères on gagne les enfants », et que la contrainte faite aux pères permet ainsi le salut de l’âme de leurs enfants, il objecte : et si tout le monde faisait pareil[66]? Il écrit plus loin que tous les chrétiens peuvent se justifier par le « contrains–les d’entrer »[67], et que si ce devoir était universel un malheur universel s’ensuivrait. « Il faut donc ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre »[68]. Kant formule ainsi: « agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ».

Bien sûr l’idée de Bayle est beaucoup plus simple et beaucoup moins formalisée que chez Kant, mais on y attrape le geste de l’universalisation critique au ras de l’autonomisation de la morale par rapport à la religion : comme seule issue possible des guerres de religion. Et l’argumentation que Bayle place à l’appui de ce geste est très significative : si chaque partie se croit « orthodoxe » et si les débats portent sur le fond, pour savoir qui est dans le vrai, « cette affaire est de longue haleine comme chacun sait de sorte que comme en attendant le jugement définitif du procès (…) on ne pourrait rien prononcer sur les violences »[69]. Bayle fait surgir son éthique des ténèbres et de la guerre même, de cet insurmontable différend dans lequel nous sommes placés, de cette rhapsodie de débats inachevables que l’on retrouve jusque dans la mise en page du dictionnaire.

« En attendant le jugement définitif » est ici un motif religieux et désigne la fin de l’histoire: le jugement dernier ne nous appartient pas. Mais chez Kant aussi nous trouvons cette idée que nous sommes dans l’attente et que nous ne pouvons pas faire la synthèse, nous ne pouvons pas vouloir la rétribution: « La morale n’est donc pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons nous rendre dignes du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute, qu’entre en nous l’espérance de participer un jour au bonheur »[70]. On perçoit ici l’unité entre trois motifs dans cet « en attendant »: un renvoi à l’horizon eschatologique ; le deuil du désir de synthèse, de bilan, de rétribution entre devoir et bonheur[71]; et à titre de morale provisoire, le besoin de règles communes à toutes les parties pour juger des actions, et qui soient en dehors des opinions[72].

Bayle opère ainsi un déplacement radical : il ne faut pas faire porter le débat sur le fond, sur les intentions, sur les visées, le vrai ou le bien, mais sur les procédures. Il faut établir des règles d’action, et l’éthique proposée par Bayle est une éthique déontologique. Tout cela évoque la distinction entre les erreurs de faits que l’on peut corriger, et antinomies théoriques, théologiques ou philosophiques, sur le fond, là le débat serait interminable. D’ailleurs les disputes théologiques ou philosophiques ne s’arrêtent que « faute de lecteurs et de libraires », écrit–il dans l’article Schütze.

La sorte de généalogie de l’impératif catégorique ici proposée partirait d’un sentiment de ténèbres, de guerres de religions interminables, intraitables, dans laquelle il s’agit de devenir plus empirique et plus pragmatique. Hume serait alors le principal chaînon de cette lignée, et l’on connaît l’importance de Bayle pour lui[73]. Mais il me semble nécessaire d’établir une seconde lignée, où la généalogie de l’impératif catégorique se ferait à partir du sentiment d’une identité de sincérité, d’une sorte d’identité des consciences devant Dieu.

Genèse de l’impératif catégorique dans la compassion

Nous l’avons vu, il y a un point où la conscience morale reste seule, condamnée à la seule sincérité, à la probité. C’est cette solitude qui nous intéresse parce qu’elle est la marque d’une conscience errante. Parce qu’il y a un point où la solution d’un problème de morale, si l’on peut s’exprimer ainsi, loin de le résoudre, soulève davantage de perplexité, et renvoie finalement à une sorte d’interrogation plus vaste que tout ce que l’on sait. Devant le malheur ou la mort, la conscience est seule, démunie d’intelligence ou de savoir, ignorante, errante.

Dans le même temps la conscience morale que Bayle décrit est inconditionnelle et catégorique, parce qu’elle n’est pas relative à des circonstances spéciales, à la considération des suites possibles. Il écrit par exemple « vouloir remuer le bras dans le moment que l’on croit que son mouvement sera suivi de la mort d’un homme fait toute l’essence de l’homicide. Le reste, savoir qu’un tel homme ne soit pas réellement tué, ou soit tué, n’est qu’un pur accident »[74]. On pense à ce qu’écrit Kant dans son petit opuscule Sur le prétendu droit de mentir par humanité[75].

Chez Bayle, si la conscience morale est inconditionnelle, c’est précisément parce qu’elle est « abandonnée ». C’est une conscience en l’absence d’un jugement dernier, une conscience condamnée à agir législativement, à légiférer son propre agir. Abandonnée, la conscience morale est responsable de sa propre législation. Sa probité, c’est ce souci de cohérence, de non– contradiction, qui anime l’éthique même de l’erreur : ne pas se prêter au ridicule de traiter autrui comme je ne voudrais pas qu’il me traite, se soumettre à la rétorsion. La question est alors: comment rester juste sans s’appuyer sur une règle de justice, comment rester juste dans l’injustice même, dans le différend et l’incommensurabilité même des justices, dans l’indicibilité même d’une justice qui serait enfin totale? Comment rester juste au nom de l’humaine errance elle–même?

Ici apparaît me semble–t–il une racine discrète de l’impératif catégorique, entendu à la fois comme un « ne jugez pas » et « traitez autrui comme vous voudriez qu’il vous traite », et qui serait simple compassion. Toutes les consciences sont au fond errantes, abandonnées. C’est peut–être ce sentiment de pitié que l’on retrouve chez Rousseau. Et s’il fallait établir cette seconde lignée de Bayle à Kant, je passerais par Rousseau. Par le sentiment de ce qu’on pourrait appeler une « égalité pathétique », Bayle prépare Rousseau. C’est en ce sens qu’il précède et excède le clivage entre les Lumières et le Romantisme.

Bayle, dans la Remarque B de l’article Pyrrhon où il fait discuter deux abbés dont l’un bon philosophe, va jusqu’à mettre en cause l’identité des interlocuteurs au nom même de le conservation des créatures par une création continuelle: « Qui vous a dit que ce matin Dieu n’a pas laissé retomber dans le néant l’âme qu’il avait continué de créer jusques alors, depuis le premier moment de votre vie? Qui vous a dit qu’il n’a pas créé une autre âme modifiée comme était la vôtre? Cette nouvelle âme est celle que vous avez présentement »[76]. Lorqu’il écrit cela, l’argument est pyrrhonien dans son usage éristique, mais ce qui l’anime c’est ce doute de compassion, par lequel soudain l’on fait moins de différence entre soi–même et un autre, qu’entre soi et soi à un autre moment de sa vie. La suspension du jugement, c’est aussi ce qui estompe les frontières du moi, ni le bateau enfin tranquille au port ni le fétu jeté dans la tempête, mais l’estuaire où mon jugement se perd.

Olivier Abel

Publié dans Pierre Bayle: la foi dans le doute (édité par PF. Moreau et O. Abel), Introduction, et « La suspension du jugement comme impératif catégorique », Genève: Labor et Fides, 1995

Notes :

[1] Le Dictionnaire Historique et Critique sera cité, avec le nom de l’Article et la lettre de la Remarque, dans la choix d’articles édité par E.Labrousse, Hildesheim–New York: Georg Olms Verlag, 1982, en deux volumes (ici D1 et D2). Les Pensées Diverses sur la Comète dans l’édition publiée par A.Prat, ré-éditée par P.Rétat, Paris: Nizet, 1984, en deux volumes (ici PD1 et PD2). Le Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus– Christ, Contrains–les d’entrer dans la seconde édition des Oeuvres Diverses, Tome 2, La Haye (Trévoux): 1737 (la lettre désigne la colonne, a ou b).

[2] D2 p.1212 (Dissertation sur le projet d’un Dictionnaire Critique); voir également ce qu’il écrit dans la Préface où il compare le travail de compilation à celui des crocheteurs de poubelles, ou des porte–faix (D1 Préface p.X).

[3] Dans son avertissement aux Pensées diverses sur la Comète (op.cit.) et dans un autre article intitulé « Logique et rhétorique, réponses aux questions d’un provincial », in Mélanges offerts à Georges Couton, Lyon: PUL, 1981.

[4] « Personne, peut–être, n’est plus conscient que Bayle de la réciprocité, droit commun et inaliénable de la guerre, qui exclut tous les privilèges; le disputeur joue une partie où il s’expose sans cesse à la riposte, il se livre à l’ivresse du jeu réglé. Mais la réciprocité est aussi pour Bayle une nécessité inhérente à la raison humaine, conséquence de ses limites et des contradictions où elle se jette lorsqu’elle se mesure au problème philosophique et théologique qui échappe à ses prises. Il fonde son fidéisme sur cette infirmité : aucune hypothèse n’est à l’abri de la rétorsion, figure par excellence de la dispute baylienne, ressort qui l’anime de bout en bout qui lui assure son extraordinaire allant, la joie permanente de répondre et de vaincre qui l’habite ». Pierre Rétat, « Logique et rhétorique : La réponse aux questions d’un provincial de Bayle », op.cit. p.460.

[5] « Eclaircissement sur les pyrrhoniens », D2 p.1235.

[6] Voir dans l’article « Carnéade » (Remarque F) le plaidoyer indécidable du pour et contre la justice: « il montrait par beaucoup d’exemples que la condition des hommes est telle, que s’ils veulent être justes, ils agissent imprudemment, et sottement ; et que s’ils veulent agir prudemment, ils sont injustes » (D1 p.282). Et Bayle cite Cicéron rapportant que le disciple favori de Carnéade n’avait pu percer ses avis (Remarque B, D1 p.280), ce qui pouvait passer, pour Cicéron certainement et pour Bayle peut–être, comme l’idéal du sage.

[7] Article Pyrrhon, D2 p.914.

[8] Cf. Hilary Putnam, Raison, Vérité et Histoire, Paris: Minuit, 1984, chap.VI et VII.

[9] Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique, D2 p.1216. Cette esthétique est aussi une manière pour l’auteur de se « masquer » et de se décontextualiser, non tant par prudence que pour « s’inventer » un public émancipé de tel ou tel contexte.

[10] Il y a une affinité entre les deux, qui explique peut–être, entre autres raisons, que le cartésianisme ait été si bien reçu dans les Académies Réformées : c’est le rejet de toute « matière pensante », c’est à dire du paganisme ou du panthéisme possible sous lequel Dieu est de quelque façon immanent au monde. La transcendance absolue de Dieu, c’est aussi le désenchantement du monde, et la Réforme est en ce sens–là une Contre–Renaissance. Le débat avec Spinoza et avec Leibniz comporte en arrière–plan ce motif qui anime l’article « Manichéens »: mieux vaut le manichéisme que le panthéisme ; le manichéisme est ici une figure du monothéisme pur. On retrouve cette « ambiance » chez les huguenots de l’Académie de Berlin, comme La Croze ou Isaac de Beausobre.

[11] Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique, D2 p.1210.

[12] ibid., D2 p.1210.

[13] ibid., D2 p.1214.

[14] Article Pyrrhon, Remarque C, D2 p.915.

[15] Com.Phil. 522–a et 422–b.

[16] PC2 p.180.

[17] Com.Phil. p.427–b, 437–b, 441–b. C’est une question que j’ai un peu étudiée dans « De l’obligation de croire », Etudes Théologiques et Religieuses 1986/1, p.44–46.

[18] En effet, Bayle est souvent très drôle. Je ne résiste pas à la tentation d’en donner un long exemple, très révélateur de son style à plusieurs égards, et que l’on trouve dans la conclusion des Pensées diverses sur la comète : « Je m’arrête ici, m’admirant moi– même quand je jette les yeux sur la longueur démesurée de cet Ecrit ; mais plus encore quand je songe à l’étrange bigarrure qui y règne. Car de quoi n’ai–je point parlé? Quel étrange amas de pensées n’ai–je pas entassé, prenant tantôt ce que je lisais dans un livre, tantôt ce que j’avais ouï dire dans la conversation, tantôt ce que mon petit fond me fournissait? Vous remarquerez aisément dans cet Ouvrage l’irrégularité qui se trouve dans une Ville. Parce qu’une Ville se bâtit en divers temps, et se répare tantôt en un lieu tantôt en un autre, on voit souvent une petite maison auprès d’une grande, une vieille auprès d’une neuve. Voilà comment cet amas de pensée diverses a été formé ; je suis souvent revenu sur mes pas afin de faire des additions tantôt en un lieu, tantôt en un autre. Vous le devineriez bien de vous–même, en voyant la première copie de cet Ouvrage (…) Je ne serai pas surpris que vous m’accusiez d’avoir avancé plusieurs pensées informes et mal digérées, car je puis vous dire avec la dernière sincérité qu’en commençant à vous écrire je ne savais pas de quoi je vous parlerais à la troisième page, et que presque tout ce que je vous ai dit s’est présenté à moi à proportion que je composais, sans que de ma vie j’y eusse seulement pensé. Mais quoi que je vous eusse préparé dès le commencement à ce mélange confus de pensées, je vous avoue que je ne croyais pas vous tenir parole autant que je l’ai fait » (PC 2 CCLXII, p.310–311).

[19] Com.Phil p.375–b.

[20] Com.Phil. p.359–b.

[21] Com.Phil. p.391–a.

[22] D1 Préface p.X.

[23] Pierre Bayle, Ce que c’est que la France toute Catholique, Paris: Vrin, 1973, p.64.

[24] « …par cela même qu’on rassemblera un grand nombre de Mensonges sur chaque sujet, on apprendra mieux à l’homme à connaître sa faiblesse, et on lui montrera mieux la variété prodigieuse dont les erreurs sont susceptibles. On lui fera mieux sentir qu’il est le jouet de la malice et de l’ignorance ; que l’une le prend quand l’autre le quitte : que s’il est éclairé pour connaître le Mensonge, il est assez méchant pour le débiter contre sa conscience ; ou que s’il n’est pas assez méchant pour débiter ainsi le Mensonge, il est assez rempli de ténèbres pour ne pas voir la vérité » (D2 1217, Dissertation sur le projet d’un Dictionnaire Critique).

[25] « De vouloir que des personnes zélées pour la religion examinent équitablement le parti contraire, c’est prétendre que l’on peut être bon juge entre deux femmes de l’une desquelles on est amoureux » (PC1 p.36).

[26] Quand on pèse ainsi les suffrages au lieu de les compter, on s’aperçoit que l’extension d’un consensus ou l’antiquité d’une opinion ne prouvent en rien leur vérité (PC1 p.36–38 et 133–136). On retrouve ici, derrière le cartésianisme, la tradition calviniste de libre–examen et de critique de la tradition.

[27] D1 Préface p.VII.

[28] « Il n’y a qu’à consulter les Annales du monde sans préoccupation pour se convaincre de ce que je dis »(PC2 p.313): qu’il n’y a pas davantage de malheurs ou de catastrophes dans les périodes qui suivent les comètes. Sinon, « on prouverait tout aussi–tôt que la sortie d’un homme hors de sa maison est la cause pourquoi tant de gens ont passé dans la rue toute la journée » (PC2 p.312). L’empirisme de Bayle est parent de celui de Hume en ce sens qu’il suppose la critique sinon de toute causalité, du moins de toutes les superstitions (ou rationalisations) qui s’y attachent : « à moins qu’on ne veuille qu’il soit permis à une femme qui ne met jamais la tête à sa fenêtre, rue Saint Honoré, sans voir passer des carrosses, de s’imaginer qu’elle est la cause pourquoi ces carrosses passent, ou du moins qu’elle doit être un présage à tout le quartier, en se montrant à la fenêtre, qu’il passera bientôt des carrosses »(PC1 p.33). De toute façon, « il est ridicule de chercher les causes de ce qui n’est point » (PC1 p.137–139): argument nominaliste, certes, mais bon sens « gaulois » qu’il emprunte à Montaigne.

[29] D1, Préface p.I.

[30] L’histoire humaine est dans une situation théologique d' »intervalle »: elle naît avec la Chute, de la sortie d’un Jardin d’Eden sans jugement, où tout serait don incomparable, et qui nous est interdit ; elle s’éteint dans un Jugement Dernier qui ne lui appartient pas.

[31] De là procède peut–être ce paradoxe que la suspension ou l’absence du jugement se traduit chez Bayle par une logique de la Digression, une logique du Supplément. A la fin des Pensées Diverses sur la Comète il montre « à quoi on pourrait réduire cet Ouvrage, si on en retranchait les digressions »: cela se réduit « pour l’amour de vous » à cinq ou six pages (PC2 p.311 sq.).

[32] Voir avec cette citation, le très beau commentaire qu’en fait E.Labrousse, Pierre Bayle T.2 Hétérodoxie et Rigorisme, La Haye: M.Nijhoff, 1964, p.353 (et l’ensemble du chapitre 12).

[33] Leibniz, Essais de Théodicée, Paris: Garnier–Flammarion, 1969, p.199 sq.

[34] Cf. E.Labrousse op.cit. p.367 et 357. Bayle argumente aussi à partir de l’éventualité d’une Création toute autre : avant la génération du monde, tout était insensible et on n’y connaissait pas le plaisir, mais pas non plus de chagrin, de douleur. Dieu aurait très bien pu créer un monde sans douleur. Si même la cessation du plaisir résulte d’une usure des fibres du cerveau, Dieu aurait pu conserver éternellement ces fibres, ou faire en sorte que notre bonheur n’en dépende pas (Article « Pauliciens »).

[35] D2 p.1211 (Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique).

[36] E.Labrousse, op.cit. p.353–354.

[37] Pas davantage qu’il ne faut justifier le bonheur, rationaliser ce qu’il y a de « bon », et qui est également donné pour rien, sans rien récompenser.

[38] Pierre Rétat, op.cit. p.465.

[39] E. Labrousse, op.cit., p.382.

[40] R.Zuber, « L’écriture comique de La France toute Catholique », in La Révocation de l’Edit de Nantes et les Provinces–Unies, Leyde: 1985, p.179.

[41] Voir toute la partie intermédiaire déjà citée dans la note 24.

[42] Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique, D2 p.1217.

[43] E. Labrousse, op.cit. p.314–315.

[44] C’est la formule constante de l’impératif éthique chez Bayle, une sorte de mixte entre la suspension du jugement (savant ou dernier) et l’obligation de juger (pratiquement, provisoirement). Cette morale par provision qu’il recherche découle tout naturellement de l’idée de Calvin que le seul commandement est d’aimer Dieu et notre prochain, mais que cet amour s’interprète de diverses manières selon les pays, les époques et les coutumes (Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, Paris : Les Belles Lettres, 1961, chap.XVI, p.217 sq.).

[45] Peut–être au sens où A.Badiou en parle dans L’éthique, Essai sur la conscience du Mal, Paris: Hatier, 1993, p.37 sq. et 60 sq.

[46] Com. Phil. p.423–a.

[47] Qui s’attache dans le corps de l’article à l’idée que le pyrrhonisme « peut avoir ses usages pour obliger l’homme par le sentiment de ses ténèbres à implorer le secours d’en haut et à se soumettre à l’autorité de la foi » (« Pyrrhon », D2 p.915–916), et qui est étayée par les arguments de La Mothe le Vayer, et par quelques– uns de Pascal, dont il ne faudrait pas trop vite mettre en doute la sincérité.

[48] Proposition qu’un relaps ne pouvait recevoir sans reconnaissance.

[49] Un peu à la manière dont Charles Taylor dans son Malaise de la modernité (Paris: Cerf, 1994) critique la modernité au nom même de l’intention de la modernité. Cette séparation entre la morale et la religion, entre la vertu et le rite, se trouve par exemple dans PC1 p.179–180, dans la critique de la superstition.

[50] Au chapitre quatorze de la deuxième édition, op.cit, note 43.

[51] Et il continue: « D’où vient tout cela, sinon de ce que le véritable principe des actions de l’homme, (j’excepte ceux en qui la grâce du Saint Esprit se déploie avec toute son efficace) n’est autre chose que le tempérament, le goût que l’on contracte pour certains objets, le désir de plaire à quelqu’un, une habitude gagnée dans le commerce de ses amis, ou quelque autre disposition qui résulte du fond de nature, en quelque pays que l’on naisse, et de quelques connaissances que l’on nous remplisse l’esprit » (PD 2 p.11–12). On a ainsi les véritables motifs de moralité et d’immoralité humaine.

[52] Eclaircissement su les obscénités, D2 p.1254.

[53] Voir notes 24 et 41.

[54] Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique, D2 p.1217.

[55] Ce passage est souvent utilisé. Voir par exemple Com.Phil. p.420.

[56] Com.Phil, p.366 (Préface). En effet ces maximes annoncent bonté, douceur et patience.

[57] C’est ainsi que Kierkegaard définit la foi, comme l’inquiétude même de savoir si on a la foi.

[58] E.Labrousse, op.cit. p.297–300.

[59] Voir la citation de La Mothe le Vayer dans l’article Pyrrhon, Rem.C, D2 p.915–b. Emmanuel Kant, dans son Essai sur le Concept de Grandeur Négative (Paris: Vrin, 1972) p.56, montre que la valeur morale des actes est incomparable, parce qu’il est « humainement impossible de juger sainement du degré des intentions vertueuses d’autrui d’après ses actions ».

[60] Eclaircissement sur les pyrroniens, D2 p.1237. Parce qu’il cherche la vérité, il faut que « l’historien des opinions en fasse voir exactement et amplement le fort et le faible », et il suspend son jugement par perplexité: son jugement flotte sur la mer orageuse des controverses.

[61] ibid, D2 p.1240.

[62] ibid. D2 p.1236. E.Labrousse montre aussi comment Bayle se rapproche « des expériences de son enfance », et notamment de ce sentiment d’une bonté toute puissante de Dieu à laquelle il se confie (op.cit.p.352).

[63] Bayle parle ainsi de Carnéade (Remarque B), en dépit de la suspension du jugement « il leur (aux hommes) accorda des degrés de vraisemblance qui doivent déterminer l’homme sage à choisir tel ou tel parti dans la vie civile. Il vit bien que sans cela il ne répondrait jamais aux objections les plus odieuses, il ne prouverait jamais que son principe ne réduisît l’homme à l’inaction, et au quiétisme le plus honteux » (D1 p.280). La prédication de la Grâce aussi pourrait conduire à la paresse, au quiétisme, à l’absentéisme : et la multiplication protestante des oeuvres manifeste la prodigieuse énergie qu’il a fallu pour échapper à ce « trou noir », pour se prouver à soi–même sa propre existence, pour accepter de traîner encore l’humaine condition.

[64] Jacques Poulain, « La pragmatique chrétienne de l’amour. L’enjeu de sa neutralisation contemporaine : l’appropriation philosophique du jugement », in La Bible en Philosophie, Paris : Cerf, 1993, p.89 sq. Cet amour mutuel, il l’analyse dans les débuts du langage, où l’enfant ne rentre dans l’élément de la communication que parce que c’est aussi l’élément aimant de son contact avec ses proches, avec sa mère.

[65] On ne peut pas interroger quelqu’un, ou aimer quelqu’un, sans supposer et éventuellement susciter en l’autre la capacité à interroger et à aimer à son tour. « A son tour », et non « en retour » car interroger et aimer, on l’a vu, peuvent aussi être pensé hors de l’ordre de la réciprocité, mais ils restent alors de l’ordre de la communicabilité, ou de cette transitivité qui en fait une condition commune.

[66] Com.Phil. p.383–a.

[67] Parabole du Banquet, Luc 14/16–23.

[68] Com.Phil. p.444–b.

[69] Com.Phil. p.391–b.

[70] E.Kant, Critique de la Raison Pratique, Paris: PUF, 1943 (chap.II–5) p.139. Ricoeur commente: la raison pratique « demande que le bonheur s’ajoute à la moralité ; elle demande ainsi d’ajouter à l’objet de sa visée, pour qu’il soit entier, ce qu’elle a exclu de son principe, pour qu’il soit pur » ; le mal du mal apparaît comme une pathologie de l’espérance, quant celle–ci n’est plus la figure d’une limite mais d’une synthèse: « le mal du mal, ce n’est pas la violation d’un interdit, la subversion de la loi, la désobéissance, mais la fraude dans l’oeuvre de totalisation » (Paul Ricoeur, Le Conflit des Interprétations, Paris: Seuil, 1969, p.407 et 414).

[71] L’idée qu’il n’y a pas de récompense ni de punition est une idée fondamentale de la morale kantienne et des Lumières comme « sortie de la minorité ».

[72] Com.Phil. p.392–a.

[73] Entre autres, voir son utilisation dans les Dialogues sur la Religion Naturelle (Paris: Vrin, 1987) des arguments de Bayle tirés des Pensées Diverses et de leurs Continuations (cf. M.Malherbe, Préface aux Dialogues, op.cit. p.29). Voir également Michael Ayers, « A question of influence », dans Philosophy in History, Cambridge University Press, 1984.

[74] Com.Phil. p.428–b. Et « il n’y a pas plus de bonté morale dans une aumône donnée contre la conscience que dans le ressort d’une machine qui enverrait la pistole dans le chapeau du mendiant » (ibd. p.424–b).

[75] Paris: Vrin, 1967.

[76] Article Pyrrhon, Remarque B, D2 p.915.